Les collectivités locales sont associées au plan contre les filières djihadistes, présenté par le ministre de l’Intérieur, fin avril. Après avoir publié, entre autres, l’ouvrage « Désamorcer l’Islam radical » puis créé le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI), l’anthropologue du fait religieux et expert à l’Observatoire national de la laïcité, Dounia Bouzar, a formé les écoutants du numéro vert mis en place par le gouvernement. Cette ex-conseillère de la PJJ revient sur le volet préventif de ce dispositif ainsi que sur le rôle dévolu aux collectivités locales. Interview.

Comment jugez-vous le plan de lutte contre le djihadisme présenté par le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, et notamment sa partie préventive ?
Concernant l’aspect « répression », j’ai envie de faire confiance au gouvernement, qui n’a vraiment aucun intérêt à l’inefficacité. Je suppose que les mesures évoluent avec la mutation de la radicalité elle-même. C’est le côté « prévention » qui me paraît toutefois le plus novateur.

Depuis plus de deux ans, je réclamais que la France prenne enfin ses responsabilités. D’abord parce que les groupuscules radicaux ont perfectionné leur recrutement, en mélangeant les techniques de dérives sectaires, la manipulation des textes religieux et l’aspect virtuel d’internet. Ensuite, parce qu’une fois qu’un jeune a basculé dans le radicalisme, c’est très compliqué de l’aider à faire chemin inverse.

En quoi était-il urgent de répondre à ce phénomène ?
Face à la progression de ce phénomène, mieux vaut prévenir que guérir. Surtout lorsque l’on sait que certains enfants basculent en moins de deux mois ! Aider ces familles, qui sont des victimes collatérales, à protéger leur enfant revient à aider le gouvernement dans sa lutte contre cette nouvelle forme d’enfance en danger.

En institutionnalisant ce que faisait le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI), le gouvernement déculpabilise les familles et sort du vieux stigmate « les parents musulmans n’ont pas su intégrer leur enfant » pour instituer un système de droit commun.

Comment se met en place ce plan, concrètement ?
Plongées dans un grand désarroi, leurs familles ont besoin d’interlocuteurs pour comprendre ce qui leur est arrivé… Un jeune qui refuse d’aller à l’école « au nom de Dieu » ou de voir ses camarades de classe « parce qu’ils ne possèdent pas la vérité » traverse-t-il une crise mystique ou est-il manipulé ? Quelle attitude avoir face à ce type de comportement qui met « du religieux » en avant pour s’auto-exclure ou exclure les autres ?

Un numéro vert a donc ouvert le 29 avril dernier. Les familles ont trois possibilités :

discuter pour mieux comprendre avec l’écoutant tout en restant anonyme ;
demander un éducateur dans sa région pour l’aider à affronter psychologiquement la situation si elle est avérée ;
demander à ce qu’on signale d’urgence son enfant au sein de toutes les frontières qui mènent à la Syrie pour l’empêcher de partir.
Quel est le profil des jeunes djihadistes partant en Syrie ?
Sur les 40 familles concernées par le radicalisme rentrées en contact avec le CPDSI depuis février 2014, plus de 60% sont athées et de classe sociale moyenne ! Seules 20% de ces familles dont un sujet a été endoctriné – une fille dans 6 cas sur 10 – se déclarent musulmans, dont deux tiers non pratiquants.

