La Famille, c’est le nom de cette communauté basée dans l’est de Paris, dont les 3000 membres ne se marient qu’entre eux. Pour la première fois, certains témoignent, et dénoncent un fonctionnement sectaire.

 Une fête religieuse célébrée par la communauté à Villiers-sur-Marne, aux Cosseux. La Famille compte 3000 membres, mais seulement huit patronymes.
Une fête religieuse célébrée par la communauté à Villiers-sur-Marne, aux Cosseux. La Famille compte 3000 membres, mais seulement huit patronymes. DR
C’est une histoire de Famille. Celle d’une communauté religieuse secrète puisant ses racines dans le XVIIIe siècle finissant, et qui a perduré jusqu’à nos jours. Une Famille – c’est ainsi qu’elle se nomme – dont les quelque 3000 membres ne comptent que huit patronymes, et qui fait aujourd’hui l’objet d’une note d’information de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). L’organisme s’inquiète de possibles dérives sectaires, estimant que l’isolement de ce mouvement « par rapport au monde extérieur constitue une menace d’un point de vue psychologique » pour les centaines d’enfants qui en font partie.

Jusqu’alors, la Famille n’était connue que d’elle-même. La rejoindre est impossible. La quitter signifie rompre avec ses proches, son passé. Au fil des dernières décennies, plusieurs dizaines de ses membres ont toutefois franchi le pas. Certains disent avoir subi des menaces. La plupart présentent des séquelles psychologiques. Mais une poignée a accepté de parler. Pour la première fois, ils lèvent le voile sur cet inframonde dans lequel ils ont grandi.

La Famille est une lointaine descendante des « convulsionnaires de Saint-Médard ». Née de la vision de deux patriarches en 1819, elle a pris sa forme contemporaine en 1892, lorsque « mon oncle Auguste », l’un de ses illustres aînés, a décidé qu’elle ne serait plus qu’un huis clos, désormais composé de huit noms.

Les origines de la Famille remontent aux « convulsionnaires » du XVIIe siècle, un courant mystique issu du jansénisme dans lequel les adeptes expérimentaient la transe./Bianchetti/Leemage
Les origines de la Famille remontent aux « convulsionnaires » du XVIIe siècle, un courant mystique issu du jansénisme dans lequel les adeptes expérimentaient la transe./Bianchetti/Leemage  

« Comme beaucoup de millénaristes, à l’instar des Témoins de Jéhovah ou des Mormons aux Etats-Unis, ses membres anticipent la fin du monde, analyse l’historien Jean-Pierre Chantin, chercheur à l’ISERL, l’Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité. Ils se voient comme les élus de Dieu, qui doivent pour cela être les meilleurs croyants possibles. »

La légende veut que leur prophète, Elie Bonjour, ait laissé l’avant-garde de son « troupeau » rue de Montreuil, à Paris. C’est là qu’à la fin des temps, il est censé venir récupérer ses ouailles. Longtemps, la Famille s’est donc épanouie dans le quartier, avant que ses membres n’essaiment dans les XIe, XIIe ou XXe arrondissements, chassés par la hausse des loyers.

« Les gens se marient entre eux, coupés du monde »

Par essence, la Famille est un mouvement religieux. Chaque père est son propre prêtre. Une partie des cérémonies, dont les baptêmes, se font à domicile. Mais la Famille est beaucoup plus qu’un rassemblement spirituel. A travers une multitude de règles édictées au fil des décennies, elle conditionne strictement la vie de ceux qui y sont nés. Pauline (tous les prénoms ont été modifiés), 59 ans, l’a fuie lorsqu’elle en avait 20. Elle parle d’une « secte passive », dans laquelle « les gens vivent entre eux, se marient entre eux, coupés du monde ». « On ne peut en être adepte que par le sang », complète Robin, 40 ans.

PODCAST. La Famille : enquête sur une communauté religieuse secrète de l’Est parisien

La base de l’éducation est une vision apocalyptique du futur. Le monde extérieur, accusé de tous les péchés, est qualifié de « gentilité ». Des centaines de cantiques ou textes religieux accumulés au fil du temps apparentent la société à une terra incognita peuplée de satans. De « ce monstre d’impiété », « je ne veux plus être le père », résume l’un de leurs manuscrits sacrés. A 10 ans, tous les enfants doivent écrire une prière nommée « la lettre de mon père », qu’ils porteront ensuite sur eux leur vie durant comme un talisman. « Ma jeunesse n’a été que pression psychologique de nature religieuse et affective, nous effrayant sur la dangerosité de l’extérieur », résume Patricia, qui s’est émancipée à 23 ans.

