Au sommaire de PSYCHOLOGIES MAGAZINE / juillet-août 2010

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{{Comment la Scientologie nous piège}}

Pouvons-nous tous tomber dans le panneau de la Scientologie ? Sur quels leviers psychologiques agit-elle pour nous attirer ? Incognito, notre journaliste a poussé la porte de l’une de ses « églises ». Et s’est retrouvée prise au piège. Elle nous raconte son expérience, et trois spécialistes démontent les mécanismes de son embrigadement.

{{Sylvie Rollié}}

Sur les murs blancs, des lettres dorées, « Église de scientologie – Centre de dianétique ». Aucune confusion possible. Pourtant, sur les Pages jaunes, cette adresse renvoie à une librairie spécialisée dans le développement personnel… Mais en vitrine, la « librairie » ne propose que des ouvrages de Ron Hubbard, le fondateur de la secte. Tandis que je lis un panneau, « La gestion des émotions grâce à Ron Hubbard », des jeunes gens entrent et sortent, sans me regarder. Moi qui pensais qu’ils me sauteraient dessus, affamés de « proies » nouvelles.

{{La dianétique comme appât}}

11 heures. J’entre. Vaste espace blanc envahi de panneaux semblables où Ron Hubbard affiche un visage souriant et charismatique. Une croix dorée accrochée au-dessus de la tête de la jeune femme de l’accueil. Je lui avoue ma surprise de ne pas trouver ici une librairie de développement personnel. Ni étonnée ni suspicieuse, elle appelle une de ses collègues : Sophie*, une trentenaire souriante, m’invite à discuter à l’un des bureaux installés en retrait pour parler de ma « recherche ». Je lui confie ma gêne : « scientologie » écrit partout sur les murs, et puis cette croix… Un ami m’avait parlé de la « dianétique » comme d’une méthode de développement personnel, mais je ne savais pas que c’était lié à la scientologie. « En fait, m’explique-t-elle, la dianétique est la première découverte de Ron Hubbard. Elle est axée sur le corps et l’émotionnel. Il a ensuite développé la scientologie, qui touche, elle, à la dimension spirituelle. Mais on peut pratiquer la première sans s’intéresser à l’autre, bien sûr ! »

Bien sûr. Elle me présente donc le livre La Dianétique de Ron Hubbard. Un pavé aux couleurs rougeâtres et dorées, digne d’un roman de science-fiction – comme Hubbard en a d’abord écrit. Dix-huit euros. Raisonnable. Elle aurait besoin de mon adresse pour l’inscrire sur la facture. « Je ne préfère pas. » Elle me la tend et je découvre, en bas, à droite, que « mes informations personnelles [celles que je lui ai données, nom, prénom et adresse mail] sont désormais inscrites dans les fichiers de l’Église de scientologie ». Déjà ? Pour un livre ? « Il y a là toutes les clés pour apprendre à gagner en confiance vite et facilement. Et un glossaire pour comprendre tous les mots. Vous verrez, c’est fabuleux ! » Soit. Puisque j’étais venue pour acheter un livre, je peux donc repartir. « Si vous avez un peu de temps, je vous propose de monter à l’étage, pour visionner le DVD qui présente un résumé du livre. » Un résumé de ces six cent soixante pages, c’est tentant.