S’attaquer aux familles non musulmanes fait partie de la nouvelle stratégie des intégristes : ils estiment que les musulmans vivant en Occident sont trop pervertis et que pour faire partie de leur groupe qui « détient la Vérité du Vrai islam » – qu’ils appellent « les Véridiques » –, il vaut mieux être « vierge » de tout islam…

98% de l’endoctrinement se fait par internet, ce qui permet de toucher des villages ruraux de Bretagne ou du Limousin. En leur faisant croire qu’ils partent faire de l’humanitaire ou que c’est la fin du monde et qu’il faut mourir sur la terre du Levant pour sauver 70 de leurs proches au Paradis, les islamistes radicaux donnent l’illusion aux jeunes que le petit malaise qu’ils ressentent est le signe que Dieu les a élus. Cela peut toucher n’importe quel jeune, des « Corinne » qui ne sont liées ni à l’immigration ni au monde arabo-musulman, comme des « Houria » qui viennent de rentrer à Science-Po, etc…

Quels sont les professionnels les mieux-à-même de repérer ces cas ?
Plus que repérer et se contenter de signaler ces enfants – ce qu’il faut néanmoins faire puisque leurs droits fondamentaux sont violés, en témoigne leur façon de réciter plutôt que de raisonner –, les professionnels doivent venir en soutien des quelques familles dont un enfant risque d’être kidnappé puis séquestré dans un pays en guerre…

Une fois formés, ces travailleurs sociaux mais aussi chargés de mission politique de la ville ou prévention de la délinquance, voire policiers municipaux aideront ces familles de toutes classes sociales, à partir de critères concrets qu’on applique déjà pour les autres types de dérives sectaires.
Ils leur apprendront notamment à faire la différence entre endoctrinement à l’islam radical et simple conversion à l’islam, chose que les parents n’étant pas de référence musulmane ont parfois plus de mal à faire. Religion vient du mot « relier » et secte vient du mot « couper ». On gagnera alors du temps…

La participation des collectivités à ces actions de prévention est donc, selon vous, indispensable ?
Les collectivités ont un rôle crucial dans la prévention car ce sont leurs acteurs de terrain qui sont en première ligne. Il doit y avoir une cohérence d’action sur chaque territoire. Autrement dit, tous les interlocuteurs des jeunes – ceux cités plus haut mais aussi les élus locaux, les enseignants ou encore les imams – doivent se former de façon à savoir discerner les indicateurs de rupture qui annoncent une mise en danger du jeune.

Un jeune qui se retrouve en rupture amicale ou familiale puis abandonne l’école « au nom de Dieu » ne doit pas être considéré comme un jeune « trop musulman » (qu’il soit converti ou de famille de référence musulmane) mais comme un jeune en danger. Et ce n’est pas en lui tenant un discours moralisant comme quoi l’école est laïque qu’on va désamorcer l’autorité du discours radical qui commence à le prendre dans ses filets. C’est un peu plus compliqué que ça !

Pendant longtemps, la France n’a pas eu de stratégie préventive. Le gouvernement en a-t-il profité pour copier les bonnes pratiques de ses voisins ?
La France ne fait pas exactement comme les autres pays européens, et je suis la première à m’en réjouir. Le Royaume-Uni fait de la prévention depuis longtemps, certes, mais ils cherchent à remplacer le « mauvais islam » par le « bon islam. » Hors, il est peine perdue de vouloir dés-endoctriner un individu par le religieux, puisque ce dernier est persuadé « qu’il possède la Vérité » contrairement à son entourage qui serait dans l’erreur. Face à ces jeunes qui se prennent pour « des Véridiques », je connais des Imams qui se sont faire répondre « Ta gueule, tu ne connais pas ce que Dieu dit ! »

La première étape, c’est plutôt de remobiliser l’individu au-delà de l’endoctrinement qui l’a placé dans une situation binaire qu’il ne faut surtout pas renforcer. La France est le seul pays européen à essayer de faire cela grâce à des procédés classiques de sortie de secte, pour qu’il retrouve ses capacités de raisonnement, son identité, son affect. C’est ainsi que l’on sera efficace !

