Mercredi 10 juillet 2013
Le procédé légitime « consiste à diviser l’idée en ses éléments, suivant ses articulations naturelles, en tâchant de n’y rien tronquer, comme ferait un boucher maladroit. » Platon, le Phèdre, 265 e – 266 a

La problématique
D’un côté, on observe depuis une trentaine d’années une multiplication d’études sur le phénomène sectaire, avec différents angles d’approche, qui semblent converger sur une seule et même idée : lorsqu’un manipulateur se trouve en position de toute-puissance sur un groupe (que celui-ci soit spirituel, religieux ou philosophique) on observe toujours les mêmes phénomènes : abus psychologiques, exaltation du chef, manipulation mentale, isolement, paranoïa à l’égard du monde, abus sexuels… Les ressemblances troublantes entre les différentes sectes ont naturellement amené les chercheurs à établir des classifications et des modèles d’explication afin d’expliquer les mécanismes psychologiques en jeu. Et donc, à vouloir donner un caractère scientifique à ce champ d’études.

De l’autre, certains mouvements dénoncent sans ambages la « non scientificité » de ces études, laquelle serait d’après eux une fumisterie, dernier avatar d’un rationalisme anti-religieux français. Les termes de secte, d’emprise, de manipulation mentale ne recouvriraient aucune réalité, mais auraient été inventés pour stigmatiser des personnes aux choix religieux ou philosophiques différents : Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la galle. Et quand on veut empêcher les gens de croire, on les accuse d’être embrigadés dans des sectes.

Les arguments des mouvements anti-anti-sectes
La notion d’emprise sous-entend un principe inacceptable, à savoir que l’homme pourrait être influencé au point de perdre sa liberté personnelle. Cette idée s’appuie sur des théories sur le « lavage de cerveau » : des théories fumeuses sans caractère scientifique, qui n’ont jamais été prouvées scientifiquement, mais plusieurs fois démenties.
Comment universaliser un concept qui ne fait pas l’unanimité des scientifiques ? Il semble en effet qu’un certain nombre de sociologues des religions critiquent vertement les études de ces psychologues, les accusant de jouer aux apprentis-sorciers et d’attiser les peurs collectives.

Certes, la manipulation existe, et c’est une réalité que nous connaissons tous au quotidien. Les hommes politiques manipulent. Les vendeurs manipulent. Les médias manipulent.

Mais parler d’emprise et de secte, c’est dépasser les limites d’un concept et verser dans des amalgames outranciers. On ne peut pas mettre dans le même panier des réalités qui sont toutes différentes, en utilisant des termes qui sont à la fois injurieux et discriminants. Toutes les personnes qui toussent n’ont pas la peste pulmonaire.

D’une façon assez paradoxale, certains groupes anti-sectes font exactement ce qu’ils dénoncent : à savoir qu’il utilisent des moyens très contestables (comme l’enlèvement et le deprogramming) pour faire sortir de façon violente des membres de tel ou tel groupe : peut-on défendre la liberté de conscience d’une personne… en utilisant des moyens qui nient clairement cette même liberté de conscience ? N’y aurait-il pas certaines dérives sectaires au sein même des mouvements anti-sectes ?

On ne peut baser une science aussi grave sur les confessions de quelques anciens membres déçus, qui sont naturellement portés à l’exagération et la déformation. Quand vous êtes exclus d’une communauté, vous vous sentez naturellement blessés, humiliés, et vous avez besoin de vous venger. Une science peut-elle s’appuyer sur des témoignages partiels et subjectifs ?

Du côté de grandes religions, comme l’Eglise Catholique, on craint que la lutte anti-sectes serve de nouveaux défouloir général et de prétexte pseudo-scientifique pour justifier des idéologies matérialistes anti-spiritualistes et anti-religieuses. Ainsi le prêtre français Denis Lecompte, qui est Docteur en philosophie, en théologie et en lettres, a pu écrire dans un manuel publié en 2005 sur le phénomène des sectes, à propos du Centre Contre les Manipulations Mentales :

« C’est ainsi que le CCMM a pu manifester une tendance « dure », tant contre les sectes que parfois vis-à-vis des mouvements religieux. De fait, il a fait paraître, précisément en 1998 lorsque M. Vivien en était président, un Dico des sectes. Or, cette liste des « sectes » comporte les noms de plusieurs groupes d’Eglise, officiellement reconnus par l’autorité ecclésiale : Focolari, Béatitudes, Chemin Neuf, Buisson Ardent, Communauté Chrétienne de Formation, ainsi que l’Opus Dei et les Légionnaires du Christ. » DENIS LECOMPTE, Les sectes, Guides Totus, Editions du Jubilé, p128-129

Guerre ouverte entre les anti-sectes et les anti-anti-sectes
A cette contradiction s’ajoute un élément très humain, qui génère une tension redoutable entre les deux camps. En effet, certains défenseurs de la cause anti-anti-sectes ne se contentent pas de défendre leurs positions à un niveau spéculatif et universitaire, mais vont parfois défendre devant les tribunaux certains mouvements controversés. Si vous avez souffert pendant 10 ou 20 ans des manipulations d’un escroc qui a abusé de votre gentillesse, de votre corps, de votre travail, de vos sous… il est très difficile, voire insupportable, d’entendre les discours de ces personnes qui se présentent comme des “experts en nouveaux mouvements religieux”, qui défendent vos anciens bourreaux et qui nient purement et simplement les manipulations dont vous avez été victimes. Cela génère une colère bien compréhensible.

Complexité du problème et démarche
Le phénomène sectaire pose tant de problématiques qu’il est parfois difficile de s’y retrouver : Il y a en effet des groupes dont on croit qu’ils sont des sectes, mais qui n’en sont pas. Il y a des groupes dont on croit qu’ils ne sont pas des sectes, mais qui le sont en fait. Il y a des groupes dont on dit qu’ils sont des sectes, et qui le sont effectivement. Et des groupes dont on dit qu’ils ne sont pas des sectes, et qui effectivement ne le sont pas. Il y a aussi des sectes qui accusent d’autres groupes d’être des sectes. Et il y a même des groupes qui luttent contre les sectes, mais qui agissent comme des sectes.

Alors, l’étude du phénomène sectaire est-elle une science ? Peut-il seulement y avoir « science » lorsque ce champ d’étude est l’objet de discussions aussi virulentes ? Lorsque les chercheurs sont parfois à couteaux tirés ? Notre démarche consistera à chercher les articulations de ce problème complexe, afin de proposer des positions nuancées et équilibrées… sachant que nous avançons sur un territoire miné, un champ de bataille où les protagonistes s’accusent mutuellement de tous les crimes. L’observateur qui cherche à comprendre la vérité est systématiquement séduit ou interpellé par les différents camps : si vous avancez tel argument, on vous accusera de pactiser avec tel camp. Si vous avancez tel autre argument, on vous accusera de pactiser avec l’autre…

Philosophie et ethnocentrisme
Ce débat n’est pas entièrement nouveau. Il s’est posé, en des termes assez similaires, lors du développement même des sciences sociales, et en particulier de l’ethnologie. La découverte de cultures radicalement différentes de la culture occidentale amenait naturellement les chercheurs à s’interroger sur l’objectivité de ces études : en effet, observer une autre culture ne peut se faire qu’à travers le prisme de sa propre culture, et donc d’une grille de lecture particulière.

Claude Lévi-Strauss (1908-2009) et la critique de l’ethnocentrisme
« Je ne crois pas que nos sciences humaines et sociales puissent jamais prétendre au statut de sciences véritables. J’ai tout au plus essayé de faire un petit pas dans cette direction. Chez nous, les variables sont trop nombreuses » De près et de loin, Ed. Odile Jacob, 1988, p.146

L’approche de Clause Lévi-Strauss se distingue particulièrement par sa critique sévère de l’ethnocentrisme, à une époque encore empreinte d’un complexe de supériorité dans les sociétés occidentales, dîtes développées, à l’égard des sociétés qualifiées par certains de « sans histoire ». L’ethnocentrisme consiste en effet à prendre sa propre culture comme modèle de référence pour juger les autres. Or, cette attitude de mépris plus ou moins affiché à l’égard des culture des « sauvages » était un lieu commun de la société occidentale. On en trouve d’ailleurs l’une des expressions les plus virulentes chez le philosophe allemand Hegel (« Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance ; il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce que l’on nomme sentiment, si on veut bien le comprendre ; on ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle l’homme. » G.W.F. Hegel, La Raison dans l’Histoire, © Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, Trad. K. Papaioannou, 1965.). Il ne faisait, en cela, que traduire la culture à laquelle il appartenait. Lévi-Strauss prétend que tout travail sérieux d’ethnologie suppose de renoncer à ses propres préjugés culturels. On trouve en effet dans les sociétés primitives tous types d’organisations sociales, et tous types de moeurs, avec cependant quelques éléments constants : comme l’interdiction de l’inceste, qui semble commun à toutes les civilisations, ou encore ce même phénomène de l’ethnocentrisme : le rejet hors de l’humanité de tous ceux trop différents pour en faire partie est, paradoxalement, un trait de comportement universel.

