En décembre dernier, en Utah, un juge fédéral a assoupli les lois sur la polygamie en permettant la cohabitation, dans cet État, de plusieurs femmes en relation avec le même homme. Visite de deux communautés du Sud-Ouest américain qui pratiquent la polygamie.
Séparées par la frontière entre l’Utah et l’Arizona, les villes de Hildale et de Colorado City forment une seule et même collectivité — autrefois appelée Short Creek —, où vit le noyau des fidèles de l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours (FLDS, pour Fundamentalist Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints). Ce groupe controversé prend ses racines dans le schisme de l’Église mormone, survenu en 1890 lorsque son président, Wilford Woodruff, a imposé l’abandon de la polygamie, pratique pourtant prônée par son fondateur, Joseph Smith.
Si ce changement d’orientation — qui, par ailleurs, a permis à l’Utah de se joindre aux États-Unis — a été adopté par la majorité des pratiquants, certains groupes, qu’on appelle mormons fondamentalistes, ont trouvé refuge sur des terres isolées, à l’abri des lois. Pour eux, la polygamie est la seule manière de se hisser au plus haut niveau du royaume de Dieu.
La communauté de Short Creek vit aujourd’hui selon les diktats de son prophète actuel, Warren Jeffs. Figurant jadis sur la liste des 10 personnes les plus recherchées par le FBI, ce polygame notoire — son procès, hautement médiatisé, a révélé qu’il aurait plus de 80 femmes — fut arrêté au Texas en 2007 pour agressions sexuelles sur des mineures et condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité.
Autoproclamé prophète en 2002, à la mort de son père, Rulon, il continue d’exercer une domination sur ses fidèles, et ce, même depuis sa cellule. Par lettre ou par téléphone, il leur donne des ordres à suivre : en 2008, ils ont dû détruire jouets, bicyclettes et trampolines, puis, en 2011, s’abstenir de tout rapport sexuel. En effet, le détenu a décrété l’annulation de tous les mariages, plaçant les couples en situation d’adultère.
Enfin, depuis un peu plus d’un an, hommes, femmes et enfants ne sont autorisés qu’à un repas par jour, soit des fèves et de l’eau. Ils ne doivent garder aucune possession matérielle, étant donné qu’ils travaillent pour l’Église et qu’ils habitent une maison prêtée par celle-ci. Les familles se rendent au magasin général, qui gère le rationnement, pour recevoir leurs portions de nourriture pour les trois jours suivants.
Les fillettes de ce résidant de Hildale respectent le style particulier des fidèles de l’Église fondamentaliste. Les femmes doivent porter une robe longue appelée prairie dress, qui rappelle les vêtements des pionnières du XIXe siècle. Leurs cheveux ne doivent jamais être coupés et se coiffent relevés sur la tête, telle une couronne. Il est dit que cette longue chevelure servira à laver les pieds de Jésus lorsqu’il reviendra parmi les mortels.
L’emprise que Warren Jeffs a su maintenir sur sa communauté s’appuie en partie sur la manière qu’avait le fondateur, Joseph Smith, de concevoir le pouvoir. Le prophète est le représentant de Dieu sur terre et la référence pour tous. C’est lui qui a le plus de femmes et le plus d’enfants ; c’est aussi lui qui autorise les mariages et qui gère les affaires de la communauté, entouré d’un groupe d’hommes qu’il choisit. La tradition veut que le prophète détermine qui se mariera et avec qui, selon le mérite (pour les hommes) et la demande (pour les femmes).
« Le processus de socialisation des femmes mormones fondamentalistes les incite de toute manière à préférer des hommes polygames », explique Marie-Andrée Pelland, professeure adjointe au Département de sociologie de l’Université de Moncton. « Ils sont vus comme instruits, connaissant le corps de la femme — alors que les célibataires sont des incompétents et constituent un parti risqué, dans la mesure où le mariage pluriel est, pour ces femmes, indispensable au salut. » Les hommes, eux, sont sous l’autorité du prophète, à qui ils veulent plaire pour améliorer leurs chances d’atteindre les plus hauts sommets du paradis.
Marvin Wyler pose devant les photos de ses 34 enfants, qu’il a eus avec quatre femmes différentes. Peu après sa naissance, en 1943, sa mère a été placée en détention : comme elle avait épousé, à 14 ans et demi, un homme de plus de 65 ans, elle a été jugée mentalement inapte à s’occuper de son fils et de ses deux autres enfants. Néanmoins, étant donné que l’âge du consentement légal était alors de 14 ans, elle a gagné son procès et a pu revoir ses enfants.
Dix ans plus tard, son mari fut à son tour emprisonné lors de l’arrestation massive de 1953, qui a marqué l’histoire de Short Creek. Tous les résidants du village, sauf six personnes, ont alors été arrêtés par des policiers de l’Arizona. Plus de 250 enfants ont été placés dans des foyers d’accueil, et la moitié d’entre eux n’ont pu retourner dans leur famille que deux ans plus tard, tandis que certains parents n’ont jamais pu revoir leur progéniture.
L’histoire de Marvin est un petit casse-tête généalogique. L’État l’a confié quand il était enfant à une certaine Mme Wyler, qui s’est avérée être… sa demi-sœur, fille d’une autre femme de son père. Une vingtaine d’années plus tard, le système de mariages forcés a attribué à Marvin la sœur cadette de sa deuxième femme comme troisième épouse. Il y a 10 ans, l’Américain a cessé de croire aux enseignements de Warren Jeffs pour se tourner vers Winston Blackmore, le prophète de la communauté canadienne de Bountiful, auquel deux de ses filles sont mariées.
Charlotte est la deuxième femme de Marvin. Après trois ans de mariage, elle a appris qu’elle partagerait aussi son mari avec sa sœur Esther, de six ans sa cadette. « En grandissant, Esther et moi, on se disputait tout le temps. Mais depuis qu’on est sister wives, on est devenues les meilleures amies du monde. »
Son fils Parley 19 ans, est le plus jeune de la famille et a 36 ans d’écart avec l’aîné des enfants, Isaac (le fils de la première femme de Marvin, Lory). « Grandir dans une famille de 34 ou de 9 enfants, c’est à peu près la même chose, explique-t-il. La plupart de mes frères et sœurs étaient déjà mariés quand je suis né, et même ceux qui vivaient encore à la maison donnaient l’impression d’être des oncles et des tantes pour moi. Les plus vieux s’occupaient des plus jeunes, parce que tous les parents travaillaient beaucoup à l’extérieur de la maison. » Même s’il ne partage pas les croyances de ses parents ni le désir de son père d’avoir plus d’une épouse, il n’a rien contre le mariage pluriel, si tant est qu’il exprime la volonté de tous les partis concernés.
Ross Chatwin est le fils aîné de Charlotte. Avec sa femme, Lori il forme le couple le plus médiatisé de Colorado City. Mariés depuis l’âge de 18 et 19 ans, ils ont élevé six enfants dans le respect des règles FLDS. Mais en 2003, Ross a refusé de suivre l’ordre de déménager loin de sa famille, pour ensuite se voir excommunier par Warren Jeffs. Des proches de Lori ont tenté de la convaincre de quitter son mari, qui, selon eux, avait perdu la raison.
Ensemble, les époux ont plutôt décidé de tenir une conférence de presse devant leur maison, dénonçant le leadership de Jeffs. Plus de 75 organes de presse se sont déplacés pour les entendre, et ils ont depuis accordé de nombreuses entrevues au sujet des excès du prophète. Au terme d’une bataille juridique, la famille a réussi à confirmer ses droits de propriété sur sa maison.
Depuis, Ross et Lori ont eu trois autres enfants, qu’ils souhaitent continuer d’élever à Colorado City. Ils ont toujours comme projet de rencontrer une deuxième femme avec qui ils s’entendraient tous les deux pour tenter l’expérience du mariage pluriel. Selon Ross, deux principes sont à respecter pour éviter le « syndrome de la femme préférée » : premièrement, s’abstenir de marques d’affection publiques ; deuxièmement, donner à chaque femme un espace à elle (son propre salon, sa propre cuisine ou son propre appartement), si les moyens le permettent.
Charlie Bistline fait partie de ceux qui ne se sont jamais vu attribuer de femmes selon le « système » de l’Église fondamentaliste, qui voit de nombreux hommes célibataires quitter les rangs de la communauté pour cette raison. Bien des expulsions surviennent d’ailleurs à cause de cette incohérence mathématique : beaucoup d’hommes sont de trop dans une société polygame ! Ainsi, Charlie et ses deux frères ont appris un jour qu’ils devaient quitter Colorado City pour ne plus jamais y revenir ni chercher à avoir des contacts avec leurs proches. C’est son propre père qui a annoncé la nouvelle à Charlie, comme il en avait reçu l’ordre.
