C’est une donnée qui fait mal. Selon l’organisme américain Innocence Project, dont l’objectif est de faire sortir de prison celles et ceux qui ont condamnés par erreur, environ 30 % des personnes innocentées sur la base de l’ADN ont au préalable avoué un crime qu’elles n’ont pas commis.

En France, un des exemples les plus mémorables de ce phénomène est celui de Patrick Dils, condamné – par deux fois – à tort pour le meurtre de deux garçons à Montigny-lès-Metz en 1986, après avoir reconnu les faits face aux enquêteurs. Si l’on met de côté les pratiques policières qui consistent à extorquer des aveux, lesquels constituent une des plus puissantes preuves retenues par la machine judiciaire, l’aspect le plus troublant du sujet tient au fait que, bien souvent, les suspects finissent par croire à la vraisemblance de l’histoire inventée qu’ils racontent, grâce à la force des “faux souvenirs”.

C’est pour comprendre la manière dont fonctionne ce processus que deux psychologues, Julia Shaw (université du Bedfordshire, Royaume-Uni) et Stephen Porter (université de Colombie-Britannique, Canada), ont élaboré une expérience originale dont les résultats, qui viennent d’être publiés par la revue Psychological Science, eux aussi dérangent, car ils montrent à quel point il est simple de convaincre une personne qu’elle a commis un crime (au sens anglo-saxon du terme)…

Le phénomène des faux souvenirs n’est pas une question nouvelle en science. Notamment exploré par la chercheuse américaine Elizabeth Loftus, spécialiste mondiale de la malléabilité des témoignages, il a fait l’objet de nombreuses études montrant que les sujets reprenaient facilement à leur compte un scénario qu’on leur avait exposé au préalable.

Toutes sortes d’anecdotes ont ainsi pu être implantées avec succès dans le cerveau de ces personnes, depuis le souvenir de s’être perdu dans un centre commercial à celui d’avoir triché à un examen, en passant – chez des enfants – par celui d’avoir pris le thé avec… le prince Charles. Restait à savoir si l’on pouvait tout aussi aisément manipuler la mémoire d’un adulte pour lui faire croire qu’il s’est rendu coupable d’un crime dans sa jeunesse.

Le protocole de l’expérience décrite dans Psychological Science est assez perfectionné. Plusieurs dizaines d’étudiants d’une université canadienne – qui n’avaient évidemment jamais eu affaire à la justice – ont été recrutés en croyant participer à une étude sur la récupération des souvenirs. Les chercheurs leur ont tout d’abord demandé l’autorisation de contacter leurs parents afin de leur soumettre un questionnaire sur leur prime adolescence (la période 11-14 ans). Les parents devaient notamment raconter, avec un maximum de détails, un moment riche en émotions fortes vécu par leur rejeton au cours de cette période, et promettre de ne pas évoquer la question avec leur enfant pendant la durée de l’expérience.

Puis l’expérience proprement dite commençait, chacun des étudiants retenus ayant un premier entretien, filmé, avec un chercheur-interviewer. Celui-ci lisait le récit de l’anecdote véritable rapportée par les parents ainsi qu’une autre histoire, tout aussi forte sur le plan émotionnel, mais inventée de toutes pièces. Dans la moitié des cas, l’étudiant était censé avoir commis un crime (vol, agression, agression avec arme), dans l’autre moitié avoir subi une grosse mésaventure (blessure, attaque par un chien, perte d’une grosse somme d’argent ayant entraîné un conflit avec les parents). A chaque fois, le récit fictif était agrémenté de détails véridiques comme par exemple le nom de la ville où vivait l’étudiant à l’époque ou celui d’un ami. Après avoir raconté les deux histoires, l’expérimentateur donnait la parole au “cobaye” en lui demandant de donner des précisions sur les deux événements. Revenir sur l’anecdote authentique ne posait pas de problème mais les participants étaient bien incapables de parler de l’autre, et pour cause…

On arrivait là au cœur de l’expérience. L’interviewer encourageait son interlocuteur à fouiller sa mémoire tout en faisant, gentiment mais réellement, pression sur lui. Il pouvait glisser de faux indices comme “Dans le questionnaire, vos parents ont dit que…” . L’expérimentateur recourait aussi à une certaine forme de pression sociale en assurant que, “si elles font de gros efforts, la plupart des personnes sont capables de retrouver les souvenirs perdus”. Ajoutons quