Dans un sermon immédiatement diffusé en ligne le 20 septembre 2015, Hyung Jin (Sean) Moon (né en 1979), le le plus jeune fils du Révérend Sun Myung Moon, dénonce avec virulence sa mère comme «hérétique», tandis qu’il affirme lui-même poursuivre dans la voie tracée par son père. Depuis quelque temps déjà, il a organisé un mouvement appelé Sanctuary Church, dont le siège se trouve en Pennsylvanie. Pour qui observe la genèse et l’évolution de mouvements religieux, cette évolution offre un intéressant exemple de la dynamique d’un schisme.

En septembre 2012, j’avais publié un article sur la succession de Sun Myung Moon(1920-2012). J’y soulignais le rôle potentiellement important de la veuve du défunt, Hak Ja Han (née en 1943). Moon et son épouse représentaient en effet pour leurs disciples les Vrais Parents, sur le lignage desquels étaient greffés les couples bénis par eux, qui donneraient ensuite naissance à des « enfants bénis », libérés des conséquences du péché originel: cela explique l’importance du mariage dans ce mouvement, attirant l’attention des médias notamment par la célébration de grands mariages collectifs. Cela devait poser les bases d’un futur monde idéal, dans une perspective millénariste, qui était au cœur de la motivation des fidèles: figure messianique, venu accomplir la mission de Jésus, Moon annonçait l’imminence de cette transformation du monde, tout en soulignant bien que la réalisation de ces attentes était conditionnelle et exigeait que l’humanité fasse aussi des efforts. Dans les dernières années de sa vie, il avait donné un nouvel élan à ces espoirs en déclarant que le 13 janvier 2013 marquerait l’amorce d’un tournant pour l’humanité et le début de l’établissement d’un monde plus spirituel

En 2012, j’avais souligné que la famille (c’est-à-dire sa veuve et ses dix enfants encore vivants) était loin de se trouver unie pour faire front aux responsabilités de la succession. Notamment, le plus âgé des fils survivants, Hyun Jin (Preston) Moon (né en 1969), qui semblait à l’origine destiné à prendre la succession de son père, avait créé un mouvement dissident, le Global Peace Festival (aujourd’hui Global Peace Foundation). Hyun Jin Moon poursuit ses activités indépendantes et affirme perpétuer l’héritage de son père.

Hyung Jin (Sean) Moon, qui était mis en avant depuis quelques années comme le futur dirigeant des activités spirituelles du mouvement, était resté aux côtés de sa mère. Devenu en 2008 président international de la Fédération des familles pour la paix mondiale et l’unification (FFPMU, en anglais: Family Federation for World Peace and Unification, FFWPU) et en 2009 de l’Universal Peace Federation (UPF), il assuma dès 2012 également la direction de la branche américaine de l’Église de l’unification (HSA-UWC) mais fut révoqué de ce dernier poste par sa mère en février 2013, sans cacher sa surprise face à cette décision.

Dans les mois suivants, Hyung Jin Moon et son épouse ne firent plus beaucoup parler d’eux. Ils ne restèrent cependant pas inactifs et commencèrent à organiser des réunions aux États-Unis, dans leur maison. En octobre 2013, suite à des questions posées à ce sujet dans le milieu mooniste américain, il fut précisé que ces activités étaient exercées de façon indépendante, sans l’approbation de True Mother (Madame Moon), qui déplorait cette initiative et soulignait que leur présence serait plus utile à ses côtés, en Corée.

Dans le courant de l’année 2014, Hyung Jin Moon commença à organiser un groupe indépendant sous le nom de World Peace and Unification Sanctuary, plus brièvement Sanctuary Church (Newfoundland, Pennsylvanie), mais sans encore rompre formellement avec sa mère. Cependant, le 18 janvier 2015, il prononça une première prédication au titre révélateur: Breaking the Silence. Il y déclarait que, tout en respectant sa mère, il devait lui dire la vérité. Il y décrivait un mouvement marqué par la soif de pouvoir et la corruption, et affirmait que sa mère était manipulée par des personnes corrompues. Il disait avoir tenté de changer l’organisation, mais sans succès et avoir été écarté.

D’autres prédications suivirent, mais la réaction ne tarda pas. Le 26 février 2015, il futsuspendu de son poste de président international, avec effet rétroactif au 15 janvier, pour abus d’autorité et violation des principes de l’Église.

