Désintérêt politique, pénuries financières, abandon des outils de réflexion, l’inquiétude est de plus en plus forte parmi les associations qui luttent contre les dérives sectaires. Pourtant, surfant sur la prolifération des médecines alternatives, des théories complotistes et des croyances les plus aberrantes, les microstructures se multiplient partout en France. Et les témoignages des victimes affluent…
« Il fut un temps où le combat contre les sectes était l’une des priorités de l’État. Aujourd’hui, c’est presque fini. » Catherine Picard, ancienne députée à l’origine de la loi de 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires, critique l’apathie des politiques : « Rien n’a été fait contre les sectes depuis le couple Jospin-Guigou (1997-2002), ou si peu. Sarkozy n’y croyait pas. Hollande ? Il a tout misé sur la lutte contre le radicalisme religieux. Macron ? Ce n’est pas son sujet. Du coup, tous les financements des associations sont en baisse. » Catherine Picard tape dans le mille. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), qui a répertorié 2 500 cas en 2017, a pourtant perdu 30 % de subventions cette année. « Ça nous empêche de bosser en profondeur, au moment où la perte du sens critique, la déglingue éducative, les théories conspirationnistes déstabilisent la société française », explique Serge Blisko, son directeur. Dangereux pour cet ancien député, qui déplore la vague incessante de nouvelles structures sectaires sur les réseaux sociaux : « Entre les “Amis de Bruno Gröning” qui proposent de guérir le cancer par le jeûne, le survivalisme qui prépare à la fin du monde, le respirianisme qui désigne l’abstention totale de nourriture et de boisson pour vivre mieux, nous sommes au sommet des croyances qui mettent la démocratie en danger. »

« L’EXTREME DROITE S’ADOSSE A CERTAINES SECTES »
Catherine Picard va encore plus loin : « Toutes les associations qui travaillent sur les sectes, mais aussi les services secrets français, ont remarqué qu’il y avait des manipulateurs communs entre certaines sectes très identifiées et des mouvements d’extrême droite, voire néonazis. Les uns et les autres prospèrent sur des thèses complotistes qui expliquent que la société française est vouée à disparaître. » Selon l’ancienne parlementaire, c’est le début d’une tornade qui remet en question toutes les grandes avancées scientifiques : « La preuve ? Regardez ce qu’ont fait l’Italie, la Hollande, la Pologne, tous membres de l’UE, et la Serbie : ils ont fait disparaître le darwinisme, la théorie de l’évolution des espèces, des programmes scolaires nationaux ! » Mais Catherine Picard tient bon. Elle s’attache à la défense des plus faibles. Ces dernières années, elle a combattu de toutes ses forces des sectes qui ont multiplié les agressions contre les femmes, les mineurs, les handicapés, les personnes les plus fragiles de la société. Comme Corinne, en Normandie. « J’ai gâché dix ans de ma vie. Une décennie à croire qu’une femme s’apparentait à un dieu vivant. En vérité, j’ai vécu l’horreur. » Corinne Chesnot, la petite cinquantaine, déroule sa vie comme un scénariste raconte une histoire invraisemblable. Noire. Tordue. À mi-chemin entre un
fait divers sordide et une fable apocalyptique d’où n’émergent que des personnages mi-anges, mi-démons. Pour Corinne, tout commence dans un collège de Lisieux. Une rencontre avec Françoise Dercle, charismatique prof d’anglais qui crée un groupe de prières baptisé Le Torrent de vie : « Nous étions une petite dizaine à l’écouter prier. Françoise était fascinante,
magnétique. Notre vie devenait merveilleuse. Et comme elle avait compris que nous avions besoin de parler, elle nous a proposé des entretiens individuels appelés “coeur à coeur”. On ne devait rien cacher de notre vie au quotidien : nos conjoints, nos enfants, notre sexualité, notre travail, nos amis. » Aucune méfiance. Le groupe s’élargit même. De dix, il passe à vingt
membres. Des couples avec leurs enfants, des familles entières. De prof d’anglais, Françoise s’est muée en chef spirituel.
Tout passe. Celle-ci jure la main sur le coeur qu’elle est en relation directe avec Dieu. Sa parfaite connaissance de la religion lui confère une image « irréelle, magnifique », raconte Corinne. « Elle répétait à l’envi : “Le Saint-Esprit pénètre vos coeurs et vos âmes. Laissez-moi vous guider vers le bonheur…” » Peu à peu, la vie s’organise autour de Françoise. La
communauté s’installe dans une vieille demeure. Le Torrent de vie devient Le Parc d’accueil. Tout le monde est censé tout partager. Mais c’est Françoise qui tient les comptes avec un argument qui sonne comme un avertissement pour ses adeptes : « Ce sont les démons qui dépensent votre argent. Détachez-vous de tout matérialisme, vivez en pleine liberté. » Corinne se soumet aux lois édictées par celle que personne ne perçoit
encore comme une « gourelle » : elle verse chaque mois 1 650 euros – la quasi-totalité de son salaire – à Françoise : 160 euros pour le chauffage, 330 euros pour la vie communautaire, 160 euros pour sa garçonnière, « et le reste pour celle qui était devenue essentielle à [s]a vie ». Corinne ajoute : « Sans Françoise, j’étais perdue, paniquée, déprimée. »

