La relaxe requise par l’avocat général pour le Cardinal Barbarin est un mauvais signal donné à l’Eglise. Un de plus, penseront ceux qui depuis des décennies sont aux côtés des survivants des actes de pédocriminalité. Faut-il rappeler le refus de mettre en place une commission d’enquête parlementaire en octobre 2018 que la commission indépendante ne saurait remplacer ? Faut-il rappeler les paroles récurrentes des dignitaires de l’Eglise laissant croire que l’Eglise de France serait moins concernée que ses voisines ? Les Evêques ont certes décidé le 9 novembre 2019 d’octroyer un forfait financier aux victimes, tout en précisant qu’il ne s’agit pas d’une indemnité et en ajoutant que ce fonds serait aussi financé par les fidèles. Aucun pardon n’est possible sans réparation, et aucune réparation financière n’a de sens si elle n’est pas précédée par la reconnaissance morale du crime que constitue l’existence d’un véritable système d’agressions sexuelles au sein de l’Eglise catholique qui ne peut se réduire à une série de délits individuels.

Il est certes important que la parole continue à se libérer, notamment grâce au travail des associations de victimes, mais nous ne manquons pas tant d‘informations sur les abus sexuels que d’analyse. Pourquoi existe-t-il une spécificité de l’Eglise catholique en matière d’abus sexuels comme l’atteste sa propre histoire, depuis ses premiers siècles, et pourquoi échoue-t-elle à résoudre la pédocriminalité ? Commençons par dire que les explications avancées tant par les défenseurs de l’Eglise que par ses accusateurs ne sont pas à la hauteur des enjeux. Non la pédophilie dans l’Eglise n’est pas la conséquence de la libération des mœurs, de mai 68 pour faire simple, d’autant plus que l’immense majorité des crimes sexuels se produisent dans les mouvements religieux les plus réactionnaires, c’est-à-dire les moins prédisposés à succomber à la modernité. Non la pédophilie dans l’Eglise n’est pas davantage la conséquence de l’homosexualité de nombreux prêtres, ni même de l’obligation de célibat, pour la bonne raison que la pédophilie n’est pas une sexualité de substitution, comme peuvent l’être les amours tarifées ou les relations clandestines des prêtres. La pédophilie dans l’Eglise résulte bien davantage de la rencontre entre l’immaturité psychique de nombreux prêtres, attestée par les propres études du Vatican, et l’entretien de ce fantasme de toute-puissance, par la théologie même de la prêtrise. N’oublions jamais qu’un prêtre, en bonne théologie, n’est en rien comparable à un pasteur, à un rabbin, ou à un imam, car il est, pour faire court, mi-humain et mi-divin. « C’est Dieu qui pénètre en toi » comme le soutiennent tant de prêtres violeurs à leurs victimes. C’est pourquoi les associations de survivants insistent sur la nécessité de réduire à l’état laïc les coupables et c’est pourquoi le pape François commet une double erreur,  déjà en organisant l’élimination des candidats au séminaire ayant une orientation sexuelle homosexuelle, alors que mieux vaudrait exclure ceux qui souffrent d’immaturité psychique (ce qui risquerait fort de tarir davantage le recrutement), ensuite en refusant de défroquer les prêtres coupables au nom d’une église miséricordieuse. L’Eglise de Rome sait pourtant que les abus sexuels ne sont que le prolongement des abus psychiques, c’est pourquoi le même pape François dénonce, cette fois avec raison, la responsabilité du cléricalisme dans la pédophilie, mais en pointant du doigt le cléricalisme des curés de base, et non celui qui caractérise une institution vivant le moyen-âge en plein 21esiècle. Les facteurs favorisant les agressions sexuelles sont, en effet, bien connus : pensée intransigeante et mode de fonctionnement sectaire centré sur un gourou… C’est pourquoi les groupes traditionnalistes et des mouvements comme les légionnaires du Christ sont particulièrement touchés par la pédocriminalité. François ne fait donc malheureusement pas mieux que ses prédécesseurs, faute de démocratiser l’Eglise et de réinterpréter les théologies de la sexualité… La figure type du prêtre pédophile n’est pas celle du pervers sexuel qui cherche dans la domination d’un autre (plus fragile) une source de jouissance démultipliée, l’adulte versus l’enfant, le riche vs. le pauvre, le blanc vs. l’enfant de couleur, etc. Le prêtre abuseur appartient à l’autre catégorie de pédophile, celle du grand enfant, de la personnalité immature, qui cherche des relations avec un alter égo, pour qui l’enfant est la figure d’un autre moi-même… Ce prêtre pédophile est attiré par un enfant car cela le renvoie à sa propre enfance, ce choix d’un enfant-proie est un tentative vaine de réparation de sa propre histoire. Il choisit un objet correspondant à l’image idéale qu’il se fait de lui-même (lorsqu’il était enfant) et qu’il veut aimer comme il aurait aimé être aimé. Cet enfant choisi comme objet sexuel présente certaines caractéristiques : enfants propres, enfants sages, caricatures d’enfants modèles, d’enfants de chœur. C’est bien pourquoi même lorsque la victime est garçon, même adolescent, il ne s’agit pas d’une relation homosexuelle (ou bisexuelle) car nous sommes avec le prêtre pédophile en deçà de la sexualité, ce n’est donc pas une question de choix d’objet.

