Mettre sa sexualité sous pression, est-ce bien raisonnable ? Mauvaise question : en sexualité, nous ignorons volontiers les lois de la raison. Nous croyons à la connaissance « par instinct », mais aussi aux raccourcis : la méditation orgasmique entre midi et deux, une érection plus rigide en trois semaines de pompe à pénis, les aphrodisiaques miracles, le tantra au café, la fusion amoureuse en claquant des doigts. Les exigences de productivité sont les mêmes qu’ailleurs : on veut bien se mettre à jour comme une vulgaire appli, mais plutôt vite que lentement. Et puis il faut des résultats. Pas question de perdre de précieuses demi-secondes avant l’obtention d’une satisfaction sexuelle considérée comme faisant partie du package « vie réussie »… et encore, quand l’orgasme n’est pas perçu comme condition même de cette fameuse « vie réussie » (eh bien, quelle pression) !

Ces cursus accélérés mettent à mal bien des évidences passées : auparavant, la sexualité était une activité censée se découvrir sur le long terme, seul(e) et à deux. Il était entendu qu’on passerait par des balbutiements, des fiascos et des révélations (ah tiens, un clitoris !). On peut idéaliser cette époque-là. On peut aussi penser qu’il s’agissait d’une bonne excuse pour maintenir le savoir sexuel sous cloche : une pruderie plutôt qu’une libération, une courbe d’apprentissage longue et embarrassante, une omerta peu propice aux coups de génie, avec pour résultats une ambition minimale… et la tentation de jeter l’éponge dès que « ça » fonctionne à peu près (« je sais faire des nouilles, c’est bon, plus besoin de cuisiner »). Malgré les confidences des amis et l’éventuel recours à la prostitution, on se retrouvait quand même souvent à réinventer la roue de la fortune. Du coup, ça n’était pas forcément mieux avant.

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Les programmes sexuels express sont devenus un business, comme le veut la loi du marché (le sexe n’est ni plus ni moins monétisé que votre rapport aux œufs de caille ou au PSG). Ses arguments sont multiples : humiliation des personnes considérées comme insuffisamment compétentes ou favorisées (éjaculateurs rapides et petits pénis en première ligne), remise à jour personnelle (self-actualization, comme on dit en globish), sauvegarde ou amélioration du lien de couple (car comme chacun sait, rien ne résout mieux les petits griefs qu’une mémorisation complète du Kama-sutra)… S’il y a une niche, il y a des professeurs. Et pourquoi pas ? Si certains prennent des cours de couture, quelle est la différence avec des cours de sexe ?

« Sexchallenge »

 Le chemin était donc tout tracé pour des récits hallucinés de cures de godemichés en cristaux supposés « débloquer » la capacité à l’orgasme vaginal. Débloquer, comme dans un jeu vidéo. Avec l’orgasme clitoridien en niveau débutant (pour info, la testeuse a terminé au bout de deux semaines, sans orgasme, en larmes, terrassée par des doutes). Du côté des solutions miracles (encore faudrait-il avoir un problème) : imposer trente jours sans éjaculation à son homme de compagnie, se faire arrêter en Thaïlande pour avoir organisé une formation sexuelle, alors qu’on aurait pu le faire de sa Sibérie natale en webinaire (si vous ne savez pas quoi faire de votre dimanche, je vous recommande cette vidéo).

Les vacanciers opteront pour trois semaines au Guatemela de yoga sadhana et dinacharya ayurvédique (ça semble affreusement séduisant), des retraites érotiques, des lunes de miel intimes. Les appliqués préféreront les programmes avec manuel pratique. Sans compter les séminaires de séduction, le coaching privé, certains types de travail sexuel camouflé… et les initiatives individuelles. Car comme dans la vraie vie (rappel : le sexe, c’est la vraie vie), on peut faire son éducation en autodidacte.

Sur la plate-forme de forum Reddit, on se passionnait ainsi il y a quelques semaines pour le challenge de 30 jours suivi par un couple disposant d’une quantité épatante de temps libre : une activité sexuelle différente, quotidiennement, pour « repousser sa zone de confort » (partager de la lecture érotique, aller très vite ou très lentement, se caresser sous la table au restaurant, etc.). Le défi n’est pas isolé, puisque « sexchallenge » constitue une sous-catégorie entière de Reddit… moins active cependant que son pendant négatif, « deadbedroom », littéralement « chambre à coucher morte ». La requête Google « sex challenge » augmente depuis quinze ans, et de manière plus accentuée depuis 2014.

Ce succès pose bien évidemment plusieurs questions. A commencer par le côté studieux, voire volontariste, de ces programmes – on fait quoi si on n’a pas envie ce jour-là ? Manifestement, on continue. Sans vouloir sacraliser la sexualité, c’est toujours dommage. Deuxième problème, le recours à des promesses parfois aberrantes, proliférant sur nos insécurités tout en les réactivant par des messages pernicieux (« + 8 cm en trois jours, faites enfin jouir les femmes »). Mentionnons aussi, pour les activités destinées aux couples, la potentielle dissymétrie des intérêts : on peut tout à fait camoufler des relations sexuelles obligatoires, ou humiliantes, ou douloureuses, sous l’injonction d’obéir à telle ou telle expérimentation (les défis populaires sur Reddit ont par exemple tendance à inclure des pratiques de domination).

La cure de bas-ventre coûte un bras

Enfin, l’histoire et l’actualité sont tapissées de sex-gourous qui prennent le contrôle de la vie « séculaire » de leurs fidèles – ou de gourous religieux utilisant la sexualité pour assurer leur emprise mentale. La ficelle est énorme, elle fonctionne pourtant : parce que nous sommes incroyablement vulnérables, honteux, et divers dans nos préférences au lit, n’importe qui peut prétendre enseigner « la » vérité (quand nous ne sommes pas nous-mêmes en demande de vérité taille unique – ne faites pas les innocents, certains d’entre vous m’écrivent sur Facebook).

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Et parce que le plaisir charnel, contrairement à ce que son nom indique, implique les émotions, les traumas et les questions de pouvoir, il est extrêmement facile de prendre l’avantage sur des personnes fragiles ou en manque de confiance. Non qu’il y ait plus de manipulateurs en sexualité qu’en curling, mais les bénéfices sont importants (notamment par rapport au curling, ne nous leurrons pas). Les chiffres des résultats Google les plus populaires donnent le tournis aux bourses les mieux remplies : 1 700 dollars pour cinq nuits en Jamaïque consacrées à sa « déesse intérieure », 250 euros l’heure de coaching téléphonique, 8 000 dollars la semaine de yoga sexuel au Mexique (12 000 dollars « seulement » pour un couple). Alors même que les orgasmes et l’information pertinente sont gratuits, certains font croire que la satisfaction n’a pas de prix. La cure de bas-ventre coûte un bras…

Le sexe peut-il s’apprendre ? Bien sûr : l’érotisme est une culture – elle a des géographies, des histoires, des philosophies, des professeurs de musique sadiques, des surveillants sympas, et probablement de l’algèbre, pour vos parties carrées. Peut-on apprendre vite ? Evidemment. Tant qu’on n’en profite pas pour se martyriser soi-même, ou les autres. Peut-on apprendre gratuitement ? Oui, absolument – pensiez-vous vraiment qu’Internet servait à communiquer tendrement avec ses proches ou trouver la recette du far breton ? Mais si vraiment vous avez trop d’argent, vous pouvez continuer à m’écrire sur Facebook… à condition de ne pas me demander « une » vérité. Enfin, ça dépend du prix, bien sûr.

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