Loin de faire machine arrière, Hyung Jin Moon rompit clairement avec le mouvement en déclarant le 15 mars 2015 que, en tant que «successeur couronné», il retirait toute autorité et pouvoir à True Mother, afin qu’aucun «exploiteur, profanateur, idolâtre ou Satan ne puisse continuer à se cacher derrière elle» pour s’en prendre à l’héritage de Sun Myung Moon. Par la suite, il précisa que Hak Ja Han avait elle-même, par ses choix, abandonné sa position deTrue Mother et s’était ainsi détournée de son unité avec True Father (Sun Myung Moon). Hyung Jin affirme que tous les mariages bénis par sa mère depuis 2013 (dernière occasion à laquelle il a lui-même participé à ces cérémonies) ne sont pas valides spirituellement: il a commencé à célébrer lui-même des cérémonies de bénédiction (Blessing) afin de permettre aux couples bénis de se trouver à nouveau sous l’autorité de True Father. Plus encore, Hyung Jin Moon explique que, si sa mère devait se repentir, il l’accueillerait en tant que mère, mais qu’elle ne pourrait plus retrouver le statut de True Mother. On peut donc dire que la rupture est complète.

La critique des orientations prises par sa mère n’a pas faibli depuis. Il faudrait passer en revue le contenu de toutes ses prédications des derniers mois, mais la dernière en date, le dimanche 20 septembre 2015, montre que la responsabilité de la situation n’est plus reportée sur un entourage corrompu, mais bien sur Hak Ja Han elle-même. Ce dimanche-là, le titre de la prédication était The Burning of Babylon: comme les autres sermons de Hyung Jin Moon, la vidéo est disponible en ligne — pour les mouvements qui en font usage, mais aussi pour les chercheurs qui s’y intéressent, le matériel disponible sur Internet, parfois en temps réel, change bien des choses.

Base de cette prédication dominicale de Hyung Jin: les chapitres 17 et 18 du livre de l’Apocalypse, où il est question du destin de Babylone, symbole de l’impiété et de la corruption. Selon la méthode exégétique adoptée par Hyung Jin, le texte sacré parle à la fois du niveau macrocosmique et du niveau microcosmique: ce qui arrive au peuple de Dieu est également reflété dans le monde.

Il critique la tentation centralisatrice du mouvement unificationniste, avec la volonté de faire du centre coréen une sorte de Vatican. Il critique sa mère comme ayant cédé à la tentation du pouvoir et l’accuse de se hisser à un niveau de déesse en se présentant dans un discours du 1er juillet 2014 comme la «seule fille engendrée de Dieu» (the only begotten daughter of God). Commentant Apocalypse 17:4 (une femme vêtue de pourpre et d’écarlate, tenant dans sa main une coupe pleine d’abominations), il projette sur l’écran une photographie de Hak Ja Han. Celle-ci aurait de fait abandonné le monothéisme pour embrasser une voie de dithéisme, de polythéisme. Il affirme que, dans les nouveaux manuels de formation pour les dirigeants japonais du mouvement, des diagrammes (qu’il projette à l’écran) tendraient à placer True Mother au-dessus de son mari et de Dieu lui-même. Il y aurait la mise en œuvre d’un renversement complet des bases théologiques du mouvement, selon Hyung Jin. Le mouvement devient donc «une Église déchue».

Hyung Jin cite des notes d’une personne qui affirme avoir assisté, en 2012, à une réunion durant laquelle le Rév. Moon aurait fortement critiqué son épouse. Le fondateur du mouvement aurait sévèrement mis en garde contre ce qui arriverait si son épouse s’éloignait de la voie tracée par lui. Mais elle a choisi sa propre voie. «Elle est ma mère, oui, mais cela ne change rien à ce qu’elle a fait», comment Hyung Jin. «Elle est devenue l’hérétique et la destructrice de la foi.»

Le lignage Han de Hak Ja serait un lignage satanique: le Messie a cherché, selon la théorie de Hyung Jin, à épouser une personne issue du lignage satanique le plus pur afin de le purger et d’apporter en même temps le salut à tous les lignages intermédiaires. Mais en se détournant de True Father, celle qu’il n’appelle plus True Mother, mais Han Mother se détourne du salut et greffe ceux dont elle bénit le mariage sur un lignage déchu — ce qui est particulièrement grave par rapport aux croyances les plus fondamentales du mouvement. Hyung Jin oppose donc le lignage Han (satanique) au lignage messianique de Sun Myung Moon, celui de Dieu. En la suivant, «vous suivez Satan».

Tous les historiens des religions le savent bien: les inimitiés les plus fortes et les dénonciations les plus virulentes sont parfois celles qui apparaissent entre des groupes très proches, mais qui se divisent et s’opposent. La rupture dont nous sommes les témoins en offre un frappant exemple.