« Les femmes ne doivent pas ou très peu travailler »

Dès 1886, « mon oncle Auguste » écrit qu’il ne veut pas « que les filles travaillent en atelier », ou arborent des « coquetteries ». La danse est proscrite, et la plupart des arts vus d’un mauvais œil. Il est interdit de se couper les cheveux et, pour les femmes, de porter des pantalons. Quant aux garçons, ils ne devront jamais être « ni employés ni contremaîtres ni patrons ».

Les membres de la Famille se sont ainsi cantonnés à des professions subalternes. « Les femmes ne doivent pas ou très peu travailler, décrit Robin. S’il n’y a pas d’autre choix, elles font les marchés ou de la couture. » Etre avocat, juge ou médecin est strictement proscrit. Car seul « bon papa » – Dieu – a le pouvoir sur les hommes, qui doivent gagner leur vie à la sueur de leur front.

Jusque dans la mort, la Famille décide du sort des siens. Le défunt est veillé chez lui trois jours durant, fenêtres fermées. Une société de pompes funèbres du XIe, toujours la même depuis des lustres, est ensuite sollicitée. Invariablement, l’inhumation, interdite aux femmes, a lieu à la fosse commune du cimetière de Thiais (Val-de-Marne). « Régulièrement, vous y voyez des centaines de personnes, endimanchées à l’ancienne, participer aux enterrements avant d’aller boire un verre au bistrot du coin », décrit un témoin.

« Ils régissent tout de votre vie, déplore Alexandre, l’un des dissidents. Même quand vous en êtes parti, pour chaque étape clé, vous continuez à être lié à eux. J’aurais par exemple voulu honorer la mémoire de mes parents. Mais sans tombe, c’est impossible. » Comme d’autres, il fustige une communauté au sein de laquelle « l’humain n’est rien, et s’efface derrière le groupe. »

Des immeubles HLM de l’Est parisien lui sont presque entièrement dédiés

La Famille ne pourrait être qu’un anachronisme. Une communauté au folklore désuet qui s’épanouit à l’abri des regards. Mais pour ses détracteurs, sa propension à s’arroger les destins des plus jeunes la rend nocive. C’est que la Famille régente les corps et les cœurs. « La contraception, et l’avortement encore plus, n’ont pas droit de cité, explique Pauline. Les femmes sont là pour procréer. » Et ce dès leur plus jeune âge.

Dans la Famille, on s’épouse vierge, et très tôt. « Comme on ne peut se marier qu’entre nous, c’est la foire aux unions, décrit Alexandre. Il faut faire vite, car une fois que les couples sont formés sur une même génération, comme il n’y a soit pas assez de filles, soit pas assez de garçons, vous savez que les célibataires ont de fortes chances de le rester… »

La communauté est ainsi nombreuse et prolifique. Par la force des choses, certains immeubles HLM de l’Est parisien lui sont presque entièrement dédiés. « Quand je l’ai quittée au milieu des années 1970, nous étions 700 ou 800, se souvient Patricia. J’étais persuadée qu’elle allait s’éteindre. En fait, elle a grossi de l’intérieur. »

Certains foyers comptent jusqu’à 18 enfants. « Rien que ma grand-mère a plus d’une centaine de petits enfants », prévient Benjamin, la quarantaine. Alors, pour se différencier, chaque branche de cet arbre généalogique particulièrement touffu est affublée d’un sobriquet : les « gribouilles » voisinent avec « les marcasses », les « michmich », les « paulettes », les « dedelles » ou les « paulthib ».

Des maladies à cause de la consanguinité

Faute d’ouverture au monde, la consanguinité est récurrente. Beaucoup s’unissent en dépit du fait qu’ils sont cousins. « Avec ma femme, nous avions trois arrière-grands-parents communs, et nous ne nous considérions pas comme tel », note Alexandre. Les conséquences sont souvent dramatiques. « Mes cousins germains, mariés, ont eu cinq enfants, souffle Pauline. Deux sont morts en bas âge et trois sont handicapés. Mais pour eux, c’est la volonté de Dieu… »

Par manque d’un brassage génétique suffisant, certains souffrent de pathologies rares, maladies auto-immunes ou cancers. « Des proches ont de l’hémochromatose, une maladie liée à la mauvaise absorption du fer », détaille Patricia, qui a elle-même onze frères et sœurs. « Moi, j’ai des cousins victimes du syndrome de Bloom », relève pour sa part Basile. Soit un déficit en protéine qui prédispose à certains cancers. Seuls 200 malades sont recensés sur la planète.

