Depuis plus d’un an, un dealer américain dénommé Starline (1) vend tous les jours de la méthamphétamine, une drogue de synthèse hautement addictive aux effets euphorisants à 32 euros le demi-gramme. A ses yeux, ses clients sont des « adultes responsables » alors même qu’il est incapable de dire à quoi ils ressemblent. Et pour cause : son champ d’activité n’est ni la rue ni la ville, mais le monde entier et ses réseaux cybernétiques. Starline honore ses commandes depuis son ordinateur. Comme lui, des milliers de trafiquants ont ainsi investi un sous-continent virtuel inconnu du grand public où se croisent hackers, pirates, vendeurs d’armes, dissidents ou djihadistes. Tous naviguent sur cet océan de données informatiques, le deep web (« web profond »), sorte de triangle des Bermudes, probablement plus vaste encore que le web de surface, accessible à tout un chacun.
Inutile d’aller sur Google pour se plonger dans ces abîmes, dont l’anonymat sert tant les criminels que les opposants politiques, les avocats et les journalistes désireux de communiquer en toute discrétion. Il suffit de se connecter au réseau TOR (The Onion Router), constitué, comme les pelures d’un oignon, de multiples strates. Une fois cette frontière passée, vous êtes en mode furtif. Même la monnaie utilisée, le bitcoin, est une devise à part. Et elle a le grand avantage pour les délinquants d’être parfaitement impossible à tracer.
Pas besoin d’être un geek chevronné pour accéder à ce monde parallèle. Le logiciel se télécharge gratuitement en moins de cinq minutes. Un clic effectué sur une icône représentant un oignon suffit à ouvrir une fenêtre internet tout ce qu’il y a de plus normal. La navigation peut alors commencer, mais mieux vaut connaître d’avance l’adresse du site recherché, car aucun furetage par mot-clé n’est possible. Dans cet univers opaque, un lien internet ressemble à une enfilade de signes cabalistiques. Un mélange de chiffres et de lettres impossible à retenir se terminant non pas en .com mais en .onion. Les utilisateurs de TOR ont eu l’idée ingénieuse de réunir sites, chats et forums qui peuplent les tréfonds du Net dans un Hidden Wiki (« Wikipédia caché »).
Présentation sobre, caractères bleus et noirs sur fond blanc : il ressemble en tout point à l’encyclopédie gratuite. Sauf que sur ce jumeau de l’ombre toutes les tendances se côtoient. La rubrique « Plaidoyer politique » recense des sites tenus aussi bien par des opposants au président syrien Bachar al-Assad que par les défenseurs d’une Europe « pure », sous-entendue blanche. Un autre suggère de « financer la lutte islamique sans laisser de trace » à l’aide de bitcoins. Dans ce pandémonium, le porno tient une place de choix, du X classique au plus trash. C’est sur le Hidden Wiki que le collectif de hackers Anonymous a débusqué, il y a deux ans, Lolita City, un gigantesque gisement d’images pédopornographiques. Pour le combattre, les activistes masqués ont lancé une attaque informatique et diffusé les détails des comptes de plus de 1 500 habitués. Peine perdue : le site figure toujours sur l’annuaire.
Des milliers de produits sur la Route de la soie
Depuis deux ans, une place de marché – Silk Road (« Route de la Soie ») – s’est imposée en référence. Son emblème, vert psychédélique, représente un Bédouin au visage caché assis sur un dromadaire chargé de marchandises. Le clin d’oeil aux échanges commerciaux reliant l’Asie à l’Europe jusqu’au XVe siècle s’arrête là. Sur cette route de la soie virtuelle, pas d’étoffes ni d’épices à vendre, mais des milliers de produits hors la loi, accessibles et livrables partout dans le monde. Cela va des drogues en tout genre à des faux papiers d’identité, des manuels pour apprendre à fabriquer du LSD ou devenir un hacker à des ordonnances bidon. On peut aussi s’y procurer des montres Rolex et des lunettes de soleil Ray-Ban de contrefaçon. Seuls les contenus pédophiles et les armes sont proscrits. Comme sur le site de commerce eBay, les annonces comportent photos, notations et avis des clients. Tout se paie uniquement en bitcoins.
Certains intitulés des rubriques sont explicites, à l’image de « Médicaments » ou de « Drogues », la plus importante avec plus de 7 000 annonces, d’autres moins. Dans la catégorie « Nourriture », vous trouverez des cookies au chocolat fourrés au cannabis et du thé à l’opium. Dans celle des « Livres », un guide pour cultiver des champignons magiques. L’espace « Jardin et maison » ne propose pas de plantes vertes ou de râteaux, mais des graines de pavot, dont l’opium est tiré, et des lampes pour faire pousser du cannabis.
Le « terrible pirate Robert »
Pour assurer la bonne marche de son business, le chef anonyme du site, « ‘Dread Pirate Roberts » (le Terrible Pirate Robert), a édicté des règles strictes. Le consommateur ne doit pas se faire livrer où il vit, mais chez un ami ou à l’adresse d’une boîte postale. Surtout pas dans un immeuble désaffecté pour ne pas intriguer le facteur. Aux expéditeurs, le Pirate Robert explique que les enveloppes pleines de drogue doivent être scellées sous vide. Le café, subterfuge utilisé par les dealers pour masquer les odeurs des produits stupéfiants, n’est d’aucune utilité, avertit-il, puisque les chiens des stups sont dressés à le repérer. Dans ce négoce, trois parties entrent en jeu. Le client verse ses bitcoins sur un portefeuille appartenant à Silk Road, qui ne paiera le vendeur qu’une fois le colis parvenu à destination. La transaction réussie, l’acquéreur laisse une note de 1 à 5 au bas de l’annonce et un commentaire, souvent laudateur du genre « super emballage « ; « je ne m’adresserai plus à aucun autre fournisseur » ; « très bon produit ».
