L’expression figure dans l’accord gouvernemental: «programme de déradicalisation». Il serait ainsi possible de déradicaliser un djihadiste, comme on pensait il y a quarante ans «déprogrammer» les victimes de sectes. Une secte, le djihad? Force est de constater aujourd’hui que l’équation connaît une certaine vogue: une anthropologue, des groupes d’aide, au moins une association musulmane favorisent cette approche.

L’idée ne semble pas absurde puisque, par exemple, au sein de la police fédérale, l’antiterrorisme (DR3) partage les mêmes locaux que la cellule chargée de la surveillance des sectes. Autre indicateur intéressant: les familles de djihadistes éprouvent parfois une détresse fort comparable à celle des familles dont un proche a été happé par une secte. Ces familles s’adressent spontanément – parfois à raison – au Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN, lire par ailleurs).

Mais jusqu’où le parallèle est-il pertinent? Les djihadistes se revendiquent du sunnisme – majoritaire – et d’un wahhabisme qui a la faveur des Saoud et n’est pas inquiété en Belgique. Puis il y a le poids des mots: face à des égorgeurs, il n’est pas inutile de rappeler que le mot secte ne dérive pas de racine latine secare, «couper». En d’autres termes, il ne faudrait pas réduire des assassins au statut de victimes et leur offrir une déresponsabilisation, voire l’impunité. «Les premières victimes, ce sont celles qu’ils égorgent», rappelle le directeur du CIAOSN, Eric Brasseur. Enfin et surtout, si on parle de prévention des délits, l’islamologue Alain Grignard rappelle que les programmes de déradicalisation sont aujourd’hui un échec, même dans les pays musulmans.

Source : par ALAIN LALLEMAND

ENTRETIEN

Eric Brasseur est directeur du Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles.

Assimiler le djihad à une secte, est-ce que cela a un sens?

C’est de criminalité et de terrorisme qu’on parle. Assimiler cela à une secte, c’est ramener cela un cran en dessous: je ne vois pas l’intérêt de rabaisser le statut des méfaits. D’autre part, j’ai cru comprendre qu’il était question dans ce djihad de lutte pour le pouvoir, ce que je classe dans une lutte strictement politique. Qu’on y accole des épithètes religieux n’est peut-être pas le principal. Qui nous dit, par ailleurs, que les jeunes qui partent combattre ont une appartenance religieuse réelle? Pas davantage sans doute que ceux qui partaient pour la guerre d’Espagne, n’étaient marxistes ou anarcho-syndicalistes…

(Face aux djihadistes actuels), qu’on en fasse des musulmans, c’est une «façon de parler». Qu’on en fasse une secte… Je ne savais pas qu’ils s’inspiraient d’un courant totalement minoritaire dans l’islam! Pour autant que je me souvienne, le wahhabisme vient d’Arabie saoudite, pays qui préside toujours la grande mosquée de Bruxelles.

Je pense qu’on est en train de déresponsabiliser ces petits jeunes qui partent pour des raisons qui sont les leurs, en en faisant les victimes d’une «manipulation». Est-ce qu’on a besoin d’être manipulé pour aller tuer? Cela reste à démontrer. (…)

Il est un peu facile pour le milieu dont ils sont issus de proclamer: «Ce n’est pas nous!» On déresponsabilise tout le monde, et je pense que c’est de l’instrumentalisation.

Vous avez entendu parler de ces techniques de déradicalisation, de dissémination d’un contre-discours pour freiner le radicalisme. Pensez-vous qu’un centre distinct – mais organisé comme le vôtre – aurait une pertinence pour décourager les candidats au djihad?

{{Permettez-moi de reconstruire les choses: dites-moi tout de suite si on parle de «deprogramming» ou de lavage de cerveau (programmation à l’envers)? (Rires.) D’effaçage du disque dur? (Rires.)}}

Les mots sont intéressants, non?

Oui, mais ils me font peur. J’ai l’impression qu’on pourrait se trouver dans ce Vietnam de l’après-guerre où on envoyait les gens dans les camps pour rééducation ou rééquilibrage politique. Tous les groupes d’aide aux victimes de sectes qui ont utilisé le «deprogramming» (qui est en fait de la déradicalisation ou du lavage de cerveau) se sont tous fait poursuivre en justice.

Néanmoins, il y a des victimes là-dedans, des victimes autres que ces personnes qu’on égorge en Syrie et qui sont les premières victimes: ce sont les familles qui souffrent de la perte d’un enfant qui entre dans un cycle qu’il ne veut pas reconnaître. Ça, ce sont des victimes. Parmi les parents d’enfants qui sont partis en Syrie, il y a des familles qui sont du même type que ces familles victimes de groupes sectaires nuisibles sur lesquels nous travaillons. Les groupes qui causent les problèmes ne sont pas de même nature, mais un groupe de victimes est du même type.

Il est certain que, dans ce cadre-là, nous pouvons aider des personnes qui souffrent de cela. Nous avons de l’expérience pour aider les parents. Pour autant, est-il nécessaire d’appeler cela (le djihad) une secte?

La thèse de certains est que les principales victimes seraient les combattants. Non: les principales victimes sont ceux qu’on égorge. Le petit jeune qui caracole avec une kalachnikov après avoir tué quelqu’un, on peut le considérer comme une victime mais c’est surtout un criminel éventuel. On brouille un peu la langue.

Serait-il maladroit de demander à votre centre de mettre son expertise à disposition des familles?

Est-ce que nous pouvons aider? La réponse est «oui». Mais sans se tromper de vocabulaire. Nous pouvons aider, et nous le faisons déjà. Il y a des ponts. Des parents sont venus nous trouver; on ne les a pas jetés dehors, nous avons la pratique de ce genre de victime familiale. Des éducateurs, des professeurs sont venus nous trouver pour qu’on puisse parler de choses approchant le radicalisme. Mais il n’y a pas de raison de faire semblant d’avoir été créé pour autre chose que ce pourquoi nous avons été créés: qu’on ne compte pas sur nous pour appeler un chien un chat.

A.L.

repère

Islam et sectes

Constat curieux: aucune des 189 sectes répertoriées en Belgique en avril 1997 par la commission d’enquête parlementaire ne s’inspirait de près ou de loin du culte musulman. Pas une!, alors que les polices du Royaume traquaient déjà le terrorisme islamiste depuis plusieurs années, qu’un certain Ben Laden était déjà sur les radars depuis près de dix ans, et que les cultes catholique et protestant ainsi que la philosophie bouddhiste donnaient naissance à une myriade de groupes, nuisibles ou non. CQFD.

http://www.lesoir.be/676111/article/debats/2014-10-09/entrer-dans-djihad-est-ce-entrer-dans-une-secte (abonnés)