L’effondrement aura-t-il lieu? Les collapsologues en sont convaincus, faits scientifiques à l’appui, et essayent d’imaginer le monde de demain. Mais ce mouvement est-il vraiment scientifique, ou plus proche d’une forme de spiritualité? Le HuffPost a interrogé un chercheur qui a étudié ce milieu pendant six ans.

JÉRÔME BOSCH
La collapsologie, qui théorise l’effondrement, est-elle un nouveau millénarisme ?

SCIENCE – La fin du monde, c’est pour 2030. En tout cas, c’est ce que clame depuis des années Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement et porte-étendard de la “collapsologie”, un mouvement qui théorise l’effondrement de notre civilisation mondialisée. La cause? Multiple, elle peut se résumer par l’impact environnemental de notre société industrielle sur la planète, via le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources.

Si les dates et les modalités de l’effondrement varient en fonction de celui qui s’exprime, nombreux affirment que nous sommes face à la fin d’un monde et la naissance d’un nouveau. Difficile de ne pas y voir une nouvelle forme de millénarisme: la croyance en une apocalypse et l’avènement d’une sorte de paradis terrestre. Mais les tenants de l’effondrement affirment que ce n’est pas une nouvelle religion. Ils revendiquent plutôt une spiritualité, “une réalité plus fondamentale et universelle que les religions”, selon Pablo Servignes, l’un des fondateurs de ce mouvement, à l’origine de deux ouvrages sur le sujet qui se sont vendus à plus de 100.000 exemplaires.

La fin du monde est à la mode. La crise environnementale et l’incapacité de notre civilisation mondialisée à y répondre font craindre à de plus en plus de personnes un effondrement plus ou moins imminent de la société. Le mouvement a pris une telle ampleur qu’il a maintenant un nom: collapsologie.

Ses défenseurs sont-ils des Cassandre incompris ou de futurs gourous en puissance? Nos sociétés foncent-elles vraiment vers un mur? Comment pourrait-on empêcher la fin de ce monde? Bref, comment ne pas s’effondrer face à l’effondrement? C’est pour répondre à ces questions que Le HuffPost a choisi de consacrer un dossier spécial à l’effondrement. Un dossier complet sera publié le 2 décembre à l’occasion de la COP25.

C’est avant tout la base scientifique de la réflexion autour de l’effondrement qui est mise en avant. Le terme même de collapsologie renvoie à l’idée d’une discipline scientifique. Mais est-elle vraiment une nouvelle science? Ne serait-ce pas plutôt une religion naissante? Y’aurait-il un risque de dérive sectaire? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé Jean Chamel, anthropologue, chercheur invité au Muséum national d’histoire naturelle et au CNRS, qui a soutenu en 2018 une thèse portant notamment sur les collapsologues.

Après six ans d’études approfondies, il revient sur la nature millénariste du mouvement de l’effondrement et sur ses liens avec le New Age. Ce mouvement spirituel popularisé dans les années 70 imaginait l’avènement d’une nouvelle ère pour l’humanité. Attention pour autant à ne pas préjuger: ces termes ne doivent pas être entendus négativement pour le chercheur, qui insiste sur les apports de la collapsologie.

Le HuffPost – Qui sont les collapsologues ?

Jean Chamel J’ai étudié entre 2012 et 2016 un réseau, informel à l’époque, qui regroupait une centaine d’intellectuels engagés de l’écologie, parmi lesquels les précurseurs de la collapsologie francophone. Ils ont la particularité d’avoir un haut niveau d’étude, avec au moins l’équivalent d’un Master et un tiers possédant un doctorat, un bagage sur lequel ils s’appuient pour théoriser l’effondrement à venir. Cette caractéristique est cependant moins saillante dans le milieu collapsologue élargi d’aujourd’hui.

J’ai travaillé à la fois sur la collapsologie et les milieux revendiquant une spiritualité écologique. Je les pensais distincts jusqu’à ce que je me rende compte qu’ils sont en fait intimement enchevêtrés, un constat que partagent aujourd’hui d’autres observateurs.

La collapsologie est-elle une discipline scientifique ?

