À la suite de notre reportage sur une école Steiner à Bagnères-de-Bigorre, « la Fédération – Pédagogie Steiner-Waldorf en France » nous a demandé un droit de réponse. Nous avons aussi quelques éléments à leur rétorquer, les voici.
Objet : Demande d’insertion d’un droit de réponse suite à la parution de l’article intitulé « Ecole Steiner : ésotérisme en Hautes-Pyrénées » dans Charlie Hebdo.
Paru dans l’édition n°1505 du 26 mai 2021 en version papier.
Aucun enseignement n’est secret, ni caché dans l’école des Boutons d’or de Bagnères de Bigorre. Elle s’inspire de la pédagogie Steiner-Waldorf et développe un projet pédagogique basé sur le lien à la nature, les intelligences multiples, l’apprentissage par l’expérience et le vivre ensemble. Les enseignants prennent en considération l’individualité et la vie intérieure des élèves pour améliorer le cadre d’apprentissage.
Dès l’introduction les parents d’élèves de l’école sont assimilés à des « adeptes de l’anthroposophie ». C’est faux. Le fait de scolariser leurs enfants dans cette école ne fait pas de ces parents des anthroposophes. De plus, l’anthroposophie ne consiste pas en une conception du monde à laquelle il faudrait adhérer : elle constitue un champ de recherche et de réflexion, un espace de dialogue dans lequel chacun, quelles que soient les convictions personnelles, peut interagir et collaborer. L’anthroposophie n’est pas enseignée à l’école.
Des contrôles réguliers sont réalisés dans les écoles Steiner Waldorf par leurs autorités de tutelle, notamment l’Inspection académique et aucune n’a jamais identifié « un risque de dérives sectaires ». Il convient également de rappeler qu’un certain nombre de nos établissements sont sous contrat avec l’éducation nationale, ce dont il résulte qu’ils sont soumis à des contrôles plus étendus sur le respect des exigences pédagogiques, et que les enseignants sont évalués dans des conditions comparables à celles des enseignants des établissements publics.
L’article définit la pédagogie comme « très controversée » ou encore « se caractérise par une sorte d’occultisme ». Ce parti pris ne reflète pas les études réalisées par des membres de la communauté scientifique éducative.
Le dessin de forme et l’eurythmie sont décrits comme « participa[nt] d’une forme de mysticisme ». Ces méthodes d’enseignement n’ont rien d’obscur ou de mystique : leurs objectifs pédagogiques sont largement détaillés sur le site internet de la Fédération accessible à tous.
Dans ce réquisitoire sont évoqués « deux inspections d’académie sont dévastatrices ». Cet adjectif est inapproprié, les rapports d’inspection font principalement mention de documents administratifs à actualiser (ce qui a été fait) et d’un manque de rituels et d’activités créatives (alors que l’école des Boutons d’or est très riche sur ces aspects). Les conclusions des rapports d’inspections encouragent l’école dans son évolution en lien avec les programmes de l’éducation nationale.
Par ailleurs, les sciences sont bel et bien enseignées dans les écoles Steiner Waldorf et ne sont aucunement considérées comme une croyance. L’étude PISA menée en 2006 dans les écoles Steiner Waldorf autrichiennes a souligné la qualité de l’enseignement scientifique prodigué, et nous peinons à comprendre comment une pédagogie qui n’enseignerait pas les sciences pourrait présenter un taux de réussite universitaire élevé chez ses anciens élèves, qui comptent par ailleurs un prix Nobel de médecine, Monsieur Thomas Südhof… En effet, une étude suédoise de 2007 révèle que 58% des anciens élèves des écoles Steiner ayant suivi un cursus complet ont poursuivi leur scolarité dans l’enseignement supérieur, soit un pourcentage de 11% supérieur à la moyenne nationale suédoise. De plus, une étude allemande réalisée auprès de plus de 1 000 anciens élèves Steiner-Waldorf conclut à une « haute performance pédagogique de ce type d’école […]. En comparaison avec l’ensemble de la société, le nombre de diplômés en possession d’un diplôme universitaire peut rivaliser avec n’importe quel lycée ». Elle ajoute « Finalement, on peut considérer qu’un argument parfois utilisé par les critiques à l’encontre des écoles Waldorf sont tous sauf une institution de recrutement pour le mouvement anthroposophique ».