Léo Strauss (1899-1973) et la critique du relativisme ethnologique
La science, pour progresser, a besoin de se spécialiser, mais la spécialisation à outrance finit par bloquer les progrès de la connaissance, car toute science nécessite une appréhension de la globalité. S’il ne faut pas nier l’importance scientifique de la spécialisation, il faut considérer aussi que cette spécialisation n’est pas une étape autonome, suffisante en elle-même, dans une construction scientifique. L’analyse doit être complémentaire à une démarche parallèle ou antérieure de re-saisie des totalités.

Il y a un décalage entre, d’un côté, les effets réels de la spécialisation scientifique (une analyse de plus en plus serrée des phénomènes) et, de l’autre côté, les effets qui sont en même temps escomptés de ces mêmes Sciences Humaines. Or, qu’est-ce qui est escompté ? Une meilleur connaissance des choses humaines. Pour réduire ce décalage, Léo Strauss propose d’opérer un retour au sens commun et à la perspective du citoyen. Nous devons absolument intégrer, adapter, les thèmes de recherche des Sciences humaines et sociales (SHS) aux objectifs et aux enjeux globaux des sociétés.

Cette considération sur le sens même des SHS met en difficulté le concept de compréhension bienveillante, cher à Lévi-Strauss. Certes, les SHS sont des sciences compréhensives puisque le praticien s’efforce de « revivre », de comprendre le point de vue des acteurs (D’où l’importance d’apprendre la langue, de ne pas intervenir dans le jeu des interactions sociales, etc.). Mais cela pose aussi un problème : quand on adopte un tel point de vue, suffisamment longtemps, on s’aperçoit que les perspectives dans lesquels pensent les sujets ne peuvent plus être critiquées.

Les valeurs impliquent toujours un engagement. Si nous nous engageons, ce qui est beaucoup plus que les comprendre ou les adopter dans l’abstrait, cela rend inacceptable certaines positions, comme l’esclavage, par exemple. Les relativistes rétorquent qu’il est toujours possible d’avoir une « compréhension bienveillante » d’une civilisation qui pratique l’esclavagisme. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que cette compréhension bienveillante peut être indépendante de notre propre engagement moral ? Pour Léo Strauss, cette compréhension bienveillante n’impliquant pas toute ma personne… C’est une comédie, une pantomime. Pour lui, c’est donc seulement au sein de la communauté savante, au sein de l’espace à l’intérieur duquel travaille les sociologues et les anthropologues qu’on peut crédibiliser une compréhension bienveillante. En effet, dans ces cercles universitaires, on peut distinguer son engagement en tant que citoyen et son attitude en tant que savant, ouvert, bienveillant à l’égard de la compréhension des autres cultures.

Charles Taylor (1931- ) et le langage de clarification des contrastes
Taylor propose une voie intermédiaire entre le relativisme anthropologique et la vision plus humaniste de Leo Strauss. Pour lui, la méthode herméneutique permet de remédier aux impasses du relativisme défendu par une majorité des anthropologues contemporains, et d’autre part d’éviter les outrances d’un certain humanisme qui ne peut éviter de tomber dans l’ethno-centrisme.

La question de Taylor tourne autour de la signification du terme « comprendre » en sciences humaines et sociales : Faut-il penser que « comprendre l’agent appartenant une culture étrangère à la nôtre » implique d’adopter entièrement son point de vue ? Au sens strict, cette thèse limiterait énormément le pouvoir explicatif des sciences sociales.

Pour Taylor, il s’agit de bien distinguer l’idée de comprendre quelqu’un – ce qui peut conduire à le contredire – et l’idée d’adopter purement et simplement le point de vue de cet agent. Si on ne fait pas cette distinction, on ne voit pas comment la compréhension scientifique pourrait progresser.

Mais, cette distinction méthodologique ne doit pas nous conduire à ne pas respecter l’exigence première : il faut que nous comprenions au préalable la description que les agents se donnent d’eux-même. Il faut passer par l’étape préalable de la restitution du sens subjectif de l’action, par les acteurs de leurs propres pratiques, à travers la compréhension herméneutique. Une bonne science sociale interprétative nous demande en fait deux choses :

1.L’étape préalable de restitutions ethnographique, qui doit se faire dans le langage de l’acteur qu’on étudie : ce sont les explananda.
2.L’étape des explications scientifiques, qui ne sont pas formulées dans le même langage que l’acteur qu’on étudie : ce sont les explanantia. Cette seconde étape suppose une suspicion méthodologique de l’objectivité des agents.
Or, que remarque Taylor ? La tentation très forte chez les chercheurs de court-circuiter le premier stade herméneutique. Une compréhension humaine digne de ce terme exige la restitution des explananda, car toute compréhension humaine ne se réduit pas à quelques sentiments intuitifs comme la sympathie, l’empathie ou la pitié…

Il faut ici faire intervenir un concept technique : « les caractères de désirabilité ». C’est un concept que Talyor reprend à Elizabeth Anscombe. Les caractères de désirabilité définissent le monde mental de l’agent. Ce sont les mots-clés qui définissent les valeurs et les anti-valeurs d’une personne.

