Depuis son livre « File dans ta chambre ! Offrez des limites éducatives à vos enfants », Caroline Goldman est au cœur d’une polémique. La psychologue défend l’idée qu’un enfant a besoin de limites pour se structurer. Elle affronte le courant de l’éducation positive, qui considère qu’envoyer un enfant dans sa chambre est une maltraitance.
Charlie Hebdo : Vous vous attirez les foudres des tenants de l’éducation positive. Qu’est-ce qui les dérange tellement ?
Caroline Goldman : Ce qui dérange les papesses autoproclamées de l’éducation positive française, c’est que je mets à mal leur belle histoire. Selon cette histoire, la parentalité serait un havre de paix et de gratifications, et moi j’arrive avec ma casquette de psychanalyste qui reconnaît le conflit, l’ambivalence et l’agressivité de l’enfant et du parent. Cette belle histoire de l’éducation positive est très vendeuse, mais cynique : elle induit les parents en erreur, et donne lieu à des préconisations éducatives malheureuses pour les enfants – parce que impropres à leur réalité psychique, à leur besoin structurel de rencontrer des limites éducatives.
Vous parvenez à parler depuis l’enfance, et non à la place de l’enfant.
C’est parce que j’écoute des enfants toute la journée depuis vingt ans, ce qui n’est pas le cas de mes détracteurs, qui n’ont jamais soigné un enfant en souffrance psychique. C’est toute la différence. Ils sont déconnectés des rouages du psychisme. Ils affirment que le « time out » [faire une coupure, mettre l’enfant à l’écart, ndlr] est une maltraitance. Mais connaissent-ils seulement la véritable maltraitance et ses effets ? Je me sens heureusement très soutenue par mes pairs.
Pourquoi cette question déclenche-t-elle autant d’agressivité ?
Ce sont d’abord des enjeux commerciaux : ces spécialistes autoproclamés de l’éducation positive sont des commerçants, ils vendent des centaines de milliers de livres, des méthodes éducatives ou de coaching parental, qui les enrichissent énormément. Et puis c’est l’ignorance. Ils pensent sincèrement qu’il y a d’un côté les gentils parents, qui ne font jamais autorité sur leurs enfants, et qui donnent lieu à des enfances libres et heureuses ; et que de l’autre côté il y a des parents qui éprouvent de l’agressivité, posent des limites éducatives, et provoquent de grands malheurs infantiles. Ils pensent vraiment les choses d’une manière aussi grossière : il y a le bon et le mauvais, et l’ambivalence n’existe pas, voilà. Ce qui est une façon de nier leur propre ambivalence, leur propre agressivité, qui transpire dans leur manière de fédérer des tribunes sensationnalistes, tout en refusant par ailleurs de débattre publiquement avec moi sur le fond.
Cela ne va-t-il pas avec le déni actuel de la sexualité infantile ?
Il y a une sexualité infantile, elle est différente de la sexualité adulte, mais elle existe. La nier, ou la mettre sur le même plan que la sexualité adulte, ça engendre beaucoup de confusion. À l’idée d’envoyer un enfant dans sa chambre, la pédiatre Catherine Gueguen objecte : « Que diriez-vous
si votre conjoint vous enfermait dans votre chambre ? » C’est une grave confusion de langage, une confusion entre les générations. Un enfant n’a pas la même place qu’un conjoint. Catherine Gueguen est dans la confusion parce que ça n’est pas son métier. On ne peut pas décider qu’on maîtrise le métier d’un autre simplement parce qu’on en a envie. Je suis une clinicienne d’enfant, je me garderais bien de donner mon avis sur la façon d’administrer un vaccin.
Les instituteurs vous suivent.
Les parents qui ne mettent pas de limites éducatives laissent leurs enfants en friche, et les enseignants récupèrent un chantier structurel. On demande aux enseignants de tenir une classe de 30 élèves sans recadrer les enfants, pour ne pas les heurter. Je pense que cela participe de la désaffection de la mission d’enseignant.
