FEMMES DU MONDE – Chaque semaine, Karen Lajon, grand reporter au JDD, raconte le combat de femmes exceptionnelles. Cette semaine, rencontre avec Amina Sbaoui, cette jeune tunisienne condamnée à neuf ans de prison pour avoir posté sur Internet une photo d’elle les seins à l’air.

Elle n’a pas désarmé. Il suffit de la regarder de loin accoudée à une barrière devant le lycée autogéré de Paris dans le 15eme arrondissement. Elle fume la bouche rouge-orange genre provoc, le cheveu coupé ultra-court, les tatouages bien en vue, le short au ras des fesses, le T-shirt blanc frappé d’un slogan choc : “Free the nipple”, libérez les tétons. Non, elle ne lâche rien Amina Sboui, de ce combat entamé maintenant il y a plus de deux ans. Amina Sboui, la Tunisienne folle selon certains, la Tunisienne hyper-courageuse, selon d’autres. Elle est là, droite et fière à la limite de l’arrogance, en plein Paris, face aux regards des autres, curieux voire incrédules devant cette femme aussi peu vêtue. Ces autres qui ne la connaissent pas mais qui l’acceptent telle qu’elle est.

Amina vit à Paris depuis sept mois maintenant. Aucun lycée de Tunis n’a voulu d’elle. La jeune femme est en classe de première et compte bien passer son bac l’année prochaine avant d’entamer des études supérieures de philo. Elle vient de raconter son histoire dans un livre, Mon corps m’appartient*, sorti en librairie fin février. “J’ai écrit pour donner mon point de vue”, dit-elle, “parce que je sais que tout le monde a dit de moi que j’étais folle. Mais c’est normal. Dans tous les grands textes de la mythologie, celle ou celui par qui la différence -voire pire, le scandale- est arrivé a toujours été désigné comme fou. Et puis dans le monde arabo-musulman le corps est un tabou au-delà de toute imagination”. La moue un peu boudeuse, le regard frondeur, Amina commande un chocolat et un verre d’eau. Pousse un petit cri parce qu’un moucheron est venu se noyer dans l’eau. Et puis elle se reprend. “Après la prison tunisienne et sa nourriture infecte”, elle ne fait plus la difficile. “Là-bas on voit passer tous les insectes de la terre dans son assiette”.

“C’est péché, c’est péché!”
La folle histoire de la jeune Amina commence en février 2013. Elle a 18 ans. Elle a vu les actions des Femen sur le Net, elle les trouve, leur parle et décide, finalement seule, de cette fameuse photo qu’elle mettra sur sa page Facebook, et de son slogan “Fuck the moral”. Elle pose seins nus. Amina aime la transgression et s’amuse encore aujourd’hui d’avoir posté sa photo depuis la salle d’informatique alors qu’elle était à l’internat. Amina a enfin le sentiment de bouger, de faire quelque chose pour la Révolution. Mais les choses ne tournent pas tout à fait comme elle se l’était imaginée. Ses cousines appellent tout de suite et lui hurlent “c’est péché, c’est péché” tandis que d’autres, via les réseaux sociaux écrivent “Chapeau!, c’est toi qui va apporter le changement en Tunisie”. Le slogan n’a pas été choisi au hasard par Amina. “Depuis toute petite on me fait la morale, du genre: Tu ne dois pas rester seule avec un garçon, tu dois rester vierge, tu ne dois pas porter de vêtements serrés, tu dois croire en Dieu”. Va pour la première photo qui ne dépasse pas le cadre de la Tunisie. Mais pour le deuxième passage à l’acte, Amina choisit le 8 mars, journée de la Femme dans le monde. Le slogan change et devient “Mon corps m’appartient”. L’ouragan médiatique survient lorsque les Femen postent la photo sur leur site, la démarche d’Amina devient alors mondiale. Héroïne pour ces femmes, la jeune fille devient immédiatement la bête noire, la femme à abattre de tous les salafistes et autres intégristes du pays. Mais pas seulement. Dans sa folle jeunesse, Amina a frappé au cœur de la civilisation arabo-musulmane, à la tradition, aux coutumes, à ce sentiment délirant de toute puissance que les hommes ont sur le corps des femmes qu’ils croient dominer ou posséder. “Le corps est un tel tabou dans notre société que même les laïques n’y touchent pas. C’est à la fois une source de honte et d’honneur. Mêmes dans les familles laïques vous entendrez des choses du genre, ‘il faut que tu restes pure’, c’est culturel les laïques ne s’en approchent pas”.

L’imam qui devient fou
A la maison la vie de la jeune fille tourne au cauchemar. Sous prétexte de la protéger, elle est enfermée. Son ordinateur et son téléphone portable sont confisqués et elle est envoyée, comme on dit là-bas, dans la famille élargie, à la campagne. On la montre à un psy, on fait venir l’imam qui veut la forcer à reconnaître l’existence d’Allah et elle, bravache, de rétorquer: “Je suis agnostique”. L’imam manque de s’étouffer et l’accuse de porter le diable en elle. Un jour, alors qu’elle est chez l’imam, le téléphone sonne. L’imam y voit la preuve que le diable est dans la pièce.

Amina est née dans une famille tunisienne typique. Son père est médecin, sa mère est institutrice. Elle est programmée pour être une enfant, une fille modèle. Il n’en sera rien, bien évidemment. Amina donne du fil à retordre à ses parents qui, bien qu’ayant reçu une éducation, gardent toujours en tête qu’une fille a des devoirs et fort peu de liberté. La jeune fille s’auto-éduque d’une certaine façon. Elle passe du communisme au christianisme puis à l’athéisme pour embrasser finalement le féminisme. Dans son livre, elle dévoile les violences sexuelles subies dans son enfance, le refus de sa mère de s’en apercevoir et encore moins de l’admettre. Ce corps sali et bafoué, elle en a repris le contrôle. Elle l’a montré, offert, marqué à vie avec ces tatouages lourds de sens, comme à gauche avec cette inscription en arabe tirée d’une sourate du Coran, ou encore cette autre écriture sur le bras droit toujours en arabe, et qui dit : “La liberté c’est faire ce que la police refuse et ce que la religion refuse”. Dans le haut du cou, elle a aussi cinq petits oiseaux, “ceux que l’on dessine lorsqu’on a cinq ans”. Et enfin encore à droite, un autre slogan “Révolution jusqu’à la victoire”. A la question de savoir si c’était à refaire, la réponse fuse, immédiate et franche : “tout pareil, je referai exactement la même chose”. Son corps est un hymne à la liberté de choisir, de disposer d’elle-même.

Elle veut rentrer dans l’Histoire
Son livre est un cri du cœur. “Non regardez, lisez, je ne suis pas folle”. En lui parlant, il est clair que cette jeune fille a toute sa tête. “Je veux qu’on me respecte tout comme je respecte les autres. Jamais, je n’irai me montrer nue dans un lieu de culte, je respecte les croyants mais pas les intégristes. Si une fille venait voilée au lycée, j’arriverai immédiatement torse nu”. Samedi dernier, journée mondiale de la femme, les Français ont pu goûter aux joies de la Révolution, version Amina and Co, parce que la jeune femme, pas peu fière de son opération, a réussi à manifester nue devant la Pyramide du Louvre à Paris. “Nous étions sept femmes, deux Iraniennes, une Française, deux Tunisiennes et une Egyptienne (la fameuse bloggeuse Aliaa Magda Elmahdy, qui a aussi posé nue et qui est maintenant réfugiée, en Suède). Elle raconte avec surprise et plaisir que la police française s’est montrée très sympathique. Rien à voir avec le traitement qu’elle a subi lors de son incarcération en Tunisie, après avoir tagué un cimetière du slogan des Femen, ce qui lui avait valu une condamnation à neuf ans de prison. La jeune femme pense déjà à une nouvelle action choc. “Les droits de mon livre iront à un centre d’hébergement pour femmes en Tunisie. Je veux aider toutes les femmes opprimées”. Amina avoue aussi une autre obsession, celle de vouloir rentrer dans l’Histoire. “Celle de la Tunisie, ce serait déjà pas mal. Ça voudrait dire que je ne suis pas morte, que je suis restée vivante”.

La lutte a un prix. Amina s’est réconciliée avec son père. Il lui envoie des clopes parce qu’en Tunisie, c’est moins cher. La relation avec sa mère reste compliquée. Elle vit chez une dame en banlieue mais ne faiblit pas. “C’est facile la vie ici, je ne dois pas perdre de vue le combat”. Un combat qui l’a mise au ban de sa propre société, qui l’a forcé à quitter son pays mais qui lui fait dire quand même: “On compte sur moi. C’est comme quand on est petit, on tient la main de son père pour traverser la rue parce qu’on a entièrement confiance en lui. Moi c’est un peu pareil, des femmes aujourd’hui me font confiance et je ne peux pas les décevoir”.

Karen Lajon – leJDD.fr

samedi 15 mars 2014