Ce soir-là, le parc des expositions, porte de Versailles, était fantomatique. Sur la terrasse industrielle du hall 7, les 278 convives du «dîner en silence et en pleine conscience» organisé par le chef Thierry Marx et la psy du CAC 40, Coco Brac de la Perrière, patientent en s’éventant. À 100 euros le couvert, la méfiance est de mise. «Si c’est une arnaque, on sera deux pour en rigoler», confient Fabienne et Gilles, architectes. «Soit c’est de la récupération marchande de la méditation, soit il va se passer quelque chose entre tous ces gens qui ne se connaissent pas», résume Véronique, cadre dans l’environnement. «Manger en silence se fait dans les abbayes et les ashrams, mais autant de gens, c’est inhabituel», ajoute Edwige, méditante et conseil en stratégie de marque. Une bande de fashionistas glousse: «On va faire une crise d’épilepsie.»

À 20 h 50, notre gourou apparaît entouré des serveurs en chaussettes noires. Robe noire, pieds nus, vernis orange, elle a un petit air d’Audrey Hepburn: «Vous allez traverser le silence comme on traverse le désert. S’il se passe des trucs incohérents, faites avec.» Les rideaux de la salle de 1000 m2 s’ouvrent sur la tour Eiffel. Sans les néons braqués sur les convives, la vue serait formidable. Une machine souffle de la brume. Coco s’accroupit au pied d’un arbre en goudron entourée de petites scènes surélevées. Sur le sol, une flamme vacille. «Chatouillez le silence», intime-t-elle. Les tables sont comme les convives: en noir et blanc. Dans notre coupelle: une fleur violette et un grain de raisin séché. «Dégustez ces petits quelque chose en pleine conscience, regardez-les comme si vous ne les aviez jamais vus. Touchez-les, puis sentez comme votre corps contient un objet de plus.»

Microsalade ornée de trois lamelles de carottes

21 h 27. Les estomacs gargouillent. Une voisine de table baille. Comme il n’y a que dix serveurs, il faut un quart d’heue pour servir. Coco s’agace et écrit un message pour les cuisines. La préposée au courrier fait la navette avec la feuille A4. 21 h 43. Rouleaux de concombre saupoudrés d’épice rouge sur carpaccio de poisson. Las! Le serveur ôte brusquement l’assiette et revient avec une microsalade ornée de trois lamelles de carottes. Pas d’assaisonnement. Une blague de Thierry Marx? Regard éploré vers la tour Eiffel, où scintillent les lumières du Jules Verne d’Alain Ducasse.

21 h 50. On se bande les yeux pour la méditation. 22 h 19, on s’étire. C’est réussi. Un convive fait mine de croquer son assiette. «Quand l’impatience se manifeste, observez votre corps», intime notre hôte. 22 h 39, distribution de pain. Hola silencieuse. Rires. Coco perd le contrôle: «C’est ça, le luxe, les plats de Thierry Marx, ça prend du temps.» 22 h 52. Visiblement contrariée, elle file en cuisine. 22 h 55, arrive un risotto surmonté d’une croquette molle. C’est tiède et laisse un goût âpre en bouche. Les convives grimacent. Perchées sur leurs stilettos, deux chanteuses d’opéra en burqa s’avancent. Malgré la taille de la pièce, elles chantent au micro et sur bande-son. Un homme et une femme leur succèdent. Nus, ils déclament: «Mon corps et moi sommes unis pour la vie.» Des avions en papier volent. C’est la révolte. Les dîneurs partent en grappe. 23 h 41. Un cake nappé d’une vague mousse de thé vert est servi. Le silence devient pesant. Les Castafiore refont leur apparition. La plaisanterie dure depuis près de quatre heures. On s’enfuit avant Cendrillon et que tout le monde ne redevienne citrouille…

source : Par Lena Lutaud Publié le 02/07/2014 à 18:06

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