Dès ma prise en fonction à la Miviludes, mon intention a été de ne pas me couper de la réalité du terrain. Il me faut sortir le plus souvent possible de Paris pour aller à la rencontre des communautés posant problème. Les sectes n’apprécient guère cette nouvelle façon de travailler. Elles brocardent les « descentes du Président de la Miviludes ». Il est vrai que j’opère par surprise, comme quand j’étais juge d’instruction. Je veux être certain qu’on ne me dissimulera rien. L’une de mes premières « descentes » donc, je la réserve à la communauté des Béatitudes, où l’on m’a signalé des séances psychospirituelles à but thérapeutique. Parmi les aspirations contemporaines des individus en quête de spiritualité, on trouve de plus en plus fréquemment cet idéal de proximité avec son dieu, en brisant les carcans de l’église. Ainsi s’explique en partie l’essor de ces pratiques de soin et de guérison en relation directe entre l’adepte et son dieu. La guérison par la prière devient la preuve que la foi peut soulager toutes les souffrances. Cette quête d’espoir, après tout, n’est pas critiquable en soi. Elle relève de la sphère purement intime. Les miracles de Lourdes sont pour des millions de catholiques la preuve tangible d’une intervention divine. Soit. Mais lorsque le recours au miraculeux se combine avec un refus de soin érigé en dogme, lorsque le mouvement pseudo-religieux affirme que le mal et la maladie ne sont qu’illusion, que la maladie et la mort n’ont pu être créées par Dieu, donc qu’elles n’existent pas et qu’il faut fuir les médecins avec horreur, alors la dérive est avérée. Quand des groupes charismatiques ou communautés pseudo-évangéliques invitent leurs fidèles à suivre des séances de prière collectives où se produisent des guérisons miraculeuses, sous l’égide d’un pasteur doté de pouvoirs médiumniques « vecteur de l’esprit saint », ces fidèles tombent sous leur emprise mentale. Ces errements sont devenus monnaie courante. Ainsi, à titre d’exemple, l’Eglise universelle du royaume de Dieu, plus connue sous le nom de Moon, développe auprès de ses adeptes l’idée que le sida peut guérir par la prière. De même le mouvement guérisseur d’inspiration religieuse, les Pèlerins d’Ariès, a retrouvé de cette manière un regain d’activité à Paris via son siège l’Eau bleue, où se tiennent des conférences régulières avec distribution de tracts promotionnels. ou encore ces « groupes médico-scientifiques » du Cercle des amis de Bruno Gröning, très puissants en Allemagne et qui interviennent en France en ciblant particulièrement les personnes âgées. Un autre mouvement, alliant prières et pratiques d’harmonisation, IVI (Invitation à la vie intense), prétend guérir les maladies les plus graves comme le cancer, le sida ou la sclérose en plaques, par la seule imposition des mains. L’organisation IVI, depuis la disparition de sa fondatrice Yvonne Trubert et malgré plusieurs condamnation du Conseil national de l’Ordre des médecins, compte encore à l’heure actuelle près de quatre cent adeptes en France (ils étaient environ deux mille en 2002). Face à cette prolifération de groupe de prière thérapeutique, je décide donc d’aller voir d’un peu près ce qui se passe à la Communauté des Béatitudes, située à Blagnac, près de Toulouse, lieu où l’on se livre à des séances psychospirituelles, mais aussi où m’ont été signalées des ruptures familiales, des disparitions dans des « monastères » à l’étranger, des abandons de biens, du travail dissimulé, des atteintes sexuelles sur mineurs, voire des suicides, en somme des faits entrant parfaitement dans nos critères de la dérive sectaire, bien que nous soyons en présence d’un groupe catholique bénéficiant du statut d’association de communauté privée de droit pontifical, donc directement soumis à l’autorité du pape.