{{La promesse : devenir puissant, confiant, heureux}}

C’est ainsi qu’en quelques minutes, je me retrouve confortablement installée dans un fauteuil face à un grand écran plat, avec, à mes côtés, une jeune femme apparemment bien décidée à devenir mon amie. Autour de nous, de jeunes gens s’affairent, en silence. Je me sens… comme à la maison. Mais face à un film consternant de nullité ! Sur des images semblables à celles de mauvais feuilletons, où des couples s’insultent, des hommes s’effondrent en larmes, d’autres se fracturent la tête dans un accident, une mère hurle…, j’apprends que nos difficultés à nous exprimer ou à gérer nos émotions sont le fait d’« engrammes » (expériences traumatiques) ancrés dans notre « mental réactif » et qui l’empêchent de fonctionner parfaitement. L’objectif de la dianétique : permettre de remonter la chaîne de ces engrammes, jusqu’au « basique-basique » (le tout premier engramme, qui appartient à la vie utérine), afin de libérer le mental réactif. Et de devenir ainsi puissant, confiant, heureux. Naïvement, je demande : « Mental réactif ? L’inconscient, vous voulez dire ? » « Oui, sinon que nous pouvons tout à fait y accéder, et très facilement. » Tout semble si « facile », si « rapidement efficace » dans le monde de Ron Hubbard. Et puis, Sophie est tellement convaincue : « Toutes sortes de thérapies veulent nous proposer le bonheur, c’est facile à dire ! Mais comment on fait ? Ici, il y a des réponses et elles marchent, je peux en témoigner ! » C’est vrai qu’elle a l’air épanouie, Sophie, elle sourit tout le temps.

J’aperçois une machine, trônant sur une table comme une relique, équipée de deux tubes en métal. « Qu’est-ce que c’est ? » « Ah, c’est le fameux électromètre, vous voulez essayer ? En tenant ces deux tubes reliés par un fil, un très léger courant vous traverse, qui enregistre dans la machine l’électricité que vos émotions provoquent. Essayez : prenez les tubes, ne bougez surtout pas, et pensez à un événement douloureux… » Pendant que je me concentre, elle tripote le bouton de la machine, dont l’aiguille part brutalement à l’autre bout du cadran. « Vous voyez ! Il y a beaucoup d’émotions, là ! Maintenant, pensez à un événement agréable… » De nouveau, la machine s’affole. « Et maintenant, ne pensez à rien. » L’aiguille part de nouveau s’écraser dans le fond du cadran. Gênée, je bafouille : « Je suis un peu à fleur de peau… » « Oui, ça se voit… Avez-vous un peu de temps ? » « Une heure ou deux. » « Dans ce cas, je vous propose de passer une audition, vous verrez, c’est vraiment efficace. » L’« audition », je l’ai vu dans le film, c’est un tête-à-tête au cours duquel un « auditeur » propose à un « audité » de raconter un événement traumatique en boucle, afin de nettoyer cet engramme. Et de s’en libérer.

J’hésite : « Mais si je fais ça, je deviens scientologue, non ? » Elle rit en m’assurant que non, cela ne m’engage à rien. Pourtant, dans les faits, les adeptes passent l’essentiel de leur temps à subir des auditions, afin de passer du statut de « pré-clair », à celui, tant espéré, de « clair ». Elle me le confirme, d’ailleurs : « Je vais chercher Sébastien, qui sera votre auditeur, et vous, vous serez le pré-clair. » Ça y est : j’ai mon statut dans la hiérarchie.

{{Dans leur univers clos et secret}}

Pour la première fois, je commence à paniquer. Qui est Sébastien ? Un sexagénaire charismatique, un illuminé effrayant de froideur et de rigidité ? Je m’attends à voir apparaître un clone de Ron Hubbard ! Jean, chemise sty- lée et coiffure courte, Sébastien serait davantage le clone de Tom Cruise, à l’époque du film Cocktail… 30-35 ans, le sourire immédiatement agréable. Nous y allons. Je suis mon auditeur dans l’escalier, aussi inquiète que curieuse. Et presque flattée de la confiance qu’ils m’accordent en me laissant si aisément pénétrer dans leur univers clos et secret. « Et dire qu’il y a une demi-heure, j’étais encore au rez-de-chaussée à chercher un livre ! » Je tente le ton de la plaisanterie, histoire de me détendre. Mais Sébastien ne m’accorde qu’un petit rire poli, et me désigne un panneau, affiché dans l’escalier : « Silence ! Auditions. » En effet, quand nous arrivons trois étages plus haut, plusieurs portes sont closes : « Audition en cours. » Cela me rassure un peu : je ne suis pas la seule novice.

Nous entrons dans une pièce minuscule. Deux chaises face à face séparées par un bureau, une fenêtre étroite, un radiateur d’appoint. Il fait une chaleur insoutenable. « Vous n’avez pas froid ? » Je ne réponds pas, pensant qu’il plaisante – même si j’ai bien compris que ce n’était pas le genre de la maison.

{{Décidée à jouer le jeu}}

Le sourire calme de Sébastien, assis face à moi, me tranquillise un peu. À peine. Nous sommes vraiment seuls, enfermés dans un silence de plomb, et la chaleur m’assomme déjà. « Vous n’avez pas bu d’alcool dans les dernières vingt-quatre heures ? Vous avez mangé des protéines et des vitamines ce matin ? » Il se soucie de mon état de santé et de mon hygiène de vie, c’est une bonne chose… Mais pourquoi ? Quels efforts va-t-il me demander ? Polie, je donne les réponses attendues.

« Je vais compter jusqu’à trois. Vous allez fermer les yeux. Nous allons appeler votre “archiviste” – qui est en quelque sorte le gestionnaire de données de votre banque d’engrammes. Vous pourrez vous rappeler de tout ce qui va se passer. Et à tout moment, vous pourrez mettre fin à la séance si vous le souhaitez. Un, deux, trois. » Avec son « archiviste », je le trouve soudain comique… Mais je décide de jouer le jeu. Vraiment.

« À présent, fermez les yeux. Et maintenant, replongez-vous dans un souvenir récent, votre soirée d’hier, par exemple. Vous y êtes ? Décrivez-moi ce que vous voyez. »

« À la table de notre cuisine, à côté de moi, mon fils qui rit des grimaces de son père, face à lui. » « Que ressentez-vous ? » « C’est agréable, je souris aussi, je suis bien, j’aime les regarder rire ensemble. Oui, je suis bien. Enfin… » « Quoi ? » « Je ressens un peu de mélancolie, aussi. » « Qu’est-ce qui vous rend triste ? Est-ce que vous le savez ? » « Bien sûr que je le sais. Mais je n’ai pas envie d’en parler. » « Qu’est-ce que vous sentez ? »
Je sens surtout que je vais pleurer et je ne le veux pas. J’ouvre les yeux et j’élève la voix : « Je ne veux pas en parler. »

{{ Plongée dans le souvenir et la douleur}}

« Je comprends. Fermez les yeux. Maintenant, replongez-vous dans cet événement qui vous a rendue triste. Que voyez-vous ? » Il se fiche de moi ? Je viens de lui dire que… « Je comprends. Fermez les yeux. Racontez ce que vous voyez. » Puisqu’il veut jouer à ce jeu-là… « Je suis dans la salle d’attente de l’échographiste. Il y a cinq femmes assises à côté de moi. » « Que ressentez-vous ? » « Je suis impatiente, j’ai hâte que le médecin m’appelle. Et j’ai faim, il est 16 heures, je n’ai pas déjeuné. » « Que voyez-vous ? » Je décris la pièce dans les détails. L’arrivée du médecin, mon excitation. La salle de consultation, le fauteuil sur lequel je m’allonge, mes échanges sympathiques avec l’échographiste : « Je fixe l’écran, j’ai hâte de voir apparaître mon bébé. » Je décris le tout petit être replié sur lui-même, la froideur du gel sur mon ventre. Et puis l’attente, le silence, soudain. Et le visage du médecin. « Il s’assied, une main toujours posée sur mon ventre, l’autre qui monte à son front, puis manipule l’ordinateur nerveusement. Sur l’écran, je regarde mon bébé endormi, plan rapproché, plan éloigné, plan rapproché. Et le soupir trop profond du médecin. “Il y a un problème ?” Je pose cette question en sachant que la réponse est toujours non, forcément. Il répond : “Oui.” Non ? “Si.” »
J’éclate en larmes. J’ai mal, un coup de poignard dans le ventre, le même que ce jour-là, il y a quelques mois. « Je ne veux pas parler de ça, on arrête là, je ne veux pas. » Placide, Sébastien me tend une boîte de mouchoirs en papier. Je ne suis apparemment pas la première à verser des larmes ici