Faut-il rappeler que la liberté d’enseignement demeure un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la décision du Conseil Constitutionnel du 23 novembre 1977 ? Dès lors, cette liberté a valeur constitutionnelle.
Pour conclure, nous sommes finalement très déçus de trouver au sein de Charlie Hebdo, devenu emblème de la liberté de pensée et d’expression en France, un article qui, faute d’éléments factuels notables, s’apparente finalement à une entreprise de stigmatisation inquiétante, dénonçant le fait que des parents souhaitent une autre pédagogie pour leurs enfants.
Tout au long de l’article, plusieurs fausses informations sont également mentionnées, qu’il convient de rectifier :
- Il est écrit que « l’école se situe dans une maison louée par des particuliers ». C’est faux. L’école se situe dans une maison privée dont les propriétaires mettent à disposition un bâtiment et un jardin dans le cadre d’un commodat (contrat de prêt à usage), sans échange financier donc, mais contre remise en état des locaux et entretien.
- « 50 nouveaux enfants sont inscrits pour la rentrée » : c’est faux. Il a été expliqué que 50 nouvelles familles avaient contacté l’école en vue d’une inscription, mais que dans les conditions actuelles de locaux, l’école n’accueille pas de nouveaux inscrits.
- « Pour s’agrandir, l’équipe a fait l’acquisition d’un nouvel endroit, le site de Serbois » : c’est faux. L’école sera locataire du site lorsque celui-ci sera aménagé. L’école n’a pas acheté de foncier ni de locaux.
- « Happening des masques blancs : certains parents des Boutons d’or font partie de ce mouvement » : L’appartenance à des mouvements citoyens, politiques ou militants est un engagement personnel n’engageant en rien l’école et ne signifiant pas que l’école soutient ces messages ou intentions. Ces amalgames sont dangereux.
- La directrice et la présidente de l’association n’ont pas dit « Steiner, connais pas ». Steiner a écrit plus de 20 ouvrages et tenu plus de 600 conférences retranscrites dans 300 volumes. Elles précisaient ne pas avoir tout lu car tous ces écrits ne concernent pas la pédagogie.
- H. Dahan n’a pas quitté l’école du Domaine du Possible suite à des soupçons de « dérive sectaire », mais à cause de différends internes sur la gouvernance de cette école.
Je vous remercie de votre prompt retour, et notamment de bien vouloir me confirmer la publication de ce droit de réponse dans la prochaine édition papier de votre journal.
Je me permets de souligner qu’il résulte des textes de loi précités qu’à défaut de publication du droit de réponse dans les délais prévus par la loi, un recours en insertion forcée peut être exercé.
Je vous prie de croire, Monsieur le directeur de la publication, en l’expression de mes respectueuses salutations.
Guy Chaudon – Président de la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France
La réponse de « Charlie »
Ainsi, la Fédération Steiner-Waldorf n’est pas contente de notre reportage ? C’est ballot, on va devoir en rajouter une couche. Le rapport aux sciences dans l’école dans laquelle nous avons réalisé ce reportage est bien particulier. Pour rappel, la directrice de l’école des Boutons d’or nous expliquait que les résultats de la science ne sont pas enseignés avant la sixième, « pour éviter le dogmatisme ». « Le but est que les élèves connaissent au cours de la scolarité différentes approches pour comprendre le monde, sortir de la prétention que tout ce qui n’est pas validé par le protocole scientifique officiel est obscurantiste », ajoutait-elle. Cette conception ne risque-t-elle pas de faire le lit d’une remise en cause de la science et de la rationalité, à l’heure où les pseudosciences ont le vent en poupe ?