Malgré tout, Charlie revient de temps à autre dans son village natal. Son frère Lee, expulsé pour avoir « tué » l’enfant de sa femme — qui venait de faire une fausse couche —, écrit des demandes de pardon à Warren Jeffs dans l’espoir d’obtenir le droit de revenir auprès des siens. Le prophète « réattribue » des familles d’hommes expulsés à d’autres hommes, plus méritants à ses yeux, ou bien elles sont parfois laissées à elles-mêmes, sans nouvelles du mari ou du père.
Certains membres qui ont quitté l’Église fondamentaliste habitent ce nouveau quartier résidentiel sécurisé de Hildale, qui est apparu presque du jour au lendemain, en 2011. Les centaines de travailleurs qui se sont démenés pour le construire ont agi selon la prophétie de Warren Jeffs, qui stipulait que les barreaux de sa cellule allaient fondre une fois les villas bâties. Comme ce fut le cas les nombreuses fois où il a prédit la fin du monde, le prophète s’est justifié en accusant le manque de droiture de certains fidèles, qui auraient entre autres succombé à l’appel de la télévision, des journaux ou d’Internet.
Holding Out HELP (pour Helping, Encouraging and Loving Polygamists) est un organisme sans but lucratif mis sur pied à Salt Lake City en 2008 pour aider les personnes issues de sectes polygames à faire la transition vers le monde extérieur. Ruth Olsen (photo) s’occupe de la succursale de Colorado City, pour répondre à la demande croissante de cette collectivité. En effet, depuis l’emprisonnement de Warren Jeffs, les usagers du centre auraient quadruplé. Les expulsions — plus nombreuses que les départs volontaires — se multiplient. L’organisme tente de répondre aux besoins de tout le monde : nourriture, vêtements, cartes d’identité, services juridiques ou éducatifs, conseils professionnels.
À l’occasion, Ruth doit trouver des safe houses pour les personnes qui souhaitent quitter leur entourage sans laisser de traces. « On essaie de s’adapter à la situation de chacun. Par exemple, il arrive qu’un mari et ses femmes veuillent vivre en dehors de cette communauté, tout en restant polygames. Nous ne sommes pas là pour juger ce mode de vie. Nous sommes là pour les aider, simplement », dit-elle.
Au fil des ans, l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours (FLDS) a étendu son territoire au sein de colonies qui suivent le même leader ou qui répondent parfois à un nouveau prophète. Parmi celles-ci, Centennial Park — une sorte de banlieue cossue de Colorado City — est dirigée par un ancien membre de l’Église, qui en a transformé le code vestimentaire, notamment.
Au Canada, la communauté de Bountiful, en Colombie-Britannique, a longtemps été la branche canadienne de la FLDS. En 2003, Winston Blackmore, son leader charismatique, s’est fait excommunier par Warren Jeffs, qui le percevait comme une menace. Blackmore a perdu la moitié de ses fidèles, restés loyaux à Jeffs.
Mais la partie de Bountiful que Winston Blackmore gouverne s’ouvre graduellement au monde extérieur. Les enfants fréquentent l’école publique, et les femmes, même mariées, peuvent aller à l’université si elles le désirent. Marie-Andrée Pelland, professeure adjointe à l’Université de Moncton, en a rencontré certaines à l’occasion d’un sommet sur la polygamie organisé par le prophète canadien, en réponse à la sortie d’un livre incriminant rédigé par une femme qui avait quitté le groupe. « Elles n’avaient pas honte de dire que certains membres avaient été agressés ou battus par leurs parents, ou que des mineures avaient dû se marier. Mais elles sont fières d’affirmer qu’elles se sont aujourd’hui reprises en main, qu’elles sont prêtes à chercher de l’aide à l’extérieur et à s’ouvrir sur le monde. » Une volonté de s’harmoniser aux lois canadiennes s’exprime d’ailleurs dans l’imposition de nouvelles normes : désormais, une adolescente ne peut être dans une union polygame avant l’âge de 18 ans ni marier un célibataire avant d’avoir 16 ans.