{{Je deviens une “auditée” obéissante}}

Impossible de m’arrêter de pleurer. « Je comprends. Fermez les yeux. Retournez au début de la scène : vous arrivez dans la salle d’attente. Que voyez-vous ? » En larmes, j’obéis. Et je raconte de nouveau la scène, en ajoutant quelques détails, à la demande de mon auditeur – la couleur des murs, le fauteuil à gauche, les mots du médecin : « Il ne respire plus. Je suis désolé. »

Je pleure, je pleure. J’ouvre les yeux. Il faut arrêter là. Trop mal. « S’il vous plaît, je ne peux plus. » « Je comprends. Fermez les yeux. Retournez au début de la scène. » Il m’avait pourtant dit que je pouvais m’arrêter quand je le voulais ! C’est même écrit dans La Dianétique. Sinon que le livre conseille également à l’auditeur : « N’abandonnez jamais, continuez sans relâche. » Sébastien est un auditeur discipliné. Je deviens une « auditée » obéissante. J’y retourne donc. Dans mes sanglots, j’ajoute des détails : ma tête qui tombe contre le torse du médecin, ses bras qui me serrent. Le coup de téléphone à mon mari, ses pas que je reconnais dans l’entrée, son visage blême : « Mon pauvre amour… » Sa main sur mon visage : « On en aura d’autres. » Ma tête qui ne tient plus, sa main qui prend la mienne : « Viens, on s’en va. »

{{Plus d’émotion, plus de douleur}}

Je pleure, j’ai chaud, horriblement chaud, ma tête tourne, mes lèvres sont sèches. « On peut arrêter, là, non ? » « Je comprends. Fermez les yeux. Retournez au début de la scène. Concentrez-vous maintenant sur ce que vous ressentez. Racontez-moi. » Qu’est-ce qu’il comprend ? Il ne comprend rien, il n’a aucune compassion, il est vide d’émotions.
J’y retourne et j’y retournerai encore. Dix- sept fois en tout. À la seizième, je ne pleure plus. Enfin. La dix-septième fois, je n’ai plus d’émotion, plus de douleur. Plus rien : « Mon mari m’entoure de son bras droit. Le médecin me serre la main fortement : “Tenez-moi informé.” “Oui.” Mon mari me tient serrée contre lui, sans un mot. »
« Que ressentez-vous ? » « Je me sens rassurée, il est là, c’est bon qu’il soit là. » J’ouvre les yeux. Je me penche sur mon téléphone pour vérifier l’heure. Sébastien me précède : « Il est 13 h 26. »

{{Epuisée, vidée mais plus légère}}

« Il faudrait que j’y aille. » En vérité, je suis épuisée, j’ai faim. Peur d’avoir un malaise.

Je veux partir. « Fermez les yeux, nous allons terminer cette audition. Revenez à un événement plaisant. » Je raconte un après-midi au parc, avec mon mari et mon fils. J’invente : je veux en finir. Et je pleure, encore. Je dis que c’est de joie, pour qu’il cesse son interrogatoire. Mais c’est de fatigue… « C’est fini, là ? » « Oui, bientôt. Fermez les yeux. Maintenant, retournez dans le présent. Vous y êtes ? Je vais compter jusqu’à cinq, et quand je claquerai des doigts, vous aurez effacé tout ce que vous venez de raconter. Cancel, cancel. » Claquement de doigts, j’ouvre les yeux, sonnée. Gênée, aussi, de regarder dans les yeux cet inconnu à qui je viens de confier une douleur aussi intime. Que va-t-il en faire ? En bas, Sophie nous attend, joviale, bien sûr. « Alors ? » Tout étourdie, je m’efforce d’afficher un air serein, pour lui faire plaisir. Et pouvoir partir : « Ça va très bien. » Sébastien lui assure que nous avons entamé un bon travail. « Entamé ? Quelle est la suite ? » « Il faut que nous nous revoyions vite, je n’ai pas eu assez de temps pour en finir tout à fait avec cet engramme. » Deux heures quand même ! Je dis que je vais y réfléchir, que je le rappellerai bientôt. 13 h 45. Je sors enfin. Épuisée. Vidée. Plus légère, aussi. Oui, un peu soulagée. Mais de quoi ? D’avoir « nettoyé un engramme » ou d’en avoir fini avec ce qui, sur l’instant, ne m’a pas paru très loin de la torture ?

