Dans « Le Nouveau Péril sectaire », Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre dessinent les contours des mouvements à tendance sectaire nés ces dernières années.
« Les dieux diffèrent mais les ressorts de l’emprise sont les mêmes. » Dans Le Nouveau Péril sectaire, les journalistes Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre dressent un état des lieux des mouvements à tendance sectaire à l’œuvre sur notre territoire et racontent des mouvements hétéroclites, aujourd’hui « ubérisés », bien loin de l’image d’Épinal de la secte multinationale au gourou charismatique. Fort de plusieurs dizaines de témoignages, leur enquête dessine un phénomène de plus en plus fragmenté, pernicieux, auquel l’épidémie a profité et face auquel l’État, assurent-ils, a aujourd’hui baissé la garde.
Le Point : Votre essai rassemble « antivax », crudivores (personnes se nourrissant exclusivement d’aliments crus), écoles Steiner (établissements à la pédagogie issue de l’anthroposophie) ou encore évangéliques radicaux, sous le même terme de « nouveau péril sectaire ». Cette association peut surprendre. Qu’ont en commun ces mouvements ? Et peut-on, vraiment, les qualifier de sectes ?
Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre : Notre essai n’est pas une liste de « sectes » et nous n’entreprenons pas de chasse aux gourous. Nous abordons plusieurs mouvements dont les pratiques communes les classent comme « à tendance sectaire ». Aussi, à chaque groupe mentionné, s’appliquent les critères établis par la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, NDLR), parmi lesquels la déstabilisation mentale, le discours antisocial ou encore les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics… Mais en racontant ce qu’ont vécu les victimes, l’emprise dont elles ont fait l’objet, les préjudices qu’elles ont subis, nous sommes davantage dans une approche comportementale que dans une approche de groupe à proprement parler. Il faut dire que les mouvements à tendance sectaire, eux-mêmes, ont évolué et se structurent aujourd’hui plus autour de discours que de communautés
Vous évoquez, justement, dans votre essai l’apparition de « gourous ubérisés ». La tendance n’est-elle plus au groupe d’adeptes structuré autour d’un chef incarné ?Il demeure des mouvements historiques, comme les Témoins de Jéhovah ou la scientologie. Mais l’emprise sectaire est aujourd’hui plus large que l’image de la multinationale où siège un gourou à toge blanche, façon Temple solaire, et s’articule autour d’une multiplicité de petits groupes déployés, notamment, sur les réseaux sociaux. Certains « recruteurs » pour la vente pyramidale (réseau commercial, associé par un rapport parlementaire en 1999, à des mouvements à tendance sectaire, NDLR) recrutent, par exemple, leurs cibles via Tinder ! Le phénomène sectaire ainsi archepilisé, plus diffus, n’en est que plus inquiétant. Il promeut, aussi, de nouveaux discours, dont nombre sont axés santé, bien-être et alimentation, comme avec Thierry Casasnovas (vidéaste sans formation médicale prodiguant à ses abonnés conseils santé et nutrition, NDLR), ou encore politique, sur le modèle américain de « QAnon » (mouvement conspirationniste d’extrême droite, NDLR), qui ont, par ailleurs, rencontré un large écho avec l’épidémie de Covid-19.