En février 2009, je me présente devant les grilles de l’ancien couvent Sainte-Catherine-de-Sienne, accompagné de trois de mes conseillers techniques. Blagnac est à cette époque, le siège social mondial des Béatitudes ayant autorité sur les monastères rebaptisés « maisons » que dirigent des « bergers ». Cette communauté a été fondée en 1973, après le concile Vatican II, dans l’euphorie du renouveau charismatique des années post-soixante-huit, par un certain Gérard Croissant alias Ephraïm, lequel sera prié en 2008 par le Vatican de quitter les Béatitudes après la découverte de ses frasques sexuelles avec des religieuses tombées sous son emprise. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à donner des sessions dans les Landes, sans aucun mandat ecclésial. Lors de ma venue, la communauté est dans le collimateur de la justice. Le frère Pierre-Etienne Albert, berger de la maison de Bonnecombe (Aveyron), est en effet poursuivi pour avoir commis plus de cinquante actes pédophiles depuis 1975. Autant dire que ma visite tombe mal pour eux. Devant un ensemble de bâtiments en pierre rose érigé au XIX e siècle, entouré d’un halo de brume hivernale, j’éprouve tout à coup une pointe d’inquiétude. Comment les choses vont-elles tourner ? Serons-nous autorisés à entrer étant donné que je ne dispose d’aucun pouvoir de coercition ? Au bout de longues minutes, un « berger » en robe de bure finit par nous ouvrir le portail. Il nous invite à entrer dans une pièce où nous pouvons nous réchauffer. On nous installe dans des fauteuils usés mais plutôt confortables. Le berger ne nous cache pas sa surprise, personne ne l’a avisé de notre venue. Le religieux, assis devant nous sur une chaise rustique, n’est manifestement pas à son aise. Sans détour, je lui énumère mes griefs. Il reconnaît spontanément que si des mauvaises pratiques avaient cours par le passé, désormais tout est rentré dans l’ordre. Preuve de ses dire : leur nouveau statut d’association publique de fidèles de droit diocésain , sous la tutelle directe de l’évêque de Toulouse. Leur communauté sera restructurée en trois branches séparant les hommes consacrés d’un côté, les femmes consacrées de l’autre et enfin les laïcs, qu’ils soient célibataires ou mariés. J’en prends acte puis je demande à rencontrer le modérateur général, Marc Wallays dit « père François-Xavier », qui règne en maître sur les quatre-vingts maisons réparties dans vingt-huit pays sur les cinq continents, dont vingt pour la France. Ce chef religieux, d’une stature physique imposante, se présente dans sa robe de bure. Il semble sur ses gardes. Je lui énumère à nouveau mes inquiétudes, au sujet entre autres des séances de soins par invocation de l’Esprit-Saint pratiquées par deux médecins, notamment au Château Saint-Luc (81). Il cherche à me rassurer en invoquant à son tour la remise en ordre des « maisons », sans toutefois apporter de preuve. J’abrège l’entretien et lui demande l’autorisation de visiter les lieux et d’aller à la rencontre de ses fidèles occupés aux travaux de cuisine et de jardinage. Marc Wallays, visiblement peu enthousiaste face à cette inspection inopinée, demande mollement au berger de me servir de guide, puis il se retire avec courtoisie. Au cours de ma visite, ce qui me surprend de prime abord, c’est le mélange de prêtres consacrés, de laïcs, de diacres permanents et de familles entières. Les laïcs, astreints au travail en interne, portent en effet le même habit que les religieux. Je découvre que tous sont des bénévoles sans aucune couverture sociale, qu’ils ont fait don de tous leurs biens au bout de quelques années de présence. j’en conclus qu’ils sont devenus totalement dépendants de la communauté, à l’image de ce qui se passe habituellement dans les sectes. Je quitte Blagnac, mal à l’aise, car convaincu que ces pratiques ne peuvent avoir échappé à la hiérarchie ecclésiastique qui semble s’en accommoder. Je me rends sans désemparer à Toulouse rencontrer Mgr Le Gall que j’avais au préalable prévenu de ma visite. Je lui fais part de mon étonnement face au silence de l’Eglise sur ces dérives que j’ai pu moi-même constater. le haut prélat se montre louvoyant, cherche à minimiser, contester même, tout en se retranchant, comme l’ont fait les responsables des Béatitudes, derrière la prochaine réforme des statuts. Pour moi, aucun doute, la hiérarchie ecclésiastique a laissé s’épanouir cette communauté parce qu’elle représente une ferveur, suscite des vocations et remplit les églises de fidèles. Sont-ce des raisons suffisantes pour fermer les yeux sur de tels égarements ?