Besoin de me changer les idées, de passer à autre chose. Sébastien ne m’en laisse pas le temps : à 18 heures, il m’appelle pour « prendre de mes nouvelles ». Si la rapidité de son appel me surprend, j’apprécie son attention. « Il est indispensable que nous nous revoyions pour nettoyer tout à fait cet événement. » Je n’en ai aucune envie. Et puis son empressement m’agace. « Mais d’abord, il faut que vous vous reposiez. » Nous sommes mercredi, je propose de rappeler le lundi suivant. « Et demain, seriez-vous disponible ? » Déjà ? « Ce sera bref, il ne nous faudra pas plus d’une heure. » J’accepte. Une heure pour la promesse d’un apaisement total de cette souffrance qui occupe depuis trois mois mes séances d’analyse, comment ne pas se laisser tenter ? Au moins par curiosité… Et puis, ça ne coûte rien. Au sens propre.

Mais cet empressement… Je me sens envahie. Et si je voulais arrêter maintenant ? C’est trop tard, Sébastien en sait déjà tellement… Il sait que tout cela m’a bouleversée. Et un peu apaisée. Je le vérifie le soir même : volontairement, je me replonge dans cet épisode auquel je ne pouvais, jusqu’à présent, pas songer sans que les larmes montent. Là, rien. J’ai l’impression de voir défiler devant mes yeux l’histoire d’une autre. Il n’y a plus d’émotion.

Au fil des heures, je commence à me faire des films terrifiants sur Sébastien. Est-ce un pro, un psy, un dangereux manipulateur ? Je passe une nuit atroce… Le lendemain, j’arrive au centre la peur au ventre. Elle se dissipe dès que Sébastien vient à ma rencontre. Comment ai-je pu fantasmer de telles horreurs autour de ce garçon de mon âge, si avenant et agréable ? Je le suis en confiance à l’étage, dans la pièce où le chauffage est toujours au plus haut. Et nous recommençons. Même protocole, même récit. Sans une larme. Je contrôle parfaitement la situation. Comme Sébastien, en quelque sorte…

Cinq fois, je retournerai au début de la scène, ajoutant des couleurs, des odeurs, des sensations de plus en plus détaillées. Je ne suis vraiment plus certaine de ne dire que la vérité. Une demi-heure plus tard, ses doigts claquent, j’ouvre les yeux et nous nous sourions. « Eh bien, voilà, vous en avez fini avec cet engramme ! » Avant de nous séparer, nous nous retrouvons avec Sophie pour faire le point.

« Cela vous a-t-il intéressée ? » Elle devine ma réponse : mon visage est détendu, mes yeux secs. « Vous avez pu voir combien c’était efficace. Et pourtant, ce n’est que le début ! » Début de quoi ? Quelle est la suite ? « Cela dépend de vous. Vous êtes libre de choisir. »

{{Un stage pour devenir auditeur à mon tour}}

Si je veux « continuer mon évolution », je peux refaire des séances de ce genre jusqu’à nettoyer absolument tous mes engrammes. Ou bien, et c’est ce qu’ils me conseillent, participer à un stage le week-end suivant : deux jours en groupe, au cours desquels je pourrais devenir tour à tour auditeur et audité. « Déjà ? Mais je n’ai aucune compétence pour auditer qui que ce soit ! » « Il n’y a pas d’autres compétences nécessaires que celles que vous avez déjà acquises en ayant été auditée ! »