Non, puisqu’elle ne publie pas des articles scientifiques dans des revues à comité de lecture. Les collapsologues cherchent plutôt à agréger les apports de différents travaux, beaucoup à la qualité scientifique indéniable, d’autres plus contestables. L’objectif est de proposer une synthèse articulée qui, selon eux, permet de conclure qu’il existe un risque d’effondrement généralisé, un “effondrement systémique global” pour reprendre leurs termes.

Ce travail est heureux d’un certain côté puisque nos disciplines scientifiques fonctionnent de manière générale trop souvent “en silos”, ce qui rend difficile l’appréhension de phénomènes complexes, entrecroisés. Les collapsologues visent ainsi à saisir d’un même regard aussi bien les changements climatiques que l’épuisement des ressources naturelles, la réduction de la biodiversité, les risques de crise financière…

Il est aujourd’hui vain de prétendre à une connaissance totale du monde.

Mais leur réflexion trouve ses limites dans l’ambition même de leur projet: il est aujourd’hui vain de prétendre à une connaissance totale du monde (ce “tout” de “Comment tout peut s’effondrer”) et leur approche est notamment déficiente en termes de sciences humaines et sociales.

Enfin, la pensée complexe dont ils se revendiquent mériterait d’être encore approfondie. Effectivement tout est lié et notre monde est de plus en plus interconnecté, mais cela ne rend pas nécessairement “l’effondrement systémique global” plus probable. Par exemple, les réseaux électriques sont d’autant plus résilients qu’ils sont interconnectés. En cas de panne, il se passe le contraire de l’effet domino : l’approvisionnement est maintenu par d’autres canaux.

Est-elle, au contraire, une croyance ?

Je n’aime pas ce terme qu’on oppose de manière trop simpliste et réductrice à la science. Certains fondateurs de la “collapso” s’intéressent ainsi à d’autres manières d’appréhender la réalité, par l’intuition, les “sciences holistes” [considérer que l’ensemble n’est pas simplement la somme des parties, NDLR], avec effectivement une approche éco-spirituelle qui n’implique d’ailleurs aucune “croyance”.

Dans un article publié en avril, je montre comment on peut situer la collapsologie, en tous cas chez ses fondateurs, dans la lignée des contre-courants de la modernité parmi lesquels le New Age.

Les collapsologues ne se réclament absolument pas de cette “nébuleuse mystique-ésotérique”, selon l’expression consacrée de la sociologue Françoise Champion. “New Age” est devenu au fil des années une expression à connotation négative dénigrante. Il est donc plus approprié de les associer aux “spiritualités alternatives”, un terme plus consensuel et qui désigne en fait le même milieu, mais parler de New Age se justifie pour des raisons historiques.

On peut concevoir la collapsologie comme une réapocalyptisation du New Age, avec cette fois l’effondrement thermo-industriel en toile de fond.

Quel est donc ce lien entre collapsologie et culture New Age ?

L’historien des religions et spécialiste du New Age, Wouter Hanegraaff, situe l’émergence de ce courant dans la communauté de Findhorn créée dans les années 1960 au Nord de l’Écosse. Il explique comment la perspective apocalyptique de ses premiers habitants, nourrie de la peur de l’hiver nucléaire en pleine guerre froide – et accompagnée d’un fort intérêt pour les OVNI avec l’espoir d’être sauvés par d’éventuels extraterrestres – s’est peu à peu transformée.

Elle s’est désapocalyptisée, pour laisser place à l’attente d’une nouvelle ère, celle du Verseau, à construire ici et maintenant, à partir de soi. Findhorn, la “Mecque du New Age”, et bien d’autres communautés nées dans le sillage de la contreculture, se sont depuis relabélisées comme ”écovillages”.

Je formule l’hypothèse que l’on peut concevoir in fine la collapsologie comme une ré-apocalyptisation du New Age, avec cette fois l’effondrement thermo-industriel en toile de fond.

Je m’appuis sur l’importance qu’accordent les fondateurs de la collapsologie à une pratique, le “Travail qui relie”. Elle mêle, sous la forme d’ateliers “d’écologie profonde”, effondrement et transformation, de soi et du monde, selon des modalités communes aux spiritualités alternatives. Ayant à la fois séjourné à Findhorn et participé à un “Travail qui relie”, j’ai pu relever de nombreux liens et similitudes qui m’ont amené à faire ce rapprochement.