« TOUT LE MONDE COUCHAIT AVEC TOUT LE MONDE » Le coeur, l’âme, l’argent, il ne manque plus que le corps. Ou plutôt le sexe. « Un matin, Françoise m’a pris la main et m’a dit avec fermeté : “Ton
mari ne t’appartient plus. Il est à moi.” J’ai retiré ma bague et je la lui ai donnée. J’étais prête à tous les sacrifices. » La soumission comme une règle de vie. Tout le monde s’y astreint. Jusque dans l’intimité des relations sexuelles : « Françoise nous indiquait tous les soirs avec qui nous devions faire l’amour. Hommes, femmes, jeunes, vieux, peu importait, nous vivions au rythme de partenaires différents. Le pire, c’est que personne ne se rebellait. Coupés du monde, nous trouvions ça normal. Elle m’a même poussée à coucher avec des profs de son entourage, pour se valoriser. » Françoise lâche la Bible, ne parle plus que de new age, d’expériences inédites. Dieu la quitte, mais elle exerce toujours autant de fascination sur Corinne, qui finit
par commettre l’erreur fatale : « C’est comme si elle m’avait toujours tenue en laisse. J’ai accepté de faire l’amour avec Nolwenn, une jeune fille handicapée. Laquelle a déposé plainte contre moi et d’autres membres de la communauté. »
Rideau sur Le Parc d’accueil. L’affaire prend une tournure judiciaire. À la barre de la cour d’appel de Caen, Françoise tente d’expliquer ses actes. Elle est accusée d’être la gourelle de la secte, et tout le monde découvre qu’elle a manipulé une vingtaine de personnes et détourné plus de 400 000 euros.
Pour se justifier, elle déclare devant les juges : « Nous étions arrivés à un état tellement fort de l’amour que l’on retire tous les concepts de notre cerveau. » Stupéfaits, la cour et les médias découvrent que Françoise imposait même des relations sexuelles entre une mère et son fils : « Je ne suis pas capable de faire ça, s’était-elle défendue. Il y avait un accord entre eux et moi. Tout était entre eux et le Saint-Esprit. »
Condamnée à cinq ans ferme, la gourelle n’en a fait que la moitié.
Considérée d’abord comme le bras droit de Françoise, Corinne est restée six mois en prison. En sortant de la maison d’arrêt, elle est entrée dans un couvent. Avant de retrouver tout récemment ses enfants. Et une vie presque normale.
Notre conversation s’arrête sur des mots hallucinants : « J’ai été très surprise au tribunal de ne plus comprendre ce que Françoise racontait, alors que, quand on était dans le groupe, tout avait un sens. Et du jour où on est sorti, on se disait : comment pouvait-on comprendre son baratin ? Où était le
sens ? Je me dis que je ne suis pas idiote quand même, pourquoi on a pu tomber dans un piège pareil ? On est passé par une phase de déconstruction où elle nous a cassés, cassés, cassés. Puis elle nous a reconstruits avec son langage, avec sa façon de penser, avec son objectif, avec sa façon de voir les
choses. »
Avec les sectes quelles qu’elles soient, l’histoire ne s’arrête jamais.
L’affaire de Gabriel Loison ressemble, un peu, à celle de Françoise Dercle en version encore plus trash. Fondateur de L’Université de la nature et de l’écologie de la relation, il a été condamné en septembre 2017 à quinze ans de réclusion criminelle pour viols et agressions sexuelles sur mineure de
moins de 13 ans. C’est lors de prétendus séminaires que Gabriel Loison exerçait son emprise sur ses victimes, principalement des femmes. Des manipulations qui les poussaient à débourser des dizaines de milliers d’euros lors de voyages au Maroc, au Costa Rica ou à son domicile, en Loire-Atlantique. Peu à peu, ses victimes se laissaient abuser mentalement puis sexuellement. « C’est la nouvelle tendance sectaire, explique Olivier
Morice, l’un des avocats des parties civiles. Les gens se laissent embarquer dans des histoires de bien-être, de méditation, de jeûnes, de refus de la médecine traditionnelle, et perdent tout sens commun au bout du compte. »

