La croyance d’une victoire de Donald Trump à l’élection américaine a la vie dure auprès d’une frange d’internautes québécois, réfugiée sur des sites parallèles après que les principaux théoriciens du complot furent bannis des réseaux sociaux grand public. Pendant un mois, Le Devoir a suivi les discussions sur ces plateformes marginales, où s’organisent de véritables campagnes de désinformation, notamment au sujet de la pandémie de COVID-19, qui ont des conséquences dans la vie réelle.

« Ce qu’on nous demande, c’est un mois supplémentaire. Et moi, c’est ce que j’ai l’intention de donner à l’armée des soldats digitaux », a imploré Alexis Cossette-Trudel, l’un des principaux influenceurs francophones de la mouvance QAnon, dans une vidéo mise en ligne le 21 janvier 2021. Il avait auparavant insisté pour dire qu’il mettait « toute [sa] réputation en jeu » sur sa prédiction selon laquelle Joe Biden n’accédera jamais à la présidence.

Se basant entièrement sur un échéancier vaguement évoqué par l’ancien conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn, lui-même un vecteur important de désinformation sur la politique américaine, Cossette-Trudel repousse ainsi sa prédiction : un mois plus tard, soit d’ici ce week-end, M. Biden et tout l’État profond doivent être arrêtés par l’armée, qui réinstallera Donald Trump à la Maison-Blanche. « J’attend ton 30 jour militaire [sic], une dernière fois. Last chance », lui a répondu un internaute, s’accrochant à cet ultime espoir. Au moment où ces lignes étaient écrites, cette prophétie ne s’était toujours pas réalisée.

Un mois après le départ de Donald Trump, force est de constater que, comme l’avaient prédit des experts, les théories du complot n’ont pas été rayées de la carte. Même si les grands réseaux sociaux ont annoncé le renvoi de la plupart de leurs porte-voix, ceux-ci ont trouvé de nouvelles plateformes pour s’exprimer, tels que le site de réseautage russe Vk, l’application de messagerie Telegram ou l’hébergeur de vidéos Odysee. Comme certains de leurs adeptes, Le Devoir a fréquenté ces réseaux alternatifs, où domine l’idée selon laquelle la démocratie est un mirage, et le coronavirus est instrumentalisé pour asservir la population.

Détresse post-Trump

L’assermentation du 46e président des États-Unis, qui s’est entièrement déroulée comme prévu, a créé toute une surprise auprès d’une minorité d’internautes, celle qui s’abreuve aux théories de la conspiration. Ces théories prédisaient plutôt un grand coup pour maintenir le président Trump au pouvoir.

En direct sur son site Internet et sur la plateforme Twitch, l’influenceur suisse adepte des théories du complot Leonardo Sojli résume bien la résignation, voire la détresse, des cercles désinformateurs dont la prévision ne s’est pas réalisée. « Si rien ne se passe, on va passer pour des cons […] Si rien n’arrive [pas de prise du pouvoir par l’armée], ma vie n’aura plus aucun sens. »

Quelques personnalités associées au mouvement QAnon ont bel et bien cessé d’en faire la promotion après cette humiliation. Un Québécois qui traduisait les messages de « Q », personnage central de la théorie — un soi-disant haut placé du gouvernement qui communiquait anonymement par messages cryptiques sur des forums Web —, a désactivé son site. Aux États-Unis, l’ex-conseiller de Donald Trump Steve Bannon, proche de ces théories, a même laissé entendre que QAnon pourrait, en fait, avoir été créé de toutes pièces par le FBI, dans un billet publié sur un site dont il est affilié.

Toutefois, la majorité des figures connues de ce mouvement a plutôt entrepris de poursuivre le mouvement autoproclamé « citoyen » et « patriote » sur une multitude de plateformes marginales, après avoir été exclue des grands réseaux sociaux. Quand le départ de Donald Trump est expliqué, c’est par un nouveau niveau de complexité. Celui-ci doit se retirer, imagine-t-on, jusqu’au moment où la preuve de fraude électorale de Joe Biden sera révélée. D’autre fois, on préfère simplement éviter le sujet, pour se concentrer sur l’autre thème incontournable de désinformation : la pandémie.

