L’université de Strasbourg dispense des formations de médecine anthroposophique. Fondée sur de fumeux concepts ésotériques, cette doctrine conduit notamment à traiter le cancer par des injections de gui fermenté. Une dangereuse infiltration de spiritualisme occulte dans ce qui devrait être un temple de la pensée rationnelle.

Pour apporter un peu de lumière dans ce ténébreux ­tunnel, faisons connaissance avec l’anthroposophie. C’est une doctrine ésotérique et spirituelle élaborée par l’Autrichien Rudolf ­Steiner au début du XXe siècle. Elle prétend être une « sagesse de l’homme » – signification étymologique de la dénomination – proche de la nature. Mais l’anthroposophie n’est pas qu’une théorie, elle a aussi des applications très concrètes, par exemple dans l’éducation (avec les fameuses écoles Steiner, régulièrement pointées du doigt pour leurs dérives sectaires) ou l’agriculture (la biodynamie, fondée sur de mystérieuses influences planétaires).

« La maladie est une bénédiction »

Mais ce n’est pas le sujet. Juste pour avoir un aperçu du gloubi-boulga anthroposophique, écoutons Grégoire Perra, l’un des plus farouches opposants à ce mouvement. Il sait de quoi il parle, puisque ses parents l’ont placé dans une école Steiner quand il était gosse et qu’il a longtemps enseigné dans l’une d’elles, avant de prendre définitivement ses distances et, depuis, de dénoncer férocement cette pseudo-­sagesse (ce qui lui a valu plusieurs procès ainsi qu’une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux). Bref florilège, donc, rapporté par Grégoire Perra : « Les anthroposophes disent que les femmes ne doivent pas se couper les cheveux trop court, car cela développerait leur agressivité. Ou encore que les taches de rousseur seraient le signe que vous avez été un idiot dans votre vie antérieure. Et qu’il ne faut pas trop se laver pour ne pas user nos forces éthériques…  »

Charlie Hebdo n°1435

Que peuvent donner de telles élucubrations dans le ­domaine médical ? Comme on peut s’en douter, les médicaments classiques sont proscrits. Ils ne sont pas proscrits officiellement, mais ils le sont dans les faits. Bien souvent, les patients qui croient en la médecine anthroposophique ne se soignent pas, ou bien se soignent tout seuls. Les médecins anthroposophes croient en effet aux forces de l’autoguérison, ce qui signifie qu’il ne faut pas se soigner au sens classique du terme, c’est-à-dire intervenir sur la maladie pour la faire disparaître.

Dans l’anthroposophie, la maladie est vue comme un message divin lié au karma. Si vous tombez malade, il faut voir cela comme une «  bénédiction  » qui vous aidera à vaincre vos péchés. Empêcher la maladie de s’exprimer, c’est entraver le processus karmique, et augmenter le risque d’avoir des problèmes encore plus graves dans une vie future. Pour les anthroposophes, poursuit Grégoire Perra, la maladie permet « une forme d’amélioration de son être profond. Le médecin anthroposophe ne cherche donc pas tant à guérir son patient de ses maladies qu’à lui permettre une sorte de salvation et d’élévation de son âme  ».

Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que la vaccination soit peu appréciée. Officiellement, les médecins anthroposophes ne s’y opposent pas frontalement, mais Grégoire Perra rectifie le discours de façade : « Ils disent qu’ils ne sont plus opposés à la vaccination, mais concrètement, j’en ai vu faire de faux certificats de vaccination. » Dans la même logique, les antibiotiques sont également bannis, car ils entraveraient le karma, et « autant que possible, il faut aussi éviter la chirurgie ». Les médecins anthroposophes tolèrent cependant l’homéopathie, « car ils disent que cela peut susciter l’autoguérison ».

Du gui pour soigner le cancer

Grégoire Perra souffrait de bruxisme, un trouble qui se traduit par un grincement nocturne des dents : « Je suis allé voir un dentiste anthroposophe, il m’a dit de me masser les mollets tous les soirs, car les dents sont des réincarnations des pieds et des jambes. » Au cours de ses années passées dans ce milieu, Grégoire Perra a pu être témoin de toutes sortes de prescriptions farfelues. Par exemple, ce médecin « qui prescrit à une personne atteinte d’une grave dépression de manger des salades spécialement broyées avec une machine venue d’Allemagne coûtant plus de 500 euros ». Ou cet autre qui, pour «  soigner  » un enfant atteint d’une otite sévère, lui demande « de se mettre des oignons frits dans l’oreille  ».