Plus qu’une spécificité française, vous y voyez également une main tendue aux musulmans de France. Pourquoi ?
Appliquer pour la première fois les critères des dérives sectaires – déjà appliqués aux autres religions – à l’islam, c’est assumer que la religion musulmane n’est pas l’islam radical ! En considérant jusqu’alors les radicaux comme de simples musulmans, le gouvernement comme certains élus réalisaient un méchant amalgame, mais surtout caricaturaient cette religion comme archaïque, déconnectée des valeurs de partage, incompatible avec l’égalité hommes-femmes…
C’est toujours le cas dans la plupart des autres pays européens, où les radicaux se font passer pour de simples orthodoxes et parviennent à faire avaliser leurs comportements de rupture sectaire comme de simples applications de l’islam « à la lettre ».

Aux yeux du grand public, leurs comportements radicaux, bien que totalement déconnectés de l’Islam, passent alors pour l’exercice classique de la religion musulmane…Cela renforce les préjugés comme quoi l’islam ne serait pas compatible avec les valeurs humanistes et fait monter l’islamophobie ! Cela fait aussi monter, en miroir, les discriminations des musulmans ou « présumés musulmans ». Les radicaux s’en servent ensuite pour faire monter la théorie du complot contre les musulmans.

L’islamophobie nourrit l’islam radical qui nourrit l’islamophobie. C’est un cercle vicieux qu’il faut casser. L’amalgame est d’autant plus contreproductif qu’il mène à la fois au harcèlement des pratiquants et au traitement laxiste des radicaux ! On a perdu beaucoup de temps à faire le procès de l’islam au lieu d’étudier les méthodes d’endoctrinement des radicaux, et pendant ce temps, ces derniers perfectionnaient tranquillement leurs techniques d’embrigadement mental et physique !

RÉFÉRENCES
Dounia Bouzar est anthropologue du fait religieux, et expert à l’Observatoire national de la laïcité

Ancienne personnalité qualifiée du Conseil Français du Culte Musulman, elle a également été auditrice auprès de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale avant de fonder son cabinet “Bouzar Expertises”.

Auteure de multiples ouvrages sur la laïcité et l’Islam, elle a publié en début d’année “Désamorcer l’islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l’islam” aux éditions de l’Atelier

CHIFFRES-CLÉS
Selon les premières statistiques du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI), récoltées à partir d’un échantillon assez faible composé de 40 familles ayant pris contact avec eux depuis février 2014 :

· 20% des familles ont recours à l’aide du CPDSI en raison d’un enfant mineur; 80% d’un majeur (dont plus de la moitié âgés de 18 à 21 ans)

· 60% des familles ont recours à l’aide du CPDSI en raison du possible endoctrinement d’une de leurs filles; 40% d’un de leurs garçons

· 80% des familles ayant eu recours à l’aide du CPDSI ne pratiquent pas de religion, dont 80% se revendiquent athée ; 20% des familles ayant eu recours à l’aide du CPDSI pratiquaient une religion, dont un tiers l’Islam.

· 76,7% des familles ayant eu recours à l’aide du CPDSI sont de nationalité française, dont les grands-parents sont nés en France ; 20% de nationalité française ou algérienne avec des origines maghrébines ; 3,3% de nationalité française d’origine antillaise.

· 63,3% des familles ayant eu recours à l’aide du CPDSI estiment faire partie de la classe moyenne, 20% des classes supérieures et 16,7% des classes populaires

· 46,7% des familles ayant eu recours à l’aide du CPDSI sont domiciliées en région parisienne (dont plus de la moitié en Seine-Saint-Denis. Le reste proviennent de Midi-Pyrénnées (17,8%), de Rhône-Alpes (8,8%), des Bouches-du-Rhône (6,7%) mais aussi de Bretagne, du Centre, du Limousin, de Lorraine ainsi que des territoires de Belfort (20%)

· 56,7% des familles ayant eu recours à l’aide du CPDSI sont divorcés; 43,3% étant encore mariés.

source : http://www.lagazettedescommunes.com/233159/les-collectivites-ont-un-role-crucial-a-jouer-dans-la-prevention-du-djihadisme-dounia-bouzar-anthropologue/