Juste au sud de Moab, dans le nord-est de l’Utah, une petite collectivité (qui se fait appeler The Rock ou Rockland par les gens de la région) surprend d’abord par l’originalité de ses installations : au milieu d’une campagne déserte, un immense rocher rouge abrite une vingtaine de maisons, construites à même le roc. Un jardin et un verger communautaires fournissent fruits et légumes aux familles, et des panneaux solaires alimentent les foyers et le puits d’eau central. Les résidants, dont la plupart sont des mormons fondamentalistes polygames, proscrivent le tabac, l’alcool et la musique forte, et ils prennent toutes les décisions à l’unanimité.
Catrina, 34 ans, et Lillian, 26 ans, sont toutes les deux mariées à Enoch Foster, fils du fondateur de Rockland. Pour les trois époux, élevés dans une culture mormone fondamentaliste, il était normal de vivre selon ces principes. « Personne n’aime être stéréotypé. On conçoit généralement que toutes les relations monogames ne sont pas identiques, et c’est la même chose pour la polygamie », explique Lillian. Pour Catrina, l’idée du mariage pluriel est née d’une volonté de faire profiter une autre femme des qualités de père et de mari d’Enoch.
Selon la tradition, c’est la femme qui offre la deuxième épouse au mari au cours d’une cérémonie religieuse, après que le couple l’eut choisie d’un commun accord. Puis, ces deux femmes accueillent un jour une troisième épouse dans leur vie. En attendant, Enoch alterne chaque jour entre le rez-de-chaussée et l’étage, histoire de partager son temps de manière équitable entre ses deux conjointes. « Bien sûr, il y a de la jalousie, avoue Lillian. Mais j’y vois une façon de forger mon caractère et de m’améliorer comme personne. Je garde l’impression d’avoir fait quelque chose de bien pour moi en adoptant ce mode de vie. » « Il faut se rappeler qu’il nous aime toutes les deux », ajoute Catrina.
Même chez les mormons qui ne pratiquent pas la polygamie, la procréation revêt une grande importance dans l’expérience de la foi. Pour Catrina (qui a neuf enfants) et Lillian (qui en a cinq), le rôle de mère — tant envers leurs propres enfants que ceux de l’« autre » — entraîne une plus grande bénédiction dans leur vie, et elles rêvent toutes les deux de voir leur famille s’agrandir. Grâce à des conseils de famille fréquents, Enoch, Catrina et Lillian s’assurent que tous les enfants ont la chance de s’exprimer, tandis que les adultes en profitent pour se mettre d’accord sur les règles de fonctionnement de la maisonnée.
Une chose est sûre : au Canada comme aux États-Unis, la pratique de la polygamie reste mystérieuse et suscite le questionnement. Alors que le procès de Warren Jeffs a attiré l’attention médiatique aux États-Unis sur une forme extrémiste de ce mode de vie, le cas de Bountiful, en Colombie-Britannique, intrigue de nombreux résidants de cette province depuis les années 1990. Ces communautés, autrefois installées dans des coins isolés, ont maintenant des voisins dans leur arrière-cour, et beaucoup critiquent leur manière d’être.
En 2010, un juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a confirmé la constitutionnalité d’une loi datant de la fin du XIXe siècle, selon laquelle tout homme, femme ou enfant qui vit dans un foyer polygame est passible d’arrestation. Pourtant, aucune initiative policière n’a été conduite depuis ce temps à Bountiful. « La question du tort fait aux femmes est difficile à prouver, dit Rachel Gagnon, professeure de droit à l’UQAM, qui a aussi étudié la question de la polygamie. De plus, des cas récents où le droit à la religion a été priorisé dans la justice canadienne donnent à penser que ce jugement ne tiendrait pas la route devant la Cour suprême du pays. »
« Le procès de 2010 a entraîné une plus grande visibilité du phénomène de la polygamie, ajoute Marie-Andrée Pelland, professeure adjointe à l’Université de Moncton. Cela a notamment permis à certaines associations polyamoureuses présentes au tribunal de se regrouper et de recruter de nouveaux membres. Tant ceux-ci — qui s’appuient sur des principes affectifs laïques — que les groupes religieux fermés sont prêts à défendre leur cause si l’affaire devait retourner devant les juges. »
source : http://www.lactualite.com/multimedia/photoreportage-multimedia/etats-unis-incursion-chez-les-polygames/?gallery_page=1#gallery_top