Entendre et recevoir les souvenirs douloureux d’un inconnu, sans compétences… Je pense à ma psy. « Et combien ce stage coûte- t-il ? » Je m’attends à un tarif exorbitant, évidemment. « Quatre-vingts euros, les deux repas compris. » Rien, ou presque, comparé au prix moyen de tout stage de développement personnel ou d’une séance d’analyse. « Ce week-end, je ne peux pas. » « Très bien. Le suivant, alors ? Il y en a presque toutes les semaines. D’ici là, lisez bien le livre de Ron Hubbard, cela vous aidera dans votre réflexion. » J’en ai déjà lu une bonne cinquantaine de pages, la veille au soir. Mais je ne vais pas la vexer en lui disant la bêtise que j’y ai trouvée : un méli-mélo de concepts pseudo-scientifiques, appuyés par de prétendues preuves cliniques, un détournement arbitraire de mots courants (« aberration », par exemple, qui désigne, dans la langue de Ron Hubbard, rien moins que « les psychoses, névroses, compulsions et refoulements de toutes sortes »). Et ce ton mégalomaniaque et péremptoire propre à tous les gourous.

Dans le hall, des jeunes gens s’attroupent autour d’un couple venu présenter son nouveau-né. Ambiance amicale, joyeuse, comme on en trouve dans toute association de quartier… Ici, nous sommes tous des Sébastien et des Sophie souriants, sympathiques. Amis. Si je souhaite en faire partie, cela ne tient plus qu’à moi.

Enfin, pas tout à fait. Dès le lendemain, Sébastien laisse un message sur mon portable éteint. Il veut prendre de mes nouvelles, savoir si j’ai eu le temps d’avancer dans ma lecture. Je ne le rappelle pas.

Le surlendemain, même message sympathique. Quatre jours plus tard, deux messages. Cette fois, le ton change : Sébastien se fait du souci. « Rappelez-moi, juste pour me dire si tout va bien. » Je commence à m’en vouloir. Cela ne se fait pas, je ne peux pas le laisser s’inquiéter… Après tout, il m’a bien dit que j’étais libre de continuer ou pas.

{{Mon choix, ma liberté}}

Durant les trois semaines suivantes, je recevrai une dizaine de messages de ce genre. Jamais agressifs, juste inquiets.

Et puis, de plus en plus inquiets et pressants, comme ceux d’un proche laissé sans nouvelles. Suit un courrier électronique de Sophie, inquiète elle aussi, bien sûr. Cette fois, je réponds en lui expliquant que tout va très bien, mais que je ne souhaite pas poursuivre. Je la remercie poliment. Nouveau courrier le lendemain : « Que s’est-il passé ? Vous sembliez pourtant avoir apprécié l’audition ? Appelez-nous, ce serait gentil. » Je dois donc choisir de ne pas être « gentille », au risque de culpabiliser davantage : je modifie mon adresse électronique. Le lendemain, mon téléphone affiche un nouveau message et trois appels en absence. Je change de numéro. Pour être enfin « libre de choisir » de ne pas revoir Sophie et Sébastien.

{{Douze millions d’adeptes}}

Créée en 1954 par Ron Hubbard (1911-1986), auteur de science-fiction américain, l’Église de scientologie compterait aujourd’hui douze millions d’adeptes dans le monde. En France, on recense environ quarante-cinq mille fidèles. Fondée sur une méthode appelée la « dianétique », elle a pour objectif de purifier les esprits de tous les éléments mentaux qui les polluent. Reconnue comme religion aux États-Unis et en Espagne, elle a été classée, en France, parmi les sectes dans un rapport parlementaire de 1995. En octobre 2009, la Scientologie a été condamnée pour escroquerie en bande organisée et condamnée à payer six cent mille euros, jugement duquel elle a fait appel.

