“Je me souviens que mon oncle avait une 11 CV immatriculée 7070 RL2.” “Je me souviens que j’adorais Le Bal des sirènes avec Esther Williams et Red Skelton, mais que j’ai été horriblement déçu quand je l’ai revu.” “Je me souviens que j’étais abonné à un Club du Livre et que le premier livre que j’ai acheté chez eux était Bourlinguer de Blaise Cendrars.” Dans son célèbre Je me souviens, Georges Perec recense ces petits riens – des noms, des détails et des anecdotes – qui ont peuplé son enfance et sa jeunesse et font germer des graines de nostalgie. Des fragments d’une époque révolue, qui, à leur manière, l’ont un peu façonné tel qu’il est. Mais, sans vouloir jouer les iconoclastes, on peut se demander lesquels de ces souvenirs sont réels, correspondent à l’expérience de l’homme Perec, et combien sont faux, ont été induits par d’autres au point que l’écrivain les a inconsciemment rendus siens, sans avoir vécu lui-même les événements dont ils sont issus.

Spectaculairement mis en lumière par des affaires judiciaires dans lesquels des faits imaginaires de maltraitance voire de pédophilie ont été implantés dans le cerveau d’enfants mais aussi d’adultes, le phénomène des faux souvenirs s’avère d’autant plus troublant que chacun d’entre nous a tendance à faire confiance à sa mémoire, surtout quand les détails lui reviennent de manière particulièrement vivante et imagée. Pourtant, aussi étonnant que cela paraisse, cela ne garantit pas que nous ayons réellement expérimenté ce que nous nous rappelons et, depuis des décennies, les dysfonctionnements mnésiques qui facilitent l’incorporation dans nos souvenirs de fausses informations sont étudiés par des psychologues, notamment par l’Américaine Elizabeth Loftus.

De nombreux tests ont déjà été réalisés par le passé mais le dernier en date, publié en mai dans le European Journal of Psychotraumatology, est assez impressionnant. Il a été réalisé par des chercheurs de l’université d’Utrecht (Pays-Bas) sur un contingent de soldats néerlandais qui, en 2009-2010, avaient été envoyés en mission en Afghanistan pour quatre mois. L’objectif premier de ces psychologues consistait à étudier les facteurs favorisant l’apparition et la guérison des troubles de stress post-traumatique, que l’on retrouve fréquemment chez les militaires revenant de zones de combat. Mais les chercheurs ont “profité” de ce cadre pour mener, en parallèle, une expérience sur les faux souvenirs.

Les soldats (qui avaient été vus une première fois avant de partir en Afghanistan) ont été invités à un “débriefing” deux mois après leur retour. Il s’agissait d’évaluer le degré d’exposition au stress et au danger auquel ils s’estimaient avoir été soumis sur le terrain. Au cours de l’entretien, les expérimentateurs glissaient une fausse information concernant un événement qui ne s’était pas produit mais aurait plausiblement pu arriver : ils décrivaient une attaque à la roquette du camp la veille du Nouvel An, attaque sans conséquences ni blessés. Quelques détails étaient apportés sur le bruit de l’explosion et les graviers que celle-ci avait projetés, à la fois pour renforcer la crédibilité de l’histoire et pour donner des éléments permettant de l’imaginer. Evidemment, personne ne s’en souvenait.

Sept mois plus tard, les quelque deux cents militaires ont de nouveau été testés. Et là, surprise : 26 %, plus d’un quart d’entre eux, ont assuré avoir été présents lors de l’attaque à la roquette de la Saint-Sylvestre. Selon l’étude, le faux souvenir s’était, en moyenne, installé plus aisément chez les soldats ayant le plus souffert du stress sur le terrain et étant le plus en état d’alerte ainsi que chez les individus ayant le moins bien réussi les tests cognitifs. Dans le premier cas, le stockage de faux souvenirs peut être dû à la facilité avec laquelle les personnes stressées se fabriquent des images et des scénarios. Dans le second, le phénomène peut s’expliquer plus simplement, par une moins bonne précision du processus de mémorisation. Même si les résultats s’inscrivent dans la lignée des travaux précédents sur le sujet, l’étude sort du lot pour plusieurs raisons : d’une part, il ne s’agit pas d’une expérience en laboratoire, contrairement à ce qui se fait le plus souvent, et, d’autre part, l’intervalle de temps entre l’implantation du faux souvenir et sa résurgence est nettement plus long qu’à l’ordinaire. Enfin, la facilité avec laquelle les chercheurs ont pu créer un souvenir de guerre factice chez des soldats de métier ne laisse pas de surprendre et souligne le caractère grandement malléable du cerveau. Avec sa nouvelle Souvenirs à vendre, qui a inspiré les films Total Recall, Philip K. Dick n’était pas loin de la réalité…

par Pierre Barthélémy
journaliste scientifique

Source : le “Monde Blogs “du 5 juin 2013
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Des chercheurs créent de faux souvenirs de guerre chez des soldats