Le 15 novembre 2011, le tribunal correctionnel de Rodez condamnait le frère Pierre-Etienne à la peine de cinq années d’emprisonnement ferme pour une série d’agressions sexuelles reconnue. Aussitôt, la Communauté des Béatitudes faisait son mea culpa, par voie de dépêche à l’AFP : » Des actes graves ont été commis par lesquels de jeunes enfants et adolescents ont été irrémédiablement blessés au plus profond de leur personne. Elle (la communauté) tient à exprimer aux victimes et à leur famille sa douleur, son regret, sa honte devant de tels abus commis par celui qui était alors un des siens ». Le communiqué n’épargnait pas non plus Gérard Croissant : » Son prestige de fondateur charismatique, joint à la séduction de sa parole, a conduit la plupart de ses victimes à se laisser abuser par un discours prétendument mystique. »Conscient que toute cette affaire, et quelques autres, ne pouvaient que rejaillir négativement sur l’image de l’Eglise Catholique, l’épiscopat français, réuni à Lourdes, décidait de réagir le 5 novembre 2011 en condamnant fermement ces pratiques psychospirituelles. Il créait dans la foulée un comité d’experts sur le « spirituel » et le « psychologique ». Mgr Michel Santier, évêque de Créteil, admettait publiquement les dangers de tels errements. En citant la Communauté des Béatitudes, le prélat s’inquiétait du « risque pour une personne en proie à des difficultés psychologiques, et dont l’accompagnateur ne serait pas bien formé, d’imaginer, d’affabuler et de se retourner en accusatrice contre sa famille ». Il faisait référence à la technique mêlant généalogie, constellations familiales et souvenirs induits, qui consistent à demander à Dieu de visiter la mémoire afin de couper les mauvaises branches du passé familial. Mgr Bernard Podvin, porte-parole de la conférence des Evêques de France, dénonçait quant à lui « l’amateurisme et l’absolutisation de certaines théories ». Du côté des victimes, on ne décolérait pas, à l’instar de Jeanine Dijoux, secrétaire générale du Collectif des victimes des dérives du psycho-spirituel, qui dénonçait les « apprentis-sorciers ». Et il existe beaucoup de victimes dans des groupes de prière plus ou moins fermés, qui portent en germe les risque de dérapage en fonction du charisme du chef. A cet égard, je ne puis m’empêcher de m’interroger sur les circonstances de la tragédie de Nantes, celle de l’assassinat d’Agnès de Ligonnès et de ses quatre enfants. Le père, Xavier, principal suspect, s’est littéralement volatilisé depuis le 15 avril 2011. L’enquête a révélé que l’homme a baigné toute son enfance dans un groupe de prière appelé Philadelphie fondé par sa mère Geneviève de Ligonnès. Des pratiques étranges s’y déroulaient avec des références à satan et à un « complot-judéo-maçonnique ». A trois reprises par le passé (1962,1995,1999), la mystique Geneviève qui recevait des message de l’au-delà avait prédit l’apocalypse et entraîné tous ses membres dans un refuge en Bretagne. Le dernier message en ce sens remonte au 8 septembre 2011. Il y est question de ‘l’ultime combat de lumière contre les ténèbres de ce temps ». Un proche du groupe m’a confié que des anciens adeptes, toujours sous emprise, conservaient encore à leur domicile de la nourriture pour tenir plusieurs mois. Certes, rien aujourd’hui ne permet de faire un lien direct entre la tuerie de nantes et les enseignements anxiogènes de la fervente Geneviève, pas plus que les forts soupçons qui pèsent sur le père ne suffisent à en faire un coupable animé d’une folie meurtrière mystique. Reste que les messages Internet à caractère apocalyptique envoyés par Xavier de Ligonnès ne meuvent manquer de nous troubler.