« Les gens trouveront toujours de la drogue »
Les marchands de Silk Road, de toutes nationalités, se montrent eux aussi ravis, à en croire ceux qui ont accepté de nous raconter leur expérience par message privé. L’un d’eux, installé en Belgique, propose depuis sept mois de l’herbe à 0,59 bitcoins les 5 grammes (soit 42 euros), de la résine de cannabis et des antidouleurs à base de cannabis. Il envoie ses commandes partout dans le monde. « Mes clients sont principalement des personnes malades et âgées qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se montrer en public, affirme ce trafiquant. Beaucoup font un usage médicinal de mes produits. Ces gens ne veulent pas d’ennuis, juste se procurer des antidouleurs d’une manière simple. »
Un autre dealer installé en Grande-Bretagne offre à 0,33 bitcoin le gramme (23 euros) de la kétamine en poudre, un anesthésiant ultrapuissant aux effets hallucinogènes. « J’utilise ce site pour la simple et bonne raison que les drogues ne cesseront jamais d’être consommées dans le monde, énonce-t-il d’emblée non sans cynisme. Je sais que ce n’est pas bien de faire ça, mais les gens trouveront toujours de la drogue, quel que soit le moyen qu’ils choisissent. »
1,2 million de dollar de revenus chaque mois
Le volume total des ventes du site Silk Road représentait l’an passé 1,2 million de dollars par mois, dont 92 000 étaient reversés aux administrateurs. C’est du moins ce qui ressort d’une analyse conduite pendant huit mois par Nicolas Christin, un ingénieur français, professeur à l’université de Carnegie Mellon, en Pennsylvanie. Etant donné la vitesse avec laquelle ce commerce se développe, on serait encore loin du compte. « Aujourd’hui, beaucoup plus de produits sont disponibles, les chiffres que j’ai obtenus sont sans doute très inférieurs aux volumes actuels », estime-t-il.
L’affaire apparaît si juteuse que des petits malins ont lancé à leur tour des copies conformes de Silk Road. Ces sites, baptisés Atlantis et Black-Market Reloaded, fonctionnent sur le même modèle. « Il n’y a rien de plus sain que la concurrence », se justifie le créateur d’Atlantis, qui se fait appeler Vladimir. Silk Road néanmoins résiste, bien que victime de temps à autre d’attaques informatiques qui le mettent hors service. Sur le forum de discussions du site, ces coups de Jarnac sont mis sur le dos tantôt de la concurrence, tantôt des policiers. Pourtant, les autorités semblent impuissantes devant cette pieuvre qui profite des limites de la coopération internationale en matière de lutte contre la criminalité.
« Une mine d’infractions »
Aux Etats-Unis, le sénateur de New York Charles Schumer a ordonné à la Drug Enforcement Administration (DEA), le service de police américain chargé de la lutte contre le trafic de stupéfiants, de fermer le site incriminé, mais rien ne s’est passé. Ace jour, seul un trafiquant présumé opérant sur Silk Road a été arrêté à l’été 2012. Il s’agit d’un Australien, Paul Leslie Howard.
En France, pas une personnalité politique ne s’est encore emparée du sujet. Selon le procureur adjoint au tribunal de grande instance de Créteil, Myriam Quéméner (2), aucune procédure liée à Silk Road n’a été ouverte sur le territoire. « C’est un champ d’investigations très peu exploré, alors qu’il constitue une mine d’infractions, déplore cette magistrate spécialiste de la cybercriminalité. Il va bien falloir apporter des réponses juridiques. » Interrogés sur ce phénomène, policiers et gendarmes se montrent discrets, comme s’ils ne savaient quelle posture adopter. Ils ne laissent donc rien filtrer de la lutte contre les criminels et délinquants de ce réseau souterrain. « On n’a aucun intérêt à communiquer sur le sujet », observe-t-on chez les gendarmes. Réponse quasi identique de la police : « Nous travaillons sur le sujet, mais nous ne voulons pas en parler, pour ne pas faire d’émules. » Pas sûr que cela suffise à décourager les curieux.
Kalachnikov à 550 euros
Les abîmes numériques recèlent aussi des offres commerciales délirantes, dont on ne sait si elles relèvent de l’incitation au meurtre ou du canular. Sur le site Hitman Network (« Réseau de tueur à gages »), illustré par la photo ultrakitsch d’une blonde pulpeuse brandissant un revolver, une équipe de trois tueurs à gages se propose d’éliminer pour 10.000 dollars vos rivaux aux Etats-Unis ou en Europe. Seule règle édictée : « Pas d’enfant en dessous de 16 ans et pas de politiciens dans le top 10. ». Un autre mystérieux vendeur brade des kalachnikovs à 550 euros pièce, en accueillant le visiteur avec une citation de Sénèque : « Une épée n’a jamais tué personne. Ce n’est qu’un outil dans la main de l’assassin. »
Sur un Apple Store de contrebande, téléphones et tablettes électroniques de la célèbre marque sont cédés à des prix défiant toute concurrence. Pour inciter les acheteurs, 15% du prix de vente seront reversés à des orphelinats, promet le crypto-commerçant, un certain M. Smith. En cas d’arnaque ne comptez pas sur le service après-vente.
(1) Le pseudonyme a été modifié.
(2) Auteur avec Yves Charpenel, avocat général à la Cour de Cassation, de « Cybercriminalité. Droit pénal appliqué », coll. « Pratique du droit », Economica, 2010.
source : Le Nouvel Observateur Drogues, armes, meurtres… : enquête sur la face cachée du web
Créé le 04-07-2013 à 15h22 – Mis à jour le 08-07-2013 à 10h31Par Bérénice Rocfort-Giovanni