Épidémie de désinformation

Les nombreuses vidéos partagées sur ces plateformes sont presque toujours d’un ton négatif, calomniant des leaders mondiaux, des personnalités publiques ou des institutions. Joe Biden, Hillary Clinton, Bill Gates, l’ONU ou les médias seraient tous contrôlés par un « État profond » tirant ses ficelles jusqu’aux élus québécois. La pandémie de coronavirus fait ainsi partie d’un « plan mondialiste » de la « grande réinitialisation [great reset] ».

Le problème est que ces gens en viennent à ne plus croire aux institutions démocratiques. C’est la chose la plus dangereuse.

— Kyle Matthews

Dans l’une de ses vidéos, Alexis Cossette-Trudel présente le monde selon cette dichotomie : « C’est soit le grand reset, le COVID à vie, l’enfer communiste mondialiste, le nouvel ordre mondial, la distanciation sociale à jamais, la fin des relations humaines, le télétravail, etc., ou bien la liberté, partout dans le monde. » Dans les faits, c’est la pandémie qui a fait naître la proposition d’une « grande réinitialisation » de l’économie, selon la formule du Forum économique mondial de Davos, et non l’inverse.

La pandémie de COVID-19 et la mondialisation sont des thèmes souvent liés dans le discours des croyants à une grande conspiration, selon le directeur général de l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne de l’Université Concordia, Kyle Matthews. Son équipe étudie les conspirations sur le Web en recherchant les termes « global reset » (réinitialisation mondiale) ou « plandemic » (plandémie, mot-valise joignant « pandémie » à « planifiée »).

« Le problème est que ces gens en viennent à ne plus croire aux institutions démocratiques. C’est la chose la plus dangereuse », croit le spécialiste de la désinformation concernant la COVID-19.

Des attaques bien réelles

Cette méfiance envers les institutions, de la part des théoriciens du grand complot et leurs « soldats numériques », a été constatée par les quelques organismes québécois qui sont devenus leurs cibles favorites. Par exemple, l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec a reçu « quantité de messages » indignés après avoir entrepris des mesures disciplinaires contre des comptables opposés aux mesures sanitaires, Daniel Pilon et Stéphane Blais. On reproche de à ces derniers de « nuire à la bonne réputation de la profession. »

Plus tôt cette semaine, c’était au tour du Collège des médecins du Québec de subir une campagne en ligne, cette fois pour réclamer des mesures disciplinaires contre le psychiatre Gilles Chamberland. Dans une entrevue au réseau TVA, le Dr Chamberland a avancé qu’une partie de la population souffrant de « troubles délirants » est « drainée dans le phénomène des négationnistes de la COVID. » Par courriel, la porte-parole Leslie Labranche a confirmé que « cette situation est connue du Collège des médecins du Québec ».

L’Association québécoise de prévention du suicide a aussi dû faire face à une armée de trolls, par deux fois, après avoir rétabli les faits sur le taux de suicide au Québec. Statistiques du coroner à l’appui, il a été précisé que le nombre de suicides est resté stable, malgré la pandémie. On constate tout de même une hausse des problèmes de santé mentale.

« Il y a une avalanche de commentaires [dont] une moitié qui contestait ce fait-là, qui remettait en question notre crédibilité, qui allait chercher des données de rapports passés et qui les interprétait à leur manière, nous accusant même de jouer le jeu du gouvernement et de faire partie du complot visant à cacher l’augmentation des décès par suicide », témoigne Jérôme Gaudreault, directeur général de l’Association québécoise de prévention du suicide.

Certains internautes étaient même convaincus que l’Association, de mèche avec le gouvernement, camoufle des décès par suicide en décès de COVID-19, se souvient M. Gaudreault. Tellement, que certains ont tenté de perturber un événement en ligne, le 3 février, en le submergeant de messages et de liens trompeurs. « Quand tu reçois une attaque, là, ça devient tannant, parce qu’on vient nous entraver dans notre travail », se désole-t-il.

Même si le volume de désinformation a diminué après les importantes purges de contenu des réseaux sociaux, constate le chercheur Kyle Matthews, celui-ci avance que les plateformes traditionnelles ne peuvent pas barrer la route aux différentes théories du complot pour toujours. « Il y a beaucoup de gens bannis qui reviennent en créant de nouveaux courriels pour s’inscrire sur Twitter sous un autre nom. » Un signe parmi d’autres que cette méfiance envers les institutions risque bien de survivre à l’épreuve du temps, et des faits.

source :

Le Devoir

Boris Proulx

20 février 2021

 

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