L’analyse de Jean-Pierre Winter, psychanalyste

“En devenant des confidents, ils vous rendent dépendants d’eux”

« À force de raconter un événement, il est évident que sa charge émotionnelle se désactive, puisqu’il devient un pur récit. Mais est-ce cela, “l’efficacité” ? Dans l’analyse aussi, au fil du temps, le patient en vient à répéter le même événement plusieurs fois. Sauf qu’il ne le fait jamais sur injonction, mais “quand ça vient”. La question de l’analyse étant : pourquoi le patient est-il amené à dire cela “maintenant” ? Ce moment est lié à ce qui se passe dans le transfert, et à ce qui a été dit ou vécu avant. Parce que la personnalité n’est pas réduite à cet événement, mais elle est, au contraire, associée à l’ensemble de ce qui préoccupe, embarrasse et habite l’individu. Nous le savons bien depuis Freud : l’émotion est liée à des souvenirs qui ne sont pas les bons, qui sont anachroniques, décalés… à des représentations qui servent uniquement à refouler la bonne représentation.

Il s’agit donc d’avancer pas à pas vers celle-ci. Mais sans avoir jamais la garantie que l’on y arrivera ! Autrement dit, il n’y a pas de “basique-basique” ! L’important, c’est de parvenir à comprendre cette émotion, de savoir l’accepter, la regarder en face… Non pas de s’en débarrasser, mais de modifier la place qu’elle tient dans notre histoire émotionnelle, pour qu’elle ne soit plus envahissante. Dans le psychisme, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Cette émotion ne s’est pas évanouie, elle s’est seulement déplacée. Et c’est là que l’on peut perdre le contrôle ! Car le risque, c’est que l’on ait reporté cette émotion sur l’“auditeur”. Et ce n’est pas pour rien que l’étape suivante consiste à se retrouver en groupe : c’est sur lui que l’on reportera cette émotion prétendument disparue. On est alors émotionnellement lié au groupe, après l’avoir été au jeune homme. Ensuite, ils usent de l’empressement pour exercer leur pouvoir. Appeler quelqu’un qui est bouleversé après l’avoir vu est une façon de lui dire qu’il va mal ! Surtout si cette personne lui a parlé d’événements personnels douloureux : l’auditeur est “au parfum”, il devient son confident et, en ce sens, la rend attachée, voire dépendante de lui. »

L’analyse de Jean Cottraux, psychiatre cognitiviste

“Ils appliquent sauvagement des techniques de thérapie cognitive”

« Cette technique n’a rien d’extravagant par rapport aux techniques psychothérapiques habituelles : c’est ce que nous appelons de l’exposition, utilisée en cas de stress posttraumatique. Ces personnes ont très certainement lu des manuels de thérapies cognitives. Seulement, elles les appliquent sauvagement, sans aucune précaution. Avant une séance d’exposition, il est essentiel de commencer par un entretien de diagnostic, pour s’assurer que le patient ne souffre pas de troubles psychiques graves (sinon, il y a un vrai risque de décompensation, pendant et après la séance), ainsi que pour évaluer son niveau de stress posttraumatique et de dépression. Puis il faut un réel suivi clinique.

Mais surtout, l’exposition est rarement aussi longue. S’il m’est arrivé de conduire des séances de deux heures, c’était dans des cas très graves (un patient témoin d’un meurtre, victime d’un viol…). Dans ce témoignage, a priori, il s’agit d’un épisode traumatique, pas d’un stress posttraumatique. Ce qui explique que cela ait pu “marcher” si vite. C’est un procédé commercial simple : on vous donne un échantillon gratuit et “bouleversant”, pour vous donner envie de revenir “librement”. On n’est jamais un meilleur adhérent que lorsque l’on n’est pas sous la contrainte ! Et, pour peu que vous ayez un trouble narcissique, vous serez ravi de pouvoir devenir “psychothérapeute” aussi vite, et d’exercer à votre tour ce chamboulement émotionnel sur d’autres. C’est ainsi que commence l’embrigadement. »

