Cela pourrait être en France le nouveau scandale de l’Eglise. Ces femmes, des travailleuses missionnaires, rêvaient d’une vie spirituelle. A la place, elles sont devenues de véritables esclaves modernes. Plusieurs ont trouvé du soutien et osé déposer plainte. Le Vatican enquête…

« La prière et la messe étaient secondaires, on les sautait s’il le fallait. L’essentiel c’était de faire la cuisine, servir le client, sans oublier de chanter pour lui des Ave Maria. En boubou et avec le sourire, bien sûr. » Veste noir, T-shirt rayé, Marie, 41 ans, déroule ses quinze années d’ancienne travailleuse missionnaire (TM). « J’ai honte. Je me suis fait berner », soupire-t-elle. A l’adolescence, cette Burkinabée pensait embrasser une vie de religieuse instruite et en contact avec le monde. C’était ce que promettait la brochure colorée de la communauté spirituelle de la Famille missionnaire Donum Dei, qui n’a rien d’un ordre religieux.

En réalité, de 1991 à 2006, Marie a été exploitée. En vraie esclave moderne. Neuf ans après sa sortie de la communauté, en 2015, elle porte plainte contre X. Sans un centime perçu, ni de cotisations sociales versées, la jeune femme a trimé dans les nombreux foyers d’accueil et une vingtaine de restaurants L’Eau vive, que possèdent ou gèrent les TM, ouverts au tout-venant pour certains et aux pèlerins pour les autres dans des lieux de pèlerinage du monde entier, avec souvent l’accord de nombreux diocèses. « Le premier restaurant a été ouvert à Toulon, en 1960. C’est devenu une vraie multinationale, qui recrute de nombreuses jeunes filles issues de familles modestes et de pays émergents. Elles seraient aujourd’hui environ trois cent cinquante dans le monde », explique Aymeri Suarez-Pazos, président de l’association d’Aide aux victimes des dérives des mouvements religieux et leurs familles (Avref ), qui a collecté en 2014 une quinzaine de témoignages sans équivoque d’ex-TM. Après l’affaire Barbarin, le cardinal mis en cause pour non-dénonciation d’actes pédophiles, ces plaintes pourraient encore éclabousser l’Eglise.

Avec son visa de « visiteur » collé sur son passeport puis confisqué par ses responsables, Marie a ainsi été cuisinière, serveuse, plongeuse, lingère, jardinière, comptable entre douze et quinze heures par jour. Ballottée entre Toulon, Lisieux, Liesle, l’ermitage de Notre-Dame-de-Consolation, dans le Doubs, Rome et Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso, elle a astiqué à quatre pattes les planchers, préparé des entrées froides, assuré l’accueil de centaines de pèlerins, ramassé du bois dans le froid mordant du petit matin et chanté des hymnes religieux sous l’œil ravi des prélats du Vatican en train de se sustenter au premier étage d’un magnifique palais Renaissance, à Rome. Enfin, quand l’expression « banane flambée » était prononcée, elle savait qu’il fallait se cacher pour échapper à la vigilance des inspecteurs du travail venus opérer un contrôle.

Marie n’est pas la seule à avoir porté plainte. Trois femmes et un homme – une branche masculine a été créée à partir des années 2000 – ont poussé la porte des tribunaux la même année, à Caen, Paris et Versailles. Au même moment – faut-il y voir un lien ? –, en septembre 2015, des cartes Vitale ont enfin été distribuées à des sœurs en mission en France. En attendant le travail de la justice, l’Eglise, qui a longtemps fermé les yeux, malgré les alertes d’un cardinal et de quelques prêtres(3), a pris conscience de la situation dramatique. Une enquête du Vatican est en cours. La conférence des évêques de France se montre aussi attentive.

De son côté, l’organisation a déjà préparé sa défense. Dans son Memorandum publié sur Internet en 2014, elle précise que la « tâche » de Marie, comme celle des autres, est « librement acceptée ». C’est une « offrande » et « un moyen d’apostolat ». Dans un e-mail adressé à Marie Claire, la responsable générale, Agnès Brethomé, minimise les plaintes : « Elles semblent émaner d’ex-membres ayant quitté la communauté après avoir pris conscience qu’elles n’avaient pas de vocation à la vie consacrée. » Et d’insister sur le fait que les TM ne sont pas dans une relation de travail salarié avec la communauté : « Notre régime à l’égard des institutions sociales est celui des religieuses. » Sauf que les TM forment en réalité une association membre du tiers ordre carmélitain, reconnue par le Vatican depuis 1988 mais laïque (c’est-à-dire indépendante du clergé). Elles ne sont pas des sœurs, mais relèvent donc du droit commun.

« Les responsables semblent entretenir une ambiguïté sur le statut de ces jeunes femmes. Elles sont tantôt laïques tantôt religieuses, au gré des besoins », explique Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, qui a accompagné les victimes dans leur parcours judiciaire et demandé le regroupement des plaintes auprès du parquet de Caen. La mission prend très au sérieux le dossier : « Cela dépasse le cadre du droit du travail, parce que ces jeunes filles, sous couvert d’une vie spirituelle, sont sous emprise et privées de leurs droits élémentaires », note Serge Blisko.