Vous relatez, en effet, dans votre enquête, combien la pandémie a profité aux mouvements à tendance sectaire. Qu’est-ce qui est à l’œuvre, depuis son apparition ?La pandémie est devenue le terrain par excellence de convergences entre ces mouvements. Thierry Casasnovas et Jean-Jacques Crèvecoeur (vidéaste et conférencier belge spécialisé en développement personnel et médecines parallèles, réputé pour son conspirationnisme NDLR), par exemple, ont réalisé, ensemble, deux heures de live YouTube sur les « enjeux cachés de la pandémie ». Ils s’associent dans le conspirationnisme et réunissent leur communauté, alors même qu’ils ne partagent pas, initialement, les mêmes thèses. On a aussi pu l’observer sur le terrain, où, au sein de manifestations antivax, se retrouvaient des mouvements catholiques traditionalistes, écologistes new age et anthroposophiques (mouvement philosophico-religieux, NDLR). En parallèle, le Covid-19, loin de nuire aux mouvements historiques, leur a permis d’adapter leurs outils et de renforcer leurs méthodes de maintien sous emprise. Les Témoins de Jéhovah, par exemple, ont adapté leur démarchage (le porte-à-porte faisant place aux courriers, NDLR), et la participation aux cultes des adeptes derrière leur écran n’a qu’accru leur isolement…
Pour revoir notre documentaire sur le sujet :
Votre essai fait mention d’un demi-million de Français concernés par les phénomènes sectaires. Que dit cet attrait de notre société pour ces mouvements ?
Que la nature a horreur du vide ! Les grands récits politiques et religieux ont éclaté et fait de nous des individus atomisés. Aussi l’évolution du phénomène sectaire est-elle le symptôme d’une crise de la transcendance et d’un « besoin d’enracinement » comme le nomme la philosophe Simone Weil. On peut aussi établir une typologie sociale des mouvements, qui répondent à une sensibilité, des intérêts. Aussi les mouvements humanitaires et ecclésiaux visent-ils plutôt la bourgeoisie conservatrice, l’anthroposophie une bourgeoisie urbaine soucieuse de son bien-être, quand les médecines parallèles trouvent principalement leur essor dans les déserts médicaux des territoires ruraux. Mais cet attrait est aussi le symptôme de défaillances de notre modèle social. Les écoles Steiner attirent des parents dont les enfants autistes ou dysphasiques ne se sentent pas à leur place dans l’école de la République, les médecines parallèles séduisent des patients pour qui, dans certains cas, l’hôpital public n’a pas assez de moyens et parfois d’humanité. C’est précisément dans les failles du système que s’inscrivent les dérives sectaires.
Vous fustigez longuement l’État, dans votre enquête, que vous accusez d’avoir perdu la partie face aux mouvements à tendance sectaire…En effet, l’État a, depuis quelques années, baissé la garde face aux mouvements à tendance sectaire. Mais il y a plusieurs responsables à cela, c’est une sorte de crime de l’Orient-Express ! Cela remonte-t-il à Nicolas Sarkozy recevant l’acteur américain et adepte de la scientologie Tom Cruise ? À Emmanuel Macron nommant au ministère de la Culture Françoise Nyssen, adepte de l’anthroposophie et fondatrice d’une école d’inspiration Steiner ? Marlène Schiappa, elle-même, qui a récupéré dans son portefeuille ministériel la Miviludes (l’association est placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, NDLR), trouve les « sorcières » cool, raconte avoir des copines qui brûlent de l’encens quand elle passe à la télévision pour lui porter bonheur, se fait inviter dans un podcast ayant reçu, avant elle, Thierry Casasnovas. Elle aborde l’ésotérisme comme quelque chose de hautement positif, alors même qu’il peut être une porte d’entrée aux dérives sectaires. Aurait-elle pris la mesure du danger s’il n’y avait pas eu le Covid-19, et les nombreuses remontées faites à la Miviludes ? Les élites issues de la société civile, et apparues sous le dernier quinquennat, semblent assez perméables à ces discours et voient leur vigilance sur ces questions diminuer. Par ailleurs, les moyens consacrés par l’État à la lutte contre les dérives sectaires sont un signal fort : les crédits de la Miviludes ne cessent de baisser depuis une dizaine d’années. Aussi, face à lui, les mouvements ont-ils les coudées larges. Pendant ce temps, ils gagnent en ampleur, produisent des idées et gagnent du terrain…
source : Par Mégane Chiecchi, Alice Pairo-Vasseur avec Yenge Odjinkem
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