Notons que la remise en cause de la compréhension de l’autre, de ce que l’autre nous dit de ses actions, implique une remise en cause de la compréhension que nous avons de nos propres actions. Quand on fait de l’herméneutique appliquée, on fait également de l’auto-analyse. Pour Taylor, le langage véritablement adéquat pour comprendre une autre société n’est ni notre propre langage de compréhension des choses, ni le langage utilisé par la société qu’on étudie. Ce langage, que Taylor l’appelle « le langage de contrastes clarifiants » (language of perspicuous contrast) permet de formuler à la fois notre mode de vie – celui du savant – mais également celui des membres de la société qu’on étudie, exactement comme s’il s’agissait de possibilités de vies humaines alternatives, reliées à certaines constantes. Un langage de clarification des contrastes est un langage dans lequel les variations possibles de l’humanité peuvent être formulées de façon à ce que deux formes très différentes puissent être décrites de façon claire.

Les spécificités du phénomène sectaire et le problème du mensonge

Ce qui constitue une nouveauté, ainsi qu’une plus grande difficulté, dans l’étude du phénomène sectaire, c’est le fait que la plupart des sectes dites « coercitives » ou « dangereuses » sont des phénomènes relativement récents, qui sont apparus au sein même des sociétés occidentales et qui semblent se nourrir du vide spirituel provoqué par la culture très matérialiste de nos sociétés de consommation. La structure et le fonctionnement de ces groupes sont ainsi beaucoup plus complexes et sophistiqués que les civilisations étudiées par les ethnologues.

Ainsi, la plupart de ces groupes ont des moyens financiers et technologiques énormes, ce qui leur permet de décupler leur influence sur leurs membres. La parole du chef, une fois enregistrée, peut être entendue et répétée sans limite et pénétrer profondément dans l’inconscient des membres. Chaque communauté peut être étroitement contrôlée par les instances hiérarchiques supérieures, quelque soit l’endroit où elles se trouvent dans le monde. Certains groupes n’hésitent pas à utiliser des appareils de surveillance vidéo afin d’exercer un contrôle continu sur tous les membres.

Les études pluridisciplinaires (psychologie, psychanalyse, criminologie) sur le phénomène sectaire ont permis de mettre en évidence un mécanisme particulier, qui est au cœur de l’influence sectaire : la manipulation mentale. Hélas, c’est un processus très complexe qu’une connaissance externe guidée par le principe de compréhension bienveillante met irrémédiablement en échec. De l’extérieur, il est très difficile de savoir si telle ou telle personne est victime d’une manipulation mentale : il faut l’avoir vécu soi-même, ou bien l’avoir étudié attentivement à travers des témoignages et des analyses de psychologues, pour en saisir les mécanismes et le fonctionnement pervers.

La manipulation étant un mécanisme cognitif, elle ne laisse pas de traces visibles. Les seules traces, ce sont les anciens membres (quand ces derniers sont encore capables de parler et de témoigner !). L’emprise sectaire est ainsi une sorte d’alchimie entre : un embrigadement idéologique extrêmement puissant ; une spiritualité basée sur la peur et la culpabilité ; un contrôle très étroit du comportement ; différentes techniques d’auto-suggestion. Chaque élément qui compose l’emprise, pris séparément, pourrait sembler anodin. Mis ensemble, ces éléments produisent cependant un effet destructeur redoutable…

Certains prétendent que les défenseurs de la théorie de la manipulation mentale, tombent dans l’exagération : d’après eux, il y aurait effectivement des influences, mais ce phénomène ne serait pas assez puissant pour altérer la conscience ou la liberté des membres d’un groupe. Mais ces personnes oublient un élément très important : le conditionnement sectaire met les membres d’un groupe dans un tel état de dépendance psychologique et de paranoïa, que l’instinct de défense du groupe justifie tous les moyens, y compris le mensonge. Les personnes « sous emprise » prétendent toujours être libres et heureuses. Et les processus d’auto-suggestion sont parfois si puissants qu’elles arrivent même à s’en convaincre. Et pourtant, elles mentent. Ou mieux, elles se mentent à elles-mêmes. C’est pourquoi les témoignages des anciennes victimes est si précieux, et doivent être traités avec beaucoup plus d’attention que les témoignages des membres actuels : tout simplement parce qu’une ancien membre qui reconnaît avoir été abusé psychologiquement par un groupe sectaire a cessé, au moins partiellement, de se mentir à lui-même. Il y a eu dans son cas une étape de purification qui donne à son témoignage une valeur très forte.