La collapsologie est donc une nouvelle forme de millénarisme ?

Oui, on peut dire que la collapsologie est apocalyptique ou millénariste. L’Apocalypse veut dire “révélation” et ne signifie pas fin du monde mais fin d’un monde, avec ouverture sur un nouveau monde espéré meilleur. C’est le “Millénium”, le paradis sur terre en quelque sorte, d’où vient le mot millénarisme.

Les collapsologues se projettent en effet pour la plupart dans l’après, le post-effondrement, avec l’idée d’un monde humain en harmonie avec le reste du vivant, la “toile de la vie”.

En disant cela, je ne cherche absolument pas à déprécier la collapsologie. Le schème de pensée millénariste n’est peut-être pas inhérent au fonctionnement de l’esprit humain, mais on le retrouve un peu partout et en tout temps, actualisé bien sûr en fonction de la société dans laquelle il émerge.

C’est quelque chose de très attrayant, un pourvoyeur de sens que l’on peut identifier dans le christianisme des origines, qui était à proprement parler apocalyptique, comme dans la Fin de l’histoire néolibérale de Francis Fukuyama.

Pourtant, c’est l’aspect scientifique que l’on retrouve dans les discours publics. Le terme même de collapsologie entretient le doute…

Effectivement, le registre scientifique est un puissant vecteur de légitimité dans nos sociétés, et les collapsologues préfèrent donc s’en prévaloir. Et quand les fondateurs de la collapsologie décident de partager leur approche spirituelle (dans Une autre fin du monde est possible), ils prennent bien soin de séparer les deux, en proposant encore un néologisme, la collapsosophie.

Ils le font pour ne pas risquer de se discréditer, ce qui est intelligent quand le discours dominant continue de renvoyer dos à dos sans aucune nuance science émancipatrice et religion obscurantiste. Mais je trouve dommage qu’ils n’assument pas ouvertement leur mode de pensée alternative, holiste et non réductionniste, qui rejette justement ces catégorisations.

N’y a-t-il pas un risque de dérive sectaire ?

On me pose souvent la question alors je me suis replongé, pour y réfléchir, dans le cas extrême de l’Ordre du Temple Solaire qui a fini en massacres collectifs dans les années 1990.

J’ai envie de dire que, de par les connexions avec la culture alternative, la médecine non-conventionnelle, l’Anthroposophie, l’ésotérisme… certains pourraient craindre une possible dérive sectaire. Mais pour ma part, je n’ai rencontré aucun élément factuel qui indiquerait un phénomène d’emprise, avec tout ce qui peut en découler.

Les intellectuels engagés que j’ai rencontrés, parfois comparés à des “gourous”, sont des personnes sincères et non manipulatrices. De plus, ce milieu est structuré en réseaux, de manière ouverte.

Cela dit, le milieu des spiritualités alternatives est effectivement le terreau fertile des “nouveaux mouvements religieux” et donc des dérives sectaires, même si l’on peut discuter de cette expression et des limites acceptables du degré d’éloignement au courant dominant.

De plus, la collapsologie s’articule selon un schème de pensée apocalyptique et les personnes qui découvrent les théories de l’effondrement disent pour la plupart vivre un choc émotionnel très fort, souvent assimilé au deuil. Un risque de dérive d’échelle restreinte, autour d’un maître à la fois charismatique et déséquilibré, n’est donc pas une hypothèse absurde. Mais, je le répète, rien de tel n’existe à ce jour, en tous cas de manière visible.

Il n’est pas inutile, face à un mouvement naissant, de se poser ce type de questions, mais il faut avoir une vision équilibrée. Je pense personnellement que, malgré ses limites, la collapsologie joue actuellement un rôle déterminant pour populariser, notamment par les grands médias, la remise en cause, nécessaire selon moi, du grand récit de la société actuelle. Celui de la croissance, du progrès infini. La pensée écologique progresse par vague, et celle-ci est peut-être une déferlante.

source :

Par Grégory Rozières

https://www.huffingtonpost.fr/entry/entre-science-et-croyance-la-collapsologie-est-elle-la-secte-de-demain_fr_5dc41f71e4b03ddc02f02cd2??ncid=newsltfrhpmgnews