« Cela pose d’autant plus problème que les contacts avec le monde médical sont limités autant que possible, accuse Patricia. Il y a déjà eu des décès de femmes en couche. Ma petite sœur a failli perdre la vie dans les années 1970 parce qu’on ne lui avait pas détecté assez tôt la tuberculose. » « Il y a dix ans, vous aviez encore des refus de soins même pour de simples crises d’asthme, se souvient Maxence, enseignant dans un collège fréquenté par de nombreux enfants de la Famille. Heureusement, les choses ont un peu évolué. Faute de moyens financiers, certaines familles ont fini, par exemple, par accepter la reconnaissance de leurs enfants handicapés par la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). »

A l’école, l’étonnante répétition des noms de famille

Si le noyau dur opte pour une scolarisation à la maison, une majorité d’adeptes a toutefois inscrit ses enfants à l’école, le plus souvent dans les strictes limites légales de l’âge obligatoire. Dans les arrondissements concernés, la présence de ces hordes de frères, sœurs ou cousins aux noms identiques a fini par les rendre plus visibles que la Famille ne l’aurait souhaité. Les enfants de Suzanne, extérieure à la Famille, ont étudié à proximité de la place de la Réunion, dans le XXe arrondissement. « Quelle que soit leur classe, ils s’étonnaient d’avoir toujours des camarades portant les mêmes noms… »

Intriguée par cette « surprenante endogamie », Suzanne s’est lancée dans des recherches généalogiques. « Ces mêmes patronymes remontaient jusqu’au XIXe, a-t-elle constaté. J’ai interrogé les instituteurs, qui m’ont répondu qu’ils avaient côtoyé ces noms-là tout au long de leur carrière, que ces familles étaient un peu bizarres, mais ne faisaient rien de mal. »

« Les fadas de Paris »

Jusqu’à aujourd’hui, un seul épisode de l’histoire de la Famille était connu, sans que le lien avec elle n’ait jamais été fait. En 1960, une étrange communauté fonde à Pardailhan, un village déshérité situé à 40 km de Béziers (Hérault), l’unique expérience d’un kibboutz français. En février 1961, l’émission « Cinq colonnes à la Une » consacre un reportage à ces pionniers, dirigés par un certain Vincent T.. « Nous sommes tous issus d’un rameau familial, louvoie celui-ci devant les caméras. Il y a ici les amis des amis, les amis des frères et les frères des amis. »

Au mieux, les locaux les appellent « les juifs de Belleville. » Au pire, « les fadas de Paris. » Incapable de subsister sur ces terres arides, la communauté rend les armes en 1962, et s’évanouit dans la nature. En 2012, un reportage de France Culture est consacré à cet épisode, sur lequel les habitants historiques de Pardailhan reviennent. « Les enfants étaient d’une tranquillité parfaite, presque inquiétante », se souvient un ancien. Elan avait dix ans à l’époque. Aujourd’hui vigneron, il se rappelle au micro « ces jeunes très sympathiques, mais très fermés. Comme s’il y avait quelque chose de sectaire. On ne savait pas ce qui les aimantait, si c’était la religion ou autre chose. »

Lorsque la journaliste de France Culture tente de retrouver les membres de la communauté, elle se heurte à un mur. « Vous ne saurez rien, et personne ne vous parlera », la prévient-on. « Peut-être ont-ils un mauvais souvenir de Pardailhan », s’interroge la reporter. On sait désormais que les débats furent intenses quant à ce projet avorté, et que les « revenants » de Pardailhan n’ont pas tous été les bienvenus une fois de retour parmi les « Parisiens ».