Le paradigme de la tornade
Pour illustrer cette idée, j’aimerais prendre une image. L’étude du phénomène sectaire ressemble sous certains aspects au travail du météorologue. La météorologie n’est pas une science exacte, cependant elle s’appuie sur des études et des théories qui sont, elles, tout à fait scientifiques. L’emprise est une phénomène commun, que l’on trouve dans tous groupes sociaux. Dès que plusieurs hommes sont ensemble, il y a des phénomènes – plus ou moins conscients – de manipulation. C’est un peu comme le vent, qu’on trouve partout sur la planète, et qui est même utile puisqu’il permet d’acheminer les masses nuageuses sur toute la terre. La secte, c’est une accumulation violente de pressions psychologiques et de techniques de manipulations qui produisent un effet destructeur, un peu comme une tornade : ce phénomène est heureusement assez rare, mais nous savons tous qu’il est terriblement dangereux. Bien sûr, vous pouvez dire qu’une tornade, en dernière analyse, est faite de vent… mais quel météorologue sérieux avancerait l’idée que les tornades ne sont « que du vent » ?

Si vous n’avez pas cette clé d’interprétation, vous ne comprendrez jamais rien au phénomène sectaire. Votre péché sera d’être trop naïf, même si cette naïveté peut très bien se comprendre : après tout, nous jugeons les autres comme nous sommes ! Et c’est pourquoi nous avons tant de mal à concevoir qu’une telle perversité mentale peut seulement exister, surtout dans des groupes aux apparences extérieures magnifiques.

Et c’est aussi pourquoi on ne peut baser la définition d’une secte uniquement sur des croyances, car les croyances les plus généreuses peuvent être détournées par le simple jeu des manipulations mentales. Ce que l’étude du phénomène sectaire révèle, c’est l’élasticité incroyable de la psychologie humaine, qui est capable d’assumer des contradictions, au point de tordre le cou aux principes mêmes de la religion.

L’un des exemples les plus frappant du pouvoir énorme de l’influence sectaire, c’est ce qui s’est passé entre 1956 et 1958 au sein de la congrégation catholique des Légionnaires du Christ. Le Vatican avait été averti à plusieurs reprises des abus sexuels, des abus psychologiques, des mensonges et des escroqueries du fondateur, et avait fini par l’écarter du pouvoir. Lors de l’enquête faite par le Vatican, tous les légionnaires ont alors menti « sous serment » afin de protéger leur fondateur… alors qu’un tel mensonge était passible d’une excommunication latae sentenciae, la plus grave sanction pour des religieux. Sans la connaissance du phénomène sectaire de manipulation mentale, il est impossible d’expliquer ce genre de mensonges collectifs.

Conclusion
Un prisonnier est enfermé dans une tour qui comporte deux portes. L’une d’elles donne sur la sortie, l’autre sur les oubliettes. Il y a un gardien devant chaque porte. L’un dit toujours la vérité, l’autre ment toujours. Quelle seule et unique question le prisonnier doit-il poser à un seul des deux gardiens pour être certain de trouver la porte de la liberté ?

Réponse : « Si je demande à l’autre gardien de me dire quelle est la porte qui conduit aux oubliettes, quelle porte m’indiquera-t-il ? » En effet : si je me suis adressé au gardien menteur, celui-ci sachant que l’autre gardien dit toujours la vérité, ne pourra s’empêcher d’y ajouter son propre mensonge. Et si je me suis adressé au gardien non-menteur, il me dira, sans mentir, ce que son collège – menteur – aurait dit. Dans les deux cas, ma question contraint les gardiens à me donner la mauvaise réponse. Sachant cela, je peux en déduire facilement la bonne réponse.

Cette énigme bien connue est finalement la meilleur illustration, sans doute, du travail herméneutique du chercheur en sciences sociales lorsque celui-ci est confronté au problème des sectes. Sans renier une certaine approche bienveillante, une relecture critique est indispensable pour ne pas être dupe des apparences.

Source : lenversdudecor.org mercredi 10 juillet 2013