C’est la fin d’un règne. Pendant une décennie, le rabbin Yaakov Litzman, avec sa barbe blanche filasse, ses chapeaux en fourrure et son accent yiddish, aura survécu à tous les scandales et autres remaniements à la tête du ministère de la Santé israélien, pour le meilleur et souvent pour le pire. Mais pas à la crise sanitaire causée par le Covid-19, maladie que le puissant politicien septuagénaire a d’ailleurs contractée, sans gravité autre que pour sa réputation.

Dimanche, le chef de file du parti ultra-orthodoxe Judaïsme unifié de la Torah a fait savoir publiquement qu’il souhaitait être démis de ses fonctions à l’occasion de la formation du prochain gouvernement. Annonce surprenante : depuis des semaines, Litzman refusait catégoriquement de lâcher son portefeuille. Et ce malgré des records d’impopularité, lui que l’opinion publique a rendu responsable de la propagation de l’épidémie dans la communauté haredi (les «craignant-Dieu» dont il fait partie), principal incubateur du virus en Israël.

Le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, qui ne peut se passer de ce puissant allié, n’avait pas osé toucher au ministre ni émettre la moindre critique, alors que la conduite personnelle du rabbin durant la crise formait une tâche aveuglante sur sa gestion plutôt efficace de la pandémie. Grâce à la décision rapide de fermer ses frontières, Israël compte aujourd’hui moins de 200 morts et à peine plus d’une centaine de malades dans ses services de réanimation. Néanmoins, les images quasi insurrectionnelles venues des enclaves religieuses où les sectes les plus radicales ont défié le confinement en traitant les policiers de nazis, tout comme l’explosion des cas dans le public haredi ont causé la fureur chez des Israéliens en mal de bouc émissaire face au virus, cet «ennemi invisible», dixit Nétanyahou.

Par-dessus tout, l’obstination initiale de Litzman pour que les synagogues, les écoles talmudiques et les bains rituels échappent aux ordres de fermeture, contre l’avis même de ses conseillers, ainsi que sa sortie lunaire sur la venue prochaine du Messie pour délivrer les Israéliens du confinement n’ont fait que nourrir la défiance.

Généreux donateurs

Mais Litzman n’est pas viré. Loin de là : il demande seulement à changer de ministère. Certains diront même qu’il obtient une promotion en réclamant son exfiltration au Logement, qu’il devrait obtenir à coup sûr. Dans le communiqué annonçant son départ, le rabbin n’a fait aucun mea culpa. A la télévision, il a fermement nié avoir violé ses propres ordres de confinement pour se rendre à la synagogue (cause probable de sa contamination) et réfuté une énième fois les accusations de clientélisme communautaire. Référence à la dernière polémique en date le concernant, soit la réouverture précoce des succursales d’Ikea en Israël, dont les propriétaires comptent parmi les plus généreux donateurs à la dynastie hassidique de Gour, à laquelle appartient Litzman.

Né en Allemagne dans un camp de survivants polonais de la Shoah peu après la Seconde Guerre mondiale puis éduqué à Brooklyn, Litzman traîne un héritage politique contrasté. Premier haredi ashkénaze à prendre la tête d’un ministère (jusqu’alors, les membres de sa faction préféraient les rôles subalternes pour marquer leur ambivalence face à l’Etat sioniste laïque), Litzman a été d’abord salué comme un modèle d’inclusion, rompant avec l’insularité haredi.

C’est aussi sous sa direction que plusieurs réformes d’envergure ont été passées, comme le radical virage d’Israël vers le cannabis médical, l’élargissement du nombre de médicaments remboursables et la gratuité des soins dentaires pour les mineurs – l’accès aux soins restant une problématique majeure pour les ultra-orthodoxes, segment le plus paupérisé de la population juive.

Ses critiques, légions dans le corps médical, arguent que ces transformations se sont faites malgré lui et préfèrent retenir ses déclarations homophobes et sa propension à utiliser son ministère pour servir les intérêts de ses coreligionnaires. Les traitements VIP réservés aux membres éminents des Gour dans les hôpitaux (ailes réservées, consultations accélérées, accès à des traitements spéciaux) font régulièrement les gros titres en Israël.

Poursuites judiciaires

Au fil des ans, le ministre, qui ne bouge pas un doigt sans l’aval du «rebbé» (grand rabbin) des Gour, semble avoir fait de la maximalisation de ses prébendes gouvernementales un véritable système. Selon la presse locale, son bureau serait rempli de copieux carnets annotés à la main listant les faveurs octroyées.

Plus récemment, c’est la police qui s’est intéressée au «système Litzman». En août 2019, les enquêteurs ont estimé que le parquet avait assez de preuves pour lancer des poursuites contre le ministre pour fraude, abus de confiance, subornation de témoin et malversations dans deux affaires. Dans la première, Litzman est accusé d’avoir manœuvré pour bloquer l’extradition de Malka Leifer, directrice d’un lycée religieux de Melbourne qui a fui l’Australie où cette dernière doit être jugée pour des dizaines d’accusations de pédocriminalité.

Les agissements de Litzman, qui aurait fait pression sur des psychiatres israéliens pour que Leifer soit déclarée pénalement irresponsable, sont sources de vives tensions diplomatiques entre Tel-Aviv et Canberra. L’autre dossier concerne un restaurant de Jérusalem tenu par des proches de Litzman, et dont le ministre aurait empêché la fermeture malgré les multiples infractions aux règles sanitaires répertoriées par la municipalité.

Le recasage de Litzman au Logement ne devrait pas mettre fin à la conception identitaire (voire mafieuse, selon ses nombreux détracteurs) de sa charge. Déjà accusé dans la presse d’avoir abusé de ses fonctions pour faciliter des contrats immobiliers favorables aux Gour, Litzman dit vouloir «résoudre la crise du logement en Israël». Au profit de qui, telle est la question qui se pose désormais.

source :https://www.liberation.fr/planete/2020/04/27/en-israel-le-controverse-ministre-de-la-sante-demande-son-propre-depart_1786594

Par Guillaume Gendron, correspondant à Tel-Aviv