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Pour les cas plus sérieux, comme le cancer, les anthroposophes ont un remède miracle : le gui. Précisément, il s’agit d’extraits de gui blanc fermenté qui sont injectés près des ­tumeurs. Pourquoi le gui ? À priori, pourquoi pas ? il est vrai que de nombreuses plantes ont des propriétés médicinales. En plus, le gui a un petit côté druide sympa, Astérix et Panoramix, quoi. Sauf que dans la théorie anthroposophique, l’intérêt du gui est purement ésotérique. L’être humain aurait un « corps physique » – ça, d’accord -, mais au-dessus de celui-ci, un « corps éthérique » associé au végétal… et encore un autre « corps astral » associé, lui, à l’animal. L’éthérique contribuerait à une prolifération anarchique de la vie, l’astral aurait l’effet inverse… Et le gui serait un être à la fois végétal et animal (on ne voit pas d’où ça sort), c’est pourquoi il aiderait à combattre le cancer. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’on barbote en pleine mélasse occulte.

Cela dit, la théorie pourrait être fumeuse et le produit néanmoins efficace. Admettons. Mais il faudrait le prouver. De nombreuses études scientifiques ont été menées sur l’effet potentiel du gui sur le cancer. Certaines d’entre elles – on peut penser qu’elles sont signées par des médecins anthroposophes – concluent à des effets positifs du gui, mais l’immense majorité montre une absence totale d’effets.

Si la médecine anthroposophique n’était qu’un placebo, passe encore. Cependant, le problème de ce genre de thérapies, c’est qu’elles détournent généralement les patients des vrais traitements. Le « en plus de » devient vite « à la place de ».


« Je suis allé voir un dentiste anthroposophe, il m’a dit de me masser les mollets tous les soirs, car les dents sont des réincarnations des pieds et des jambes. »

Sur le site de l’université de Strasbourg, qui présente la formation de rhumatologie anthroposophique, on peut d’ailleurs lire qu’elle permet « de diminuer, voire d’éviter, les traitements conventionnels ». Mais le plus souvent, c’est le double discours qui prédomine, précise Grégoire Perra : « Quand ils sont critiqués, les médecins anthroposophes disent qu’ils n’apportent qu’un complément. Mais avec leurs patients, ils laissent entendre que cela peut suffire. Je connais des gens qui avaient un cancer et qui ont abandonné leur traitement classique pour se soigner avec la médecine anthroposophique, et ils en sont morts. »

Pas du ressort du Conseil national de l’ordre des médecins

Le Conseil national de l’ordre des médecins ne reconnaît pas la médecine anthroposophique, et il a déjà sanctionné deux médecins qui prescrivaient des injections de gui fermenté à des patients atteints de cancer. Mais alors, pourquoi ne condamne-t-il pas fermement les formations de médecine anthroposophique dans une université publique ? Il nous répond que « ce n’est pas du ressort du Conseil de l’ordre, car les universités sont autonomes et peuvent délivrer les cours qu’elles veulent ». Il faut ajouter qu’à raison de plus de 1 000 euros par stagiaire et par semaine, les formations de médecine anthroposophique doivent représenter un apport financier non négligeable pour la fac de Strasbourg.

Mais au-delà de tous les arguments, c’est aussi une affaire de principes. Même si la médecine avance souvent par tâtonnements, elle se doit d’être fondée sur une démarche rationnelle et l’apport de preuves. Qu’une fac dispense des cours de médecine anthroposophique, cela contribue à brouiller les repères entre raison et pensée magique. On n’a pas besoin de ça, surtout dans le contexte actuel, où la pensée rationnelle recule de plus en plus devant les délires obscurantistes. ●

https://charliehebdo.fr/2020/01/sciences/esoterisme-enseigne-fac-strasbourg/