Au quotidien, la vie d’une missionnaire rime en effet avec enfermement, humiliation et atteinte à l’intégrité physique. « Les filles en ressortent psychologiquement détruites. Certaines ont même tenté de se suicider », alerte Jeanne, une TM « historique », qui a accueilli chez elle dès les années 80 plusieurs ex-missionnaires. « Il faut que cela cesse. Leurs agissements ne sont pas du tout catholiques », appuie Daniel, qui a quitté la communauté en 2005.

Brigitte et Madeleine reçoivent dans un foyer étudiant de religieuses, où elles vivent depuis leur départ des TM, en 2007 et 2010. Comme Marie, ces deux quadragénaires burkinabées ont porté plainte pour esclavage moderne. Autour d’une assiette de sablés au sésame, une recette apprise « là-bas », elles racontent comment, dès leur arrivée, on leur bourre le crâne. « Obéissance, pureté, travail sont les maîtres mots, tandis que l’argent est diabolisé », confient les deux femmes. La figure du père fondateur, l’abbé Roussel, mort en 1984, est sans cesse invoquée : la fidélité à sa parole permettrait, selon la direction actuelle, de garantir la pérennité du système. L’homme était pourtant sulfureux : il est réputé pour des abus sexuels présumés envers celles qu’il considérait comme des « vierges pures ». Selon plusieurs témoignages, il aurait eu pour habitude de regarder les jeunes filles faire leur gymnastique en culotte, le matin, et être lavé à main nue par plusieurs TM, elles-mêmes déshabillées. Des accusations qui ont totalement cessé avec sa disparition. Il n’empêche, ses écrits sont lus trois fois par jour et gravés sur des CD. « Sa chambre à Rome, où il est mort, est devenue un lieu de pèlerinage », précisent Brigitte et Madeleine.

Au sein de la communauté, l’autonomie n’existe pas. « Quand nous avions besoin d’un nouveau soutien-gorge, nous devions déposer notre demande par écrit aux pieds de la statue de la Sainte Vierge. Et elle t’en donnait un quand elle voulait », rit jaune Madeleine. Tout contact avec l’extérieur est aussi réduit. Le courrier avec la famille ? « On devait lire nos lettres à voix haute pendant les repas. Et pour celles qu’on écrivait à nos proches, il ne fallait pas cacheter les enveloppes », complète-t-elle.

Autre rituel obligatoire : à l’époque, on vérifiait tous les mois le poids des filles. Un critère alors déterminant pour faire tourner les restaurants. « Celles qui avaient grossi devaient se mettre au régime, pour rester élégantes auprès des clients. Les maigrichonnes étaient condamnées au steak saignant », détaille Madeleine. Lors des entretiens réguliers en face à face avec la direction, les jeunes femmes doivent avouer leurs « pêchés », et surtout dénoncer les collègues. Résultat : entre les membres de la communauté, la solidarité fait défaut. « Une fois, j’avais besoin d’aide pour étaler de la crème sur mon dos endolori. J’ai dû en mettre sur le rebord du lavabo et me coucher dessus », relate Brigitte, encore écœurée. Dans ce qui est devenu un enfer, la fatigue et la déprime finissent par prendre le dessus. « J’en oubliais mon anniversaire et je ne dormais pas. Mais je pensais que je n’aimais pas assez Jésus », se souvient Madeleine.

C’est une maladie qui pousse Brigitte à partir : « Comme pour les autres, on ne voulait pas me soigner par manque d’argent. » Pour Madeleine, c’est la rencontre avec une religieuse d’une autre communauté, lors d’une formation à Rome, qui lui « ouvre les yeux ». Au bout d’un an de discussions houleuses, la direction finit par la laisser partir, pariant qu’elle se sentira trop honteuse pour en parler à ses proches. Et cache le motif réel aux autres. Même si la foi est toujours là, le retour à la vie normale n’en demeure pas simple.

Madeleine, Brigitte et Marie aident aujourd’hui des TM à s’échapper à leur tour. Parfois de façon rocambolesque : « Une jeune fille a quitté son service au restaurant en catimini, pour nous confier ses affaires et nous rejoindre plus tard, à l’insu des autres ». Les « sœurs » les contactent via les réseaux sociaux, qui leur sont accessibles au compte-gouttes. « Internet et Facebook ouvrent une brèche dans ce système clos », se réjouissent Madeleine et Brigitte. Il y a peu, elles ont encore reçu dans leur boîte e-mail cet appel à l’aide : « S’il vous plaît, aidez-moi, je n’en peux plus, c’est infernal cette vie. »

source : DATE DE PUBLICATION : 01/06/2016 À 17:39 |

http://www.marieclaire.fr/,du-reve-spirituel-a-l-esclavage,823773.asp

Par Pascale Tournier