« Les mêmes cheveux blonds, le même regard »

A force d’enquêter sur ces derniers, Suzanne a réussi à en apprendre plus. « Maintenant, je les reconnais au premier coup d’œil », plaisante-t-elle. Il y a quelques mois, lors d’une brocante, elle a ainsi croisé des adolescents de la Famille. « J’ai demandé à mes enfants si ceux-là en faisaient partie, et j’avais vu juste : ils se ressemblent tous beaucoup, surtout les filles. » Suzanne décrit ainsi « les mêmes cheveux blonds, le même regard, et aussi la même posture, différente de celle des ados de leur âge, toujours un peu sur la réserve. » « Bien sûr que les directeurs d’école sont au courant ! martèle Patricia. Ils côtoient ces tripotées d’enfants qui se ressemblent parfois tellement qu’on dirait des clones. »

PODCAST. La Famille : enquête sur une communauté religieuse secrète de l’Est parisien (Partie 2)

« Le directeur n’ignore pas cet aspect sectaire, mais il les voit plutôt d’un bon œil, car ils ne font pas d’histoire et apportent de la mixité dans un secteur qui en a besoin », explique ce parent d’élève d’une école élémentaire du XXe. Comme ailleurs, les enfants de la Famille y restent « le plus souvent entre eux. » D’autant que les règles fixées à l’égard de la « gentilité » leur sont régulièrement rappelées par leurs aînés. « J’ai compris très vite que je n’étais pas comme les autres enfants, a témoigné Céline, une trentenaire. Je partais de chez moi le plus tard possible pour rester le moins longtemps possible dans la cour. Je n’allais jamais à la cantine, et je n’avais pas le droit d’aller chez mes copines. »

Fréquenter ces autres qui sont « dans l’erreur » exposerait, selon les dogmes de la communauté, à un rejet de Dieu. « Ces enfants ne participent jamais aux activités, ne vont pas en classe verte, constate Maxence, l’enseignant. Ils sont coupés de leurs camarades, de tout ce qui fait le collectif traditionnel. » C’est qu’ils ont le leur, autour de leurs frères et sœurs ou cousins. « Pour préserver le secret, et gérer comme on peut cette double personnalité intérieure et extérieure, j’ai appris à mentir très jeune », dénonce Alexandre.

Chez les juges, des doutes sur l’existence de la Famille

S’il a refait sa vie « à l’extérieur », justement, où il a eu deux autres enfants, ses quatre premiers vivent toujours avec leur mère, « dans la secte », comme il la qualifie. Au côté de son avocate, Me Sylvia De Sousa, Alexandre se bat aujourd’hui pour les préserver de la Famille, tout autant qu’il a lutté contre ses propres démons, dont l’alcool, un « héritage » de la communauté, selon lui. Au terme d’un bras de fer de longue haleine avec les services sociaux, et d’un complexe travail de pédagogie, il peine encore à faire comprendre à ses interlocuteurs de quoi il en retourne, même si plusieurs rapports d’experts vont dans son sens.

L’un de ses enfants, par exemple, semble clairement pris entre deux feux. Vu par un psychologue à la demande d’une juge aux affaires familiales lorsqu’il avait 10 ans, il lui expliquait que « si [ma] grand-mère est décédée, c’est qu’elle a fait le mal, car elle est en défaut avec la religion et a fait des courriers au juge pour soutenir mon père ». C’est en tout cas ce que lui a dit sa maman. Le même « explique avoir trahi sa mère, car il ne devait pas parler de religion » à l’extérieur, relève cet expert psychologue.

Les juges et les services sociaux qui se sont penchés sur ce conflit parental ont parfois des doutes sur l’existence même de la Famille et ses conséquences. En 2019, une magistrate de Bobigny (Seine-Saint-Denis), dans son jugement fixant la résidence des enfants d’Alexandre chez leur mère, se borne ainsi à évoquer de la part du père « une longue logorrhée sur l’appartenance de son ex-femme à cette secte ». Elle n’en tire aucune conclusion.

Certains enfants épanouis, d’autres en souffrance

Encore aujourd’hui, l’absence de prosélytisme de la Famille la rend hermétique aux services de l’Etat. Qui ont toujours du mal à prendre la pleine mesure du problème. « Si certains enfants peuvent s’y épanouir, d’autres sont en souffrance et il est important que les différents services soient attentifs », avertit Anne Josso, la secrétaire générale de la Miviludes.