L’analyse de Nathalie Luca, sociologue

“Les adeptes ne sont pas des victimes, leur démarche est consciente”

« Dans le traitement médiatique habituel des adeptes de sectes, nous entendons toujours dire qu’ils sont des victimes, qu’ils n’ont rien demandé, qu’on leur a pris leur porte-monnaie… Or, comme le montre ce témoignage, c’est une démarche consciente. Pour la suivre jusqu’au bout sans jamais la remettre en cause, cela suppose de faire des choix. Notamment celui de faire abstraction de certains aspects qui pourraient vous contrarier. Évidemment, vous êtes sous influence, vous vous sentez sous pression rapidement. Mais comme vous pouvez l’être quand vous tombez éperdument amoureux. La vraie question, selon moi, est : pourquoi certains sont-ils prêts à faire le choix de poursuivre l’expérience ?

L’une des réponses, me semble-t-il, est que ces adeptes espèrent parvenir à avoir la preuve que “c’est vrai”, que “ça marche”. Ils ont envie de croire aux progrès, au bien-être, à la puissance qu’on leur propose de trouver. Quitte à en payer le prix fort. C’est pour cela que c’est difficile et douloureux d’en sortir ensuite, parce que c’est reconnaître que l’on s’est trompé et que l’on a voulu croire plus que de raison à quelque chose qui n’avait pas de sens. Plus une croyance est abracadabrante et vous demande des efforts pour y adhérer, plus vous êtes actif, participatif. Et, plus vous êtes actif, plus vous vous mettez en danger. Parce que c’est tout votre être qui est alors engagé dans cet effort. Remettre en cause ce système, c’est vous remettre entièrement en cause. Dans ce témoignage sont évoquées la conviction et la persévérance de Sophie et de l’auditeur : il ne faut pas oublier qu’eux aussi font une expérience. Ils sont certes plus avancés dans le processus d’adhésion, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont totalement convaincus ou “fous”. Eux aussi ont envie d’y croire, eux aussi ont des doutes… C’est pour cela qu’ils vont tout faire pour que cela marche, et pour que les personnes reviennent. Moins pour les manipuler que pour trouver, à travers elles, d’autres raisons d’y croire. »

Ce qu’il se serait passé ensuite raconté par un ancien adepte

Après quinze ans passés au sein de l’Église de scientologie, Alain Stoffen, musicien et ancien adepte, nous décrit chaque étape du processus. « Dans un premier temps, l’objectif est de nous convaincre, nous, nouvel arrivant, de l’efficacité de la “dianétique”, en nous proposant des services gratuits ou très peu chers. Ces services, dits “d’introduction”, comprennent les auditions, des stages, des cours adaptés aux passions ou aux besoins de chacun (cours de communication, d’affirmation de soi…). Une fois convaincus, il s’agit de nous persuader que nous avons besoin de poursuivre ce travail. C’est l’étape dite de “la ruine”, qui consiste à rechercher ses failles, ses attentes, ses désillusions… grâce à un test de personnalité dont les deux cents questions mettent en avant nos fragilités. L’étape suivante consiste à nous faire entendre que “seule” la Scientologie peut répondre à ces failles et nous aider à progresser sur la voie d’un mieux-être, en accédant à l’état de “clair”. Pour cela, il s’agit de multiplier les auditions, désormais payantes et proposées en forfaits – de vingt à trois cents heures. Parallèlement, des cours et des formations, de plus en plus chers, sont proposés pour progresser en tant qu’“auditeur”. Le temps pour accéder à l’état de clair est variable, donc le prix aussi : entre quarante-cinq mille et trois cent mille euros, environ. Une fois clair, des cours et des formations sont proposés, dans le but d’accéder au statut suprême d’OT, operating thetan… qui contient huit niveaux ! C’est sans fin.»

Juillet 2010

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