L’Eglise n’est, certes, pas la seule institution à connaître des affaires de pédophilie, mais c’est la seule pour laquelle on a parlé d’un système organisé d’agressions sexuelles, c’est pourquoi l’Eglise a déjà été condamnée, par deux fois, par des Comité des Nations-Unies pour les droits de l’enfant en mars 2014, la seconde fois par le Comité contre la torture et les traitements inhumains en mai 2014. L’enjeu est considérable car si certaines agressions sexuelles étaient reconnues comme étant une forme de torture, il n’existerait plus aucun délai de prescription. C’est que l’Eglise n’est pas seulement malade de ses théologies de la prêtrise, de la sexualité, de l’enfance, du péché, le viol d’un enfant reste toujours moins grave, à ses yeux, qu’une IVG, elle est malade de son fonctionnement autoritaire, de son caractère incestueux, le viol d’un enfant par un prêtre est aussi celui d’une personne qui appelle « mon père » son agresseur et que ce dernier qualifie de fils ou fille. L’Eglise sait tout cela, comme l’attestent les déclarations, rendues publiques par les avocats des victimes, lors de divers procès au Mexique, de ses propres Ordres, comme les Serviteurs de Paraclet, chargés, depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale,  de « gérer » les prêtres pédophiles, songeons aussi à l’excellent travail réalisé par des prêtres, lanceurs d’alerte, comme Thomas Patrick Doyle, prêtre américain, qui sera sanctionné pour avoir trop parlé et finira par perdre son poste de Conseiller à l’Ambassade du Vatican à Washington puis celui d’aumônier au sein des forces armées… Le Vatican sait aussi que les Eglises où le système d’agression sur les enfants était le plus important et le mieux rodé révèlent que la pédocriminalité était un élément d’un dispositif de domination absolue. La situation canadienne prouve que la pédophilie fut un aspect du génocide culturel des autochtones. Les crimes commis dans les pensionnats obligatoires pour enfants indigènes étaient non seulement légion, mais structurels, à tel point que les députés canadiens votèrent en mai 2018 une motion demandant au pape de présenter des excuses, ce qu’il refuse de faire. Le Chili est aussi un bon syndrome de la dimension éminemment politique du système d’agression sexuelle. On a beaucoup parlé de l’affaire du prêtre Karadima, longtemps protégé avant d’être renvoyé, mais en oubliant qu’il fut prêtre des élites économiques et confesseur attitré de la junte, qu’il construisit une église parallèle dans les années 1980/1990 pour « régénérer moralement » le Chili… Nous attendons toujours qu’éclatent les futurs grands scandales, non seulement en Pologne, Italie, Espagne, Portugal mais aussi en Asie en Afrique, scandales qui concerneront aussi ces milliers de prêtres qui violent des religieuses dans au moins 23 pays, selon les rapports de Sœur Maura O’Donohue en 1994 et de la Mère supérieure Marie McDonald en 1998. L’Eglise ne pourra pas dire qu’elle ne savait pas, d’autant plus que les causes sont largement les mêmes : la rencontre entre des personnalités immatures psychiquement (que l’Eglise affectionne et qu’elle renforce dans cette tendance par son fonctionnement) et un système entretenant des fantasmes de toute-puissance infantile.

source : https://blogs.mediapart.fr/paul-aries/blog/031219/eglise-et-pedophilie-faire-de-l-eglise-une-religion-comme-une-autre

Paul Ariès

Politologue, auteur de « Les vraies raisons de la pédophilie dans l’Eglise » (Larousse, septembre 2019)