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S’agissant «d’un problème européen», le ministre de l’Intérieur a rencontré à Londres mercredi ses homologues britannique, belge et allemand pour «aller plus loin dans le démantèlement des filières», échanger les expériences pour gérer les retours et préparer la réunion du 8 mai prévue à Bruxelles en vue de «renforcer la coopération entre les pays de l’UE». Le juge antiterroriste Marc Trévidic, 48 ans, qui enquête depuis 2002 sur les filières islamistes radicales, revient sur l’arsenal juridique français, et notamment en cas de retour en France de jihadistes.

Comment gérer les retours en France de 120 à 150 jihadistes de Syrie, sachant que la justice ne traite qu’un quart de ces cas ?

Le juge antiterroriste Marc Trévidic à l’Assemblée nationale le 14 février 2013.Il faut garder cette habitude de faire du traitement individuel. Il existe une différence entre celui qui est allé quinze jours en Syrie et le jihadiste parti pendant un an et demi qui a pu s’entraîner et combattre sur place. Nous devons retrouver notre capacité à distinguer les cas, ce qui demande du temps et des surveillances. La peur d’un Merah bis est telle que l’on a tendance à vouloir crever l’abcès dès que des jihadistes rentrent de Syrie, sachant pourtant que ce n’est pas la bonne stratégie. On judiciarise bien plus qu’avant l’affaire Merah, cela déborde largement nos moyens. Mais il faut aller au-delà des chiffres : certains partent en Syrie avec femmes et enfants, reviennent, puis repartent. Comme les icebergs dans l’Atlantique, on doit en laisser certains dériver sous contrôle, ne pas louvoyer, mais faire exploser les icebergs trop menaçants pour la coque du bateau, c’est un peu la justice Titanic.

La répression du terrorisme islamiste est-elle un échec ?

Pour avoir traité, depuis 2000 au parquet, les vieux dossiers des attentats de 1995 à Paris par le Groupe islamique armé, puis ceux de 1994 au Maroc par des jeunes de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), ou en tant que juge d’instruction plusieurs filières afghanes, irakiennes ou syriennes, je constate que malgré la répression, le phénomène s’est amplifié. On a trop misé sur le judiciaire. On s’est leurré et illusionné au prétexte qu’en douze ans on a évité deux attentats chaque année. Mais personne ne s’est occupé de la radicalisation de ces jeunes. C’est un échec de la répression terroriste et du système global. Un phénomène criminel est devenu un phénomène social et exponentiel. Notre pays n’a pas su lutter à la racine contre le mal, répondre à l’effervescence dans les banlieues, enrayer l’endoctrinement redoutable qui sévit sur Internet avec une montée en puissance de discours fanatiques et de vidéos de décapitation. Une partie de notre jeunesse est imprégnée par l’islam radical. Ce n’est pas du seul ressort de la justice et des services. Il y a une prise de conscience de ce phénomène, la société s’en rend compte avec tous ces parents démunis qui voient leurs gamins partir à la guerre, ou ces gamines de 15 ans qui épousent via Internet un islamiste qu’elles vont rejoindre.

Le lancement par le ministère de l’Intérieur d’un numéro vert et de la page web de signalement sont de bonnes initiatives. Les familles qui remarquent un changement de comportement et des signes de radicalisation chez leur enfant ne savent plus à quel saint se vouer et viennent voir les magistrats. J’ai reçu un père, très inquiet de la conversion de sa fille de 17 ans et demi qui s’était mise à porter le voile et à s’isoler dans sa chambre pour surfer sur des sites islamistes. Mais j’étais impuissant en tant que juge. Ce n’est pas un délit : on ne peut pas arrêter des gens seulement parce qu’ils sont musulmans intégristes ou radicaux, car il y en a des milliers…

http://crif.org/fr/tribune/%C2%ABeviter-de-nouveaux-d%C3%A9parts-vers-la-syrie%C2%BB/50500
Propos recueillis par Patricia Tourancheau, interview publiée dans Libération le 2 mai 2014

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