Avons-nous renoncé à lutter contre les dérives sectaires en France ? C’est ce que suggérait récemment le journaliste Jean-Loup Adenor dans Marianneconstatant que la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) avait « disparu de l’organigramme du gouvernement ».

Plus de peur que de mal en réalité : l’organisme reste rattaché, quoique le décret de remaniement n’en dise mot, au ministère de l’Intérieur.

L’inquiétude peut, cela dit, paraître légitime : depuis quelques années, le manque de moyens alloués à la lutte contre le sectarisme est dénoncé par les associations – alors même que les phénomènes d’emprise sectaire ont connu un certain renouveau à la faveur de la pandémie de Covid-19.

Le problème vient en partie du fait qu’il est difficile de distinguer une secte d’une église ou d’un mouvement spirituel. Qu’est-ce qu’une secte ? Éléments de réponse avec le sociologue allemand Ernst Troeltsch.

Qu’est-ce donc qu’une secte ? Le sociologue Ernst Troeltsch (1865-1923), disciple du sociologue allemand Max Weber, s’est efforcé de délimiter les contours de ce phénomène par rapport à deux autres : l’Église et le mystique.

Sa typologie, créée pour étudier spécifiquement le christianisme, repose sur quatre critères principaux :

  • L’universalisme ou l’élitisme
  • La présence ou l’absence de clergé
  • Le rejet ou le compromis avec la société
  • L’inscription ou non dans une histoire longue qui conduit à une forme de routinisation

 

Les églises, entre universalisme et tradition

L’Église est universaliste : elle cherche l’établissement d’une « culture chrétienne homogène » englobant tous les membres de la société. À cette fin, elle est contrainte d’accepter un certain nombre de compromis avec le monde tel qu’il est : « L’Église est une organisation religieuse qui reconnaît la force de la société au sein de laquelle elle existe. […] Elle ne perd pas sa position en s’opposant directement au pouvoir séculier existant. » Elle n’exige pas, en particulier, de tous ses membres une stricte orthodoxie : seuls les membres du clergé doivent se montrer à la hauteur d’une morale très rigoureuse ; les autres, les laïcs, peuvent se contenter d’une morale plus souple. De fait, l’appartenance à l’Église ne suppose pas, historiquement, le moment décisif de la conversion : on y appartient le plus souvent par la naissance, par tradition – non par un acte de volonté individuelle. L’Église catholique, de par sa vocation universelle, est l’exemple paradigmatique de ce mode de fonctionnement.

Le mystique, une relation individuelle au divin

Le mystique est, par certains aspects, radicalement opposé à l’Église. Il témoigne d’un « individualisme radical, étranger à la communauté ». Le mystique est seul dans la relation qu’il entretient avec Dieu. Il ne cherche à créer aucune structure, il ne s’implique aucunement dans le monde social. Souvent, d’ailleurs, le mystique est perçu comme une menace à l’ordre social – ce fut le cas, par exemple, en Islam du mystique Mansur al-Hallaj, qui finit exécuté.

Rompre avec l’ordre social

La secte s’oppose à l’Église, mais sur d’autres points. Elle n’est pas individualiste, puisqu’elle implique la constitution d’un groupe. Mais ce groupe est restreint et élitiste : il comprend un petit nombre de membre sur lesquels pèse, sans distinction entre clerc et laïc, une même intransigeance morale (ce qui n’exclut pas, au contraire, l’existence de leaders charismatiques). Entrer dans une secte est toujours une rupture, une conversion – car la secte se tient toujours en opposition frontale par rapport à l’ordre social tel qu’il est. C’est le cas des sectes protestantes qui émergent dans le sillage de la Réforme. Mais encore des sectes modernes comme celle du gourou Osho, qui fonda toute une communauté autonome en marge de la société.

Des frontières parfois poreuses

Les trois formes ne sont évidemment pas imperméables les unes aux autres. L’Église engendre en son sein son lot de mystique. Et, dans une certaine mesure, elle n’est elle-même qu’une « secte qui a réussi », selon l’idée de Weber : une secte qui a réussi à transformer l’ordre social, mais qui a fini par perdre l’intensité de l’engagement originel qui la sous-tendait, à mesure qu’elle s’est ouverte.

Une description toujours valide ?

La typologie de Troeltsch, qui se cantonne au cas de la religion, et plus précisément de la religion chrétienne, peut sembler réductrice pour penser le sectarisme à notre époque. Les sectes d’aujourd’hui, sans doute, ne sont pas toujours religieuses. Mais elles impliquent en général une forme ou une autre de transcendance ou d’idéal. Surtout, dans leur fonctionnement, elles ressemblent fortement à la description qu’en donne Troeltsch : appartenance à un groupe d’élus, fermeture du groupe sur lui-même, hostilité à l’égard du reste de la société, intransigeance morale et orthodoxie, contrôle soutenu de l’ensemble des comportements de membres, rites d’entrée et de passage, gourous charismatiques en relation directe avec leurs adeptes.

Un caractère totalitaire

Manque sans doute à l’analyse de Troeltsch certains aspects du sectarisme, à commencer par le caractère potentiellement totalitaire de la secte, décrit par l’historienne belge Anne Morelli : la secte « prend, marque, change de nom ou immatricule, imprime dans un moule et déguise pour donner l’impression d’uniformité des corps et des esprits. Elle ôte par essence sa personnalité à l’individu, qui n’a d’intérêt et de dignité qu’en tant que membre du groupe. » Et va parfois jusqu’à exiger de ses membres l’ultime sacrifice au nom de l’idéal, comme ce fut le cas avec le suicide collectif du Temple du Peuple au Guyana en 1978.

Mais ce caractère totalitaire concorde assez naturellement avec les traits dégagés par Troeltsch. Ce sacrifice de l’individu au profit du groupe est l’une des raisons essentielles qui plaident pour une surveillance étroite des mouvements sectaires – d’autant plus nombreux aujourd’hui que les églises ont perdu une partie de leur influence passée. Il est moins que jamais judicieux de délaisser cette lutte.

Philosophie Magazine

Octave Larmagnac-Matheron

le 30 juin 2022 

https://www.philomag.com/articles/quest-ce-quune-secte