« LE CHRIST EST DESCENDU DU SOLEIL… »
C’est à Marseille que notre périple s’est poursuivi. Une chance. Le séminaire organisé par un groupe d’études accueille Grégoire Perra. Un ancien élève des écoles Steiner. Une doctrine ésotérique et mystique nommée anthroposophie : un syncrétisme mélangeant divers éléments de l’hindouisme, du christianisme et du bouddhisme, associé à un discours philosophique et épistémologique sorti tout droit du cerveau de Rudolf Steiner. Grégoire évoque les exemples de disciples qu’il a croisés : « Des
jeunes filles à qui l’on interdit de prendre la pilule pour ne pas les couper du cycle cosmique, des malades soignés par la lumière qui filtrait à travers des vitraux rouges. J’ai même rencontré d’anciens adeptes de Steiner qui m’ont affirmé que leurs dermatos avaient refusé de traiter leurs grains de beauté
parce qu’ils traduisaient l’imbécillité de leurs vies antérieures. » La méthode Steiner et l’anthroposophie ne sont pourtant pas considérées comme des dérives sectaires en France. Bizarre quand on sait que, se présentant comme une philosophie humaniste émancipatrice, elle répand des idées totalement farfelues. Cela va de l’idée que l’Atlantide n’est pas un mythe au
fait que le Christ est descendu du Soleil ou que le Bouddha s’est réincarné sur Mars. On en rirait presque si une femme souffrant d’un cancer du sein et soignée par des amis de Steiner n’était pas morte faute de soins adéquats.

Les microsectes gangrènent les campagnes
« Nous ne sommes ni des juges ni des avocats, seulement des
bénévoles. » Quinze ans à écouter les victimes, à entendre des récits parfois effrayants, à soutenir des familles détruites et à enquêter sur les sectes. Jean-Claude Dubois est le président du Centre contre les manipulations mentales (CCMM) Centre-Val de Loire, qui lutte contre les dérives sectaires. Il explique que la région attire plusieurs mouvements : « Il y a des nébuleuses. Des petits réseaux. Des psychothérapeutes peuvent se refiler les dossiers. Un gourou a des liens avec d’autres. Les territoires
ne sont plus couverts par les médecins, ça laisse plus de place aux médecines alternatives. Notre problème, c’est quand il y a une dérive, une emprise. Le malade est de moins en moins entendu par son docteur. On pense à la maladie mais pas au patient. Et c’est d’autant plus grave que la notion de victime de secte n’a pas de fondement juridique. » Autre brèche dans le système de surveillance des sectes : « Leurs visages ont changé.
Dans les rayons des supermarchés, on voit des tas de livres pour le bien être, la santé, la méditation, ce sont parfois des portes d’entrée. On a été alerté par un homme il y a quelque temps. Atteinte d’un cancer, sa femme a arrêté les soins après les conseils d’un psychothérapeute. Elle a tourné le
dos à la médecine pour suivre des techniques coûteuses, des achats, des voyages. Elle en est morte. »
Plus pernicieuse encore, la dérive sectaire s’impose par le biais de la prise en charge de certains salariés pour des activités douteuses. « Ils agissent aussi dans le domaine de la formation, poursuit Jean-Claude Dubois. C’est porteur. Du fric facile, 500 à 1 000 euros par jour et par participant. Prenez la location de salle : dans une logique de rentabilité, beaucoup de mairies ne regardent plus à qui elles les louent. Les collectivités locales devraient publier les noms des organismes pour qu’on sache qui sont les prestataires. C’est compliqué. »
Pour recruter, rien de tel que les bonnes vieilles méthodes : « La
distribution de flyers fait encore ses preuves, dans la rue, dans les halls des mairies, des écoles, dans les boîtes aux lettres des associations, des campus universitaires, pour proposer des conférences, des réunions. Ils savent qu’avec cette manière, c’est 3 à 5 % d’efficacité. » À petits pas. Sans oublier les tendances du moment, un classique dans le spectre sectaire
pour coller à la réalité sociale. « Un sujet porteur, en ce moment, c’est le bio, assure Jean-Claude Dubois. Il faut donner l’impression d’apporter un savoir, de créer du lien, le but étant de se revoir ailleurs, dans un appartement, à l’écart. Et là, on les perd de vue. Et les religions ne sont pas en reste. Un couple a été manipulé par un pasteur d’une Église autoproclamée. Ils ont tout perdu. Cette atteinte à l’esprit des Lumières, je ne sais pas quand cela va s’arrêter. Il faut un grand clash. »
Pour le moment, Jean-Claude Dubois et son équipe du CCMM tiennent bon. Mais jusqu’à quand ? Alors que l’association n’avait traité qu’une centaine de dossiers depuis le début des années 2000, 28 autres affaires liées à l’éducation, à la religion et aux psychothérapies déviantes sont apparues en 2017. Des chiffres similaires à ceux qui remontent de partout en France, déplore un responsable national de l’association : « Faute de moyens humains et surtout financiers, les sectes vont gangrener la
France. » C. A. et N. H.

La fuite des chefs de la scientologie
« Elle bouge encore, mais si peu… » Olivier Morice, l’avocat de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (UNADFI), ne triomphe pas, il savoure. Juste le temps de mesurer l’importance d’un long combat mené contre l’Église de scientologie en France. Des années de lutte acharnée dans les prétoires des tribunaux
pour faire reconnaître à la justice que les responsables de la Scientologie avaient profité de la vulnérabilité de certains membres pour leur soutirer de très fortes sommes d’argent. « Le 16 octobre 2013 ? Une grande date, explique-t-il. C’est en effet ce jour-là que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par l’Église de scientologie contre sa condamnation en appel pour escroquerie en bande organisée. » Classée en France parmi les
sectes les plus dangereuses, même si elle est considérée comme une religion aux États-Unis, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas ou en Suède, le mouvement fondé par l’écrivain de science-fiction Ron Hubbard ne s’est jamais vraiment remis de ses sanctions pénales en France et des scandales publics liés aux procès. « Condamnés à deux ans de prison avec sursis et
30 000 euros d’amende, Alain Rosenberg, dirigeant de fait de la
Scientologie parisienne, et Sabine Jacquart, ex-présidente du Celebrity Center [l’un des deux sites parisiens de l’organisation, ndlr], ont préféré quitter la France. Rosenberg a disparu des radars. Jacquart, elle, vit en Angleterre. Je ne sais pas si on peut appeler ça des fuites, en tout cas s’ils poursuivent leurs activités à l’étranger, ici, en France, ils ne sont plus rien. »

source CHARLIE HEBDO :hebdo numéro 1378 du 19 décembre 2018.

enquête copyright  :

Claude Ardid et Nadège Hubert. .