Que disent les rapports d’inspection d’académie ? Pas seulement des considérations administratives. On ne peut pas tout mettre ici. Voici quelques éléments supplémentaires. En 2019, le rapport pointe de « multiples insuffisances » et des « doutes sérieux quant à l’acquisition du socle commun de connaissances, de compétences, et de culture ». En 2020, nouvelle inspection : « L’histoire et la géographie ne sont pas traitées en classe » ; « Les sciences ne sont pas enseignées, aucune trace écrite n’ayant été observée » ; « La démarche d’investigation est apparue absente, la confrontation aux connaissances historiques et scientifiques est inexistante ».
Revenons à l’eurythmie, cette sorte de danse pratiquée par les enfants. Bien sûr qu’elle participe d’une sorte de mysticisme. La directrice nous disait que celle-ci permet d’associer « l’élément spatial du monde visible et l’élément temporel du monde musical. À la rencontre des deux courants, l’eurythmie participe activement à l’harmonisation de l’être humain ». Steiner disait de son côté de l’eurythmie qu’elle « fortifie l’âme en la faisant pénétrer vivante dans le suprasensible ».
L’an dernier, la Miviludes a reçu 14 saisines concernant des écoles Steiner-Waldorf. Il s’agit de demandes de familles qui souhaitaient des informations, selon Le Monde. Quatre d’entre elles pourraient être des dérives plus graves, deux sont encore en cours d’enquête, selon le ministre de l’Intérieur. Un livre sort bientôt, qui va davantage éclairer de possibles dérives sectaires. Dans Le Nouveau Péril sectaire (éd. Robert Laffont), les journalistes Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor ont recueilli une dizaine de témoignages d’anciens élèves d’écoles Steiner, d’anciens enseignants ou de parents d’élèves, issus de six écoles différentes en France. « Il s’agit de situations d’embrigadement, de manipulations mentales », nous explique Timothée de Rauglaudre. Ce qui revient souvent aussi, dans ces témoignages, c’est le fait de laisser les enfants livrés à eux-mêmes, nous explique le journaliste, pour qu’ils réalisent leur karma.
Les parents qui mettent leurs enfants dans les écoles Steiner ne sont effectivement pas tous anthroposophes, mais Steiner est bien le fondateur de l’anthroposophie. Dès lors, comment peut-on être sûr de ce que les enfants vont y apprendre ? Quand bien même l’apprentissage basé sur le lien à la nature, l’écoute des besoins de l’enfant, serait intéressant, comment ne pas être interpellé par certains aspects de la pensée de Steiner ? Ce penseur-gourou est à l’origine d’une pseudo-médecine, basée sur l’idée que la maladie est un message divin lié au karma. Et certains médecins anthroposophes prônent du gui fermenté pour soigner le cancer…
Laure Daussy
Les résultats revendiqués par les écoles Steiner ne leur donnent aucun droit d’interdire la moindre critique à leur égard. L’Éducation nationale française a aussi produit des quantités de savants, de Prix Nobel et autres sommités, cela n’a jamais interdit de questionner son enseignement, et les écoles Steiner ne sont pas au-dessus de cette règle et doivent accepter qu’on interroge leur pédagogie, comme on a le droit de le faire dans n’importe quel pays démocratique. S’il existe une liberté d’enseigner, il existe aussi une liberté de penser et de s’exprimer qui peut aboutir à remettre en cause des méthodes pédagogiques et leurs fondements idéologiques, même si elles avaient à l’origine l’ambition d’éveiller davantage les enfants. Liberté dont a toujours fait usage Charlie Hebdo, conformément aux vœux de son fondateur, François Cavanna, qui, selon ses termes, se devait de dénoncer « religions, sectes, occultismes, fausses sciences ».