Il faut préciser, sans pouvoir rassembler ici toutes les informations à ce sujet pour fournir une analyse détaillée, que la branche principale du mouvement connaît des évolutions sous la direction de Hak Ja Han — de même que son défunt mari introduisait régulièrement de nouvelles orientations, jusqu’à la fin de sa vie (cf. Michael L. Mickler, «Continuity and Innovation: The last Year’s of Rev. Moon’s Ministry, 2009-2012», Journal of Unification Studies, vol. 15, 2014). Elle entend clairement promouvoir le rôle des femmes. Elle a annoncé au début de l’année 2013 que les unificationnistes ne devraient plus s’adresser à Dieu comme «Père céleste» (Heavenly Father), mais «Parent céleste» (Heavenly Parent). Ces innovations entendent donner au mouvement une nouvelle impulsion et sont accueillies positivement par une partie des croyants unificationnistes, mais elles peuvent aussi susciter des réactions négatives, et donc inciter des fidèles à se tourner vers d’autres figures, par exemple Hyung Jin Moon. Sur une base commune, plusieurs interprétations divergentes du message de Sun Myung Moon qui sont en train de se développer.

La critique à l’encontre de Hak Ja Han permet au passage de répondre à un dilemme: l’attente sans cesse retardée de l’établissement du Royaume de Dieu sur terre. Comme je l’ai noté plus haut, Sun Myung Moon continuait de renouveler l’impulsion millénariste durant les dernières années de sa vie. Mais difficile de voir le début de la nouvelle ère dont l’amorce était attendue pour 2013. Du côté de Madame Moon, le slogan mobilisateur est maintenant Vision 2020: aucune promesse de paradis terrestre à si court terme, mais des efforts pour jeter les bases d’un monde meilleur. Du côté de Hyung Jin, en revanche, la non réalisation de l’amorce de l’ère messianique est directement attribuée aux (mauvais) choix de sa mère:

«Par la Victoire Complète du Vrai Père, Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs, les conditions étaient remplies pour établir le Royaume Physique de Dieu sur cette Terre. Cependant, en raison de l’échec de Mère Han à l’heure finale, le monde passe par une période de jugement au lieu de bénédiction […].» (The Declaration of the Covenant of God’s Kingships, 30 août 2015)

Ainsi, la rupture entre Hak Ja Han et Hyung Jin Moon n’est pas simplement théologisée: elle est élevée à un niveau cosmique. Une querelle de famille dans la famille Moon n’est pas une querelle ordinaire: l’époux et le fils de Sun Myung Moon perpétuent et reprennent à leur compte la grandiose perception qu’il avait de son rôle et de sa mission jusqu’à la fin de sa vie.

Hyung Jin joue deux partitions en même temps. D’une part, il se présente comme loyaliste, celui qui reste fidèle aux purs enseignements de Sun Myung Moon, qui combat l’«hérésie» maternelle, qui assume sans rien renier toute la biographie du fondateur du mouvement. D’autre part, il se profile comme réformateur, s’insurgeant contre une trop lourde organisation, mettant l’accent sur la liberté des membres et dénonçant des dérives ou l’exploitation de membres.

Cela peut séduire, de même que l’accent mis essentiellement sur la nature religieuse du mouvement dans un sens «classique». Les partisans de Hyung Jin Moon ne manquent pas d’annoncer les ralliements d’individus ou de groupes unificationnistes dans différents pays du monde. Il y en aura sans doute d’autres, puisque le schisme en est à ses débuts. Il reste à voir jusqu’où cela ira et (si le mouvement survit à plus long terme) dans quelle mesure la Sanctuary Church existera essentiellement comme groupe attirant des déçus du mouvement principal, ou si elle parviendra à séduire également des personnes sans arrière-plan mooniste: dans la phase actuelle, la Sanctuary Church se trouve dans une dynamique marquée par l’opposition au mouvement avec lequel elle a rompu et la nécessité de se définir par rapport à lui.

Quels que soient les ralliements déjà enregistrés, la majorité des fidèles suivent la veuve du Révérend Moon: au début du mois de mars 2015, elle a béni le mariage de 3.800 couples lors d’une cérémonie en Corée. De plus, une partie importante des ressources et biens du mouvement restent sous son contrôle. Mais il y aura encore d’autres épisodes dans la saga de la succession de Moon.

Ces quelques notes sur un schisme en voie d’organisation ne représentent que des observations préliminaires: une analyse plus complète des documents (auxquels de nouveaux viennent s’ajouter chaque semaine) ainsi qu’une enquête de terrain seraient nécessaires pour une description d’ensemble de ce mouvement émergent et de l’évolution des différentes branches de ce qui était l’Église de l’unification.

De l’Église de l’Unification à l’Église du Sanctuaire: naissance et justification d’un schisme