La mission d’information des sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé qualifie le travail des acteurs mobilisés contre la radicalisation jihadiste de «fiasco». Pourtant, de nombreux spécialistes sont mobilisés sur le terrain avec des résultats encourageants

Le rapport d’étape de la mission d’information sur la déradicalisation, le désembrigadement, le désendoctrinement et la réinsertion, rendu public par les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé (Libération du 22 février) ne mâche pas ses mots : «échec cuisant», «fiasco complet», les qualificatifs pour le moins désobligeants pleuvent sur la politique gouvernementale, éclaboussant au passage les personnes engagées dans cette lutte.

Etant depuis deux ans responsable d’une consultation psychiatrique spécialisée dans la prise en charge de jeunes embrigadés et de leur famille, en lien avec la préfecture de Paris et le numéro vert Stop jihadisme, et n’ayant pas eu l’honneur d’être auditionné par la dite commission, il me semble important de nuancer des assertions aussi brutales qui ne peuvent que nuire aux milliers de familles inquiètes, alertées et mobilisées par les risques encourus par leurs adolescents.

Les jeunes Français entre 18 et 25 ans sont de plus en plus nombreux à se radicaliser et, parmi les Européens, les plus attirés par l’idéologie jihadiste. Ces jeunes viennent de tous les milieux sociaux, de toutes les origines, de toutes les cultures. A priori, ils n’ont rien en commun, et pourtant ils vont se fondre et se confondre, jusqu’à se perdre dans une pseudo-idéologie mortifère et des promesses de régénération. Au-delà des discours, des raisonnements, des querelles d’interprétation, il n’existe que des histoires singulières, des sujets manipulés, des familles en souffrance et beaucoup d’incompréhension, beaucoup de questions aussi. Plus de 10 000 parents inquiets ont déjà appelé le numéro vert mis en place par le gouvernement. Face à l’intensité et à la complexité de ce phénomène, il a fallu réagir vite, imaginer une contre-offensive, forger des outils, mobiliser toutes les préfectures et l’ensemble des acteurs de droit commun (professionnels de la santé mentale, éducateurs, enseignants, médiateurs, associations de terrain) tout comme l’Aide sociale à l’enfance ou la Protection judiciaire de la jeunesse. Le tout en évitant les stigmatisations et la désignation de nouveaux boucs émissaires. Pour avoir arpenté de nombreuses villes de France depuis deux ans, pour avoir sensibilisé, formé, supervisé un certain nombre d’équipes, je sais avoir rencontré partout une extraordinaire mobilisation, un intérêt constant, une soif d’agir et de comprendre de la part de l’ensemble des acteurs concernés. Ces mêmes acteurs sont stigmatisés dans ce rapport pour leur amateurisme, voire pour leur seul et unique intérêt envers une manne financière qui leur serait tombée du ciel. Amateurisme bien sûr, et comment en serait-il autrement, face à un phénomène nouveau autour duquel les rares spécialistes s’entre-déchirent et n’arrivent aucunement à dégager une ligne de réflexion, et encore moins de conduite, commune ? Mais de là à parler de «business de la déradicalisation», de «pseudo-spécialistes» qui ne sont jamais explicitement désignés… Quel mépris !

Faut-il absolument adopter la rhétorique du complot bien connue de ceux que nous sommes appelés à combattre ? Car de qui parle-t-on lorsqu’on parle de «fiasco» ? Faut-il mettre dans le même panier Mohamed Merah et cette adolescente de 15 ans, victime, à 12 ans, d’abus sexuels, repêchée deux fois à la frontière, attirée dans les filets d’un rabatteur en Syrie qui lui promet tout à la fois l’amour et la rédemption ? Cette adolescente était, il y a quelques jours, à ma consultation avec sa famille, et après deux années d’une prise en charge psychologique, en collaboration constante avec l’Aide sociale à l’enfance, elle va mieux, merci. Elle a jeté son jilbab aux orties et ne songe plus à s’engager. Pour le moment. Et je ne peux absolument pas jurer qu’à la suite de nouvelles connexions virtuelles, elle ne retombera pas dans son obnubilation radicale. Les parcours sont longs et tortueux, et personne n’a le recul suffisant pour évaluer une réussite ou un échec. Une chose est sûre, c’est que nous ne pouvons pas utiliser les mêmes outils pour les tueurs et les mercenaires aguerris qui peuplent nos prisons, et pour ces milliers de jeunes, plus ou moins fragiles psychologiquement, qui oscillent entre quête sacrificielle, volonté de rupture et utopie régénératrice.

Ne montrer du doigt que les aléas de la prise en charge des plus fanatisés en ignorant toute cette population ne peut qu’amplifier le sentiment d’échec et continuer à insécuriser l’ensemble de la population. Plus discutable encore me semble être le sort réservé dans ce rapport au Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI), une équipe que je supervise depuis deux ans. Sa directrice, Dounia Bouzar, du fait de sa «personnalité» tant disséquée par les médias, est devenue le bouc émissaire des atermoiements de lutte contre la radicalisation. Au sein de cette première équipe mobile d’intervention mandatée par le ministère de l’Intérieur sur toute la France et l’outremer (1 134 saisines de familles et 43 d’équipes de préfecture), personne n’a été auditionné, les premières conclusions de la recherche-action avec les parents et les professionnels ont été ignorées. Ces résultats vont pourtant faire l’objet d’une étude universitaire dans notre service hospitalier.

Pire, on laisse entendre, sans aucune vérification, que l’argent du financement de l’Etat aurait été détourné alors que chaque centime utilisé peut aisément faire l’objet d’une vérification. Et pourtant que de familles reçues, que de professionnels formés, que de vidéos pédagogiques mises en ligne à la disposition de tous.

Le rapport semble se baser uniquement sur des opinions, des rumeurs, des affinités électives, et les rapporteuses n’ont, à aucun moment, daigné se plonger dans la réalité du travail de cette équipe. Et pourtant, d’après les premiers résultats, 43 % des jeunes pris en charge en 2014 sont considérés par leur famille comme sortis de l’emprise du discours radical. On peut considérer que c’est trop peu, que c’est un «fiasco». Pour m’occuper de jeunes en déshérence depuis plus de trente ans, je considère qu’un tel résultat est plutôt une belle réussite. La «déradicalisation» est un terme aujourd’hui rejeté par l’ensemble des professionnels : il ne s’agit en aucune manière de déprogrammation, de lavage de cerveau ou encore moins d’arracher une dent par la racine ! Le désembrigadement donc, nommons-le ainsi, n’est jamais le produit d’un seul acteur, mais toujours celui d’une chaîne de professionnels et de non-professionnels, d’horizons variés, qui agissent de manière cohérente et complémentaire, et permettent la reprise du lien de confiance avec le jeune, le soutien de la famille, l’accompagnement psychologique, l’approche théologique, la déconstruction de la relation au groupe radical et de l’utopie radicale. C’est ce qui émerge aujourd’hui peu à peu du terrain, et la mobilisation de l’ensemble des professionnels engagés se passerait volontiers d’un rapport aussi politique et partisan.

Coauteur avec Dounia Bouzar de Je rêvais d’un autre monde. L’adolescence sous l’emprise de Daech, Stock, mars.

Serge Hefez Psychiatre des hôpitaux

source : http://www.liberation.fr/debats/2017/02/28/deradicalisation-un-rapport-radical-partisan-et-politique_1551675