« File dans ta chambre », c’est peut-être un énoncé inentendable pour des adultes qui eux-mêmes n’acceptent aucune limite.
Quand je pose le diagnostic de manque de limites éducatives aux parents et à l’enfant, je préviens l’enfant : « Papa et maman ne vont plus jamais s’énerver contre toi, ne vont plus crier, te pousser, te dire des mots durs ; par contre, à chaque fois que tu ne leur obéiras pas pour des choses importantes, tu seras puni dans ta chambre, et ils décideront du moment où ils viendront te chercher. » Quand je dis ça, tous ces enfants m’offrent un sourire banane. Pas un petit sourire : un sourire franc. Les enfants ne sont pas masos, ils ont l’intuition de ce qui est bon pour eux. À chaque fois, à la consultation suivante, je retrouve l’enfant, je lui demande comment ça va, s’il y a des choses qui ont changé depuis la dernière fois. Je lui demande d’apprécier l’évolution des symptômes pour lesquels il est venu me rencontrer la première fois, et immanquablement, au cours de cette consultation, il me regarde et me dit : « Là, papa n’a pas puni ; et là, maman aurait dû punir et elle ne l’a pas fait. » Alors quand j’entends ces spécialistes autoproclamés m’expliquer ce qui est bon ou pas bon, j’ai juste envie de leur dire : « Écoutez les enfants, et chassez votre idéologie. Faites cette expérience clinique. »
Ces enfants sans limites sont rejetés de partout.
Ils souffrent car il est difficile d’être avec eux : leurs grands-parents, les baby-sitters ne peuvent pas les garder, ils irritent leurs camarades et leurs enseignants. Ça fait des enfants qui s’agitent, et qui ont des troubles de l’attention – pour se concentrer, il faut que la pulsionnalité soit contenue, pour qu’ensuite la pensée soit contenue elle aussi. On ne peut pas entrer dans les apprentissages si on est traversé en permanence par l’excitation. Ces enfants, on les excite, on les agite, et après on les taxe de TDAH [trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, ndlr], et on les colle sous amphètes, sous Ritaline.
Les tenants de l’éducation positive vous reprochent un abus de pouvoir.
Je ne prône pas le pouvoir et l’invective abusive, je pars du principe que l’autorité parentale est le plus souvent bienfaisante. Le courant de l’éducation positive prône un bain incestuel : tout le monde dans le même lit, le cododo, l’allaitement à très long terme ; c’est un déni de la différence des générations. Quand il est mis à une place d’adulte, l’enfant est insécurisé : « Si personne n’est plus fort que moi, qui va me protéger ? » Ça fait des enfants pétris d’angoisses, de phobies.
Et maintenant, le « Questionnaire freudien ». Première question : comment avez-vous rencontré vos parents ?
Ils étaient très gentils, donc je les ai rencontrés tout de suite. Ils ont bien ouvert la voie de la rencontre. J’étais l’aînée, très investie par eux et par mes grands-parents.
Deuxième question : à quoi rêvez-vous ?
Mes rêves m’accompagnent tous les jours, je suis très en contact avec mes désirs. Mon rêve, ce sont des enfants qui rient. Donc qui ne souffrent pas.
Dernière question : qu’est-ce qui vous fait peur ?
Ce qui me fait peur, c’est le danger des mensonges qu’on se raconte sur le dos des enfants, et qu’ils soient sacrifiés sur l’autel d’idéologies, de la paresse intellectuelle, de la paresse diagnostique et du cynisme pharmacologique. Ça, ça me fait vraiment peur. Je trouve que les enfants ne méritent pas ça.
Propos recueillis par Yann Diener
source : La Rédaction · Mis en ligne le · Paru dans l’édition 1603 du 12 avril
https://charliehebdo.fr/2023/04/societe/entretien-caroline-goldman-un-enfant-na-pas-la-meme-place-quun-conjoint/