« D’apparence, certaines familles peuvent apparaître structurées, note Maxence, mais j’ai le sentiment que dans l’ensemble, ces enfants ne vont pas bien. » « La communauté est tellement fermée que malgré nos inquiétudes, nous n’avons jamais assez d’éléments pour intervenir, relève un travailleur social sous couvert de l’anonymat. Un tel milieu comprend souvent des dérives de par même sa nature. » C’est aussi la conviction de plusieurs « dissidents », qui ont envoyé fin avril un courrier d’alerte, comprenant la note d’information de la Miviludes, à la plupart des écoles scolarisant des enfants de la Famille.

Les conflits avec le corps enseignant sont pourtant rares, et concernent essentiellement l’orientation. « L’objectif des parents, c’est que dès 16 ans, leurs enfants quittent l’école, regrette Maxence. On doit se battre pour leur faire admettre qu’ils ont droit à un autre avenir que celui qu’ils leur réservent. Notamment les filles, dont l’unique perspective est d’enfanter. » « Nos parents sont comme détachés de nous. Ils ne se voient pas comme de vrais parents, fustige Céline, puisque seul Bon Papa l’est. » Comme beaucoup, elle déplore de ne pas avoir eu l’opportunité de faire des études. « Ma jeunesse a été un non-choix de tout », résume-t-elle.

Des abus sexuels

Plus grave encore : au terme de notre enquête, plusieurs témoignages d’abus sexuels intrafamiliaux nous ont été confiés. A notre connaissance, aucun n’a fait l’objet d’une procédure judiciaire. « J’ai été violée par mon propre frère, lâche Pauline. Ma mère l’a toujours soutenu. Il ne fallait pas faire d’histoire. C’est pour cela que je suis partie… »

C’est que, quoiqu’il arrive, la Famille entend régler elle-même ses problèmes, la justice des hommes s’effaçant devant la justice divine. « J’ai subi des attouchements sexuels, à l’âge de 13 ans, par un membre de la communauté ami de mes parents », a témoigné Marine, qui en a 40 aujourd’hui. Sa parole n’a pas été entendue. « L’enfant victime n’a aucun secours possible puisqu’enfermé dans une communauté où le silence est le mot d’ordre, s’indigne-t-elle. Le drame est étouffé pour préserver l’unité. J’ai entendu parler de nombreux faits similaires, mais à chaque fois, la rumeur disparaissait dans l’oubli général. »

« La méfiance de cette Famille envers le monde extérieur dissimule les abus sexuels qui peuvent s’y produire », admet Anne Josso. La patronne de la Miviludes précise cependant qu’au-delà des cas relevant du pénal, « des enquêtes sociales sont en cours concernant la situation de plusieurs enfants ».

Leur communautarisme loué même par des repentis

Distinguer ce qui relève de la maltraitance d’un mode d’éducation « alternatif » demeure délicat. « Si certains faits relèvent de la dérive sectaire, ce n’est pas toujours le cas, remarque Anne Josso. C’est ce qui fait la complexité de ce dossier. Ces gens ont aussi droit à leur mode de vie, de croire au Bon Papa s’ils le souhaitent ». D’autant que mêmes les « repentis » de la Famille le concèdent : son communautarisme est aussi une vertu.

« Par certains côtés, l’ambiance y est bon enfant, dans la générosité, le partage, la solidarité et l’amour fraternel, reconnaît Marine. Les enfants grandissent dans un monde qui leur est agréable ». Même s’il est « préformaté, limité et confiné ». Chaque premier samedi du mois, on se rassemble pour « la Soupe » dans un café de Charonne. C’est là aussi que les hommes arrosent les naissances, une soixantaine par an. Le week-end, enfants et adolescents se retrouvent dans les bois ou les bases de loisirs d’Ile-de-France. Un tournoi de foot est organisé chaque année à Vincennes avec des équipes exclusivement composées de membres de la Famille.

La solidarité est une de ses valeurs cardinales. « Vous ne trouverez jamais ça ailleurs, vante Alexandre. Si vous déménagez, 200 bras sont prêts à venir vous aider. Et c’est la même chose si quelqu’un d’extérieur vous veut du mal. » L’entraide est indéniable. « Les vieux sont pris en charge, accorde Patricia. Et en cas de coup dur, pour les nécessiteux ou les veuves, une cagnotte est prévue. »

« L’alcool, un des véritables ciments de la Famille »

Le calendrier est rythmé de fêtes religieuses. Si certaines correspondent aux temps forts du catholicisme, d’autres n’appartiennent qu’au mouvement. La plupart, dont les mariages – non officiels du fait de la consanguinité – sont célébrées aux Cosseux. A l’origine, cette maison de Villiers-sur-Marne était celle de « mon oncle Auguste. » Un siècle après, le lieu s’est agrandi, transformé en une sorte de centre social qui ne dit pas son nom. Les traditions y sont solidement ancrées. Comme au quotidien, les jeunes s’y adressent aux adultes par des « bonjour ma tante » ou « bonjour mon oncle ».

Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne). Cette maison était celle d’Augustin Thibout (1863-1920), l’homme qui a décidé de fermer la Famille au monde extérieur./DR
Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne). Cette maison était celle d’Augustin Thibout (1863-1920), l’homme qui a décidé de fermer la Famille au monde extérieur./DR  

Au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils changent de table selon un rythme codifié. Les célibataires font la cuisine. On socialise à la nurserie, au vestiaire ou à « la maison du café ». Les apéritifs durent de midi à 16 heures, et à l’issue du repas, ce sont les fiancés qui serviront le digestif. « L’alcool est l’un des véritables ciments de la Famille, pointe Alexandre. Il est partout, à chaque occasion. »

L’unité est telle que tout membre déterminé à s’en éloigner doit être prêt à en payer le prix. « Les ados peuvent parfois être assez libres ou rebelles, note Suzanne, mais ils sont vite rattrapés et doivent rentrer dans le moule. » Pour ceux qui n’y consentiraient pas, c’est un chemin de croix qui s’annonce. Laisser de côté uniquement la religion est impossible. « La renier, c’est quitter la Famille, et inversement », souligne Benjamin. « Il est difficile d’en sortir indemne, prévient Robin, tant le lavage de cerveau y est intense, précoce, et l’effet de meute particulièrement pernicieux. »

Le départ, une «cicatrice inguérissable»

« Franchir la porte de sortie, c’est devenir orphelin », explique Céline. « Du jour au lendemain, vous êtes renié, et vous vous retrouvez dans un monde dans lequel on ne vous a jamais appris à vivre », décrit Patricia, qui a commis ce sacrilège suprême de se marier et d’avoir des enfants « à l’extérieur ». Ce traumatisme d’une rupture vécue il y a 40 ans, elle en parle « comme si c’était hier. » « C’est une cicatrice inguérissable. »

Tous racontent ce déchirement qu’ils n’ont jamais vraiment pu apaiser. « J’ai perdu mes amis d’enfance et une partie de ma famille proche, analyse Marine. L’impact a été énorme. Vous souhaitez vivre votre vie, sans juger la leur, mais l’inverse est impossible. » Cette Famille qui continue à hanter ses anciens membres influe aussi sur leurs proches. Hélène, compagne depuis quinze ans d’un ex de la Famille, décrit ainsi « un combat permanent ». « Ils leur font du chantage, leur disent qu’ils peuvent revenir, mais que s’ils ne le font pas, c’est terminé : vous êtes bannis, on ne vous tient même plus au courant des naissances. »

Partir est d’autant plus difficile qu’un retour reste effectivement toujours envisageable. « Lorsque j’ai fait ce choix de vivre ma vie, à 16 ans, ils m’ont dit que j’étais possédé, mais que si je retrouvais le droit chemin, je serais pardonné », lâche Alexandre. Certains craquent, et font machine arrière. « C’est très dur de se dire que je n’aurai aucune famille à présenter à mon fils, né à l’extérieur, et qui est vu comme un enfant du diable », décrit Céline. « Si vous voulez en sortir, vous n’avez pas le choix, glisse Pauline : vous devez sauter les deux pieds joints en dehors, et n’en garder aucun à l’intérieur. »

Un système qui se perpétue

Témoigner de ce qu’est la vie au sein du mouvement, briser cette omerta inculquée dès la naissance est pour beaucoup une étape indispensable vers l’émancipation. « Depuis que je me suis séparé de leur mère, et qu’ils côtoient cette secte sans garde-fou, mes enfants ne sont plus les mêmes, accuse Alexandre. Si je parle aujourd’hui, c’est pour eux, pour l’avenir de tous les autres. »

Car tous le reconnaissent : en dépit de ses travers, la Famille continue à se perpétuer, forte de ses nombreuses naissances. L’une de ses légendes veut que lorsqu’elle ne comptera plus que sept patronymes, la fin des temps sera proche. Son huitième nom, une lignée uniquement composée de filles, est justement en train de s’éteindre lentement.

Loin de s’en remettre à ce qu’ils qualifient de « superstitions », les réprouvés de la famille se sont fédérés, notamment à travers un groupe Facebook d’une soixantaine de membres. Dénoncée pour la première fois, la Famille semble n’en avoir fait que peu de cas. Comme le note la Miviludes, sa cohésion ne repose pas « sur l’existence d’un leader ou d’une organisation structurée », mais « dans la force d’une vision apocalyptique où le salut dépend de la capacité de la communauté à se préserver du monde extérieur et à perpétuer le secret de ses traditions ».

« La Famille est un troupeau sans berger, selon la formule d’Alexandre. Il n’y a pas de chef. » Seulement quelques anciens respectés – les « papas cravates » – dont aucun n’a accepté de répondre à nos questions. « Ce n’est pas la première fois que la Famille se fait insulter. Elle a connu pire. Elle est plus forte que tout », balayait l’un de ses membres sur Facebook.

Ses détracteurs, eux, n’entendent plus être réduits au silence. « Les enfants de la Famille ne choisissent pas leur destin, proteste Marine. Ils peuvent bien sûr s’y épanouir, mais ils peuvent aussi en souffrir. Laissons-les grandir en paix, exhorte-t-elle. Sans fausser les cartes dès le jour de leur naissance. Laissons-leur le choix d’une vie. De leur vie. »

Une histoire séculaire XVIIe siècle : naissance du jansénisme, doctrine chrétienne qui s’appuie sur les textes de Saint-Augustin, opposée aux Jésuites. Elle va se développer notamment dans l’abbaye de Port-Royal.

1731 : apparition des « convulsionnaires ». Issue du jansénisme, « l’œuvre des convulsions », comme elle se nomme, est caractérisée par les transes mystico-religieuses qui saisissent ses adeptes, majoritairement issus de quartiers populaires. Ces « convulsions » sont nées sur la tombe prétendument miraculeuse d’un diacre, François de Pâris, enterré à l’église Saint-Médard à Paris. Les « convulsions » sont interdites par Louis XV en 1733. Le mouvement rentre dans la clandestinité.

Dans les années 1770, un groupe « convulsionnaire » s’agrège notamment autour de deux frères, Claude et François Bonjour. Ces prêtres, chassés de leur paroisse, se retrouvent à Fareins-en-Dombes (Ain), où leurs pratiques font scandale.

En 1791, les Bonjour reviennent à Paris. Jean-Pierre Thibout fait leur connaissance et devient leur portier. Le 18 août 1792, à Paris, naît le « saint prophète Elie », toujours vénéré par la Famille. Elie, cité dans les Misérables, est le fils de François Bonjour, lequel, exilé en Suisse où il meurt en 1805, fédérait alors encore quelques centaines de personnes autour de lui. Elie décède en 1866. La majorité des spécialistes pensent que ce groupe parisien a quasiment disparu au milieu du XIXe, mais les « bonjouristes » perdurent pour devenir la Famille.

1819. Naissance « officielle » de la Famille autour de Jean-Pierre Thibout et son ami François Havet, dits Papa Jean et Papa Yete. La légende dit que, réunis dans un bistrot de Saint-Maur, chacun a posé une pièce sur la table, une troisième, celle du Saint-Esprit, étant apparue. La scène est toujours célébrée chaque premier samedi de janvier à Saint-Maur, au cours d’une fête dite des haricots. Les deux hommes décident de marier leurs enfants. Jusqu’à la fin du XIXe, cette communauté religieuse est encore ouverte aux mariages extérieurs, et compte alors une dizaine de noms de famille.

1892. Augustin Thibout (1863-1920), dit « mon oncle Auguste », décide de fermer la famille au monde extérieur. Elle ne comptera plus dès lors que huit noms de famille, l’un étant en train de s’éteindre, faute de descenda

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Le 21 juin 2020 à 07h58, modifié le 25 juin 2020 à 18h35
https://www.leparisien.fr/faits-divers/dans-le-secret-de-la-famille-une-communaute-religieuse-tres-discrete-en-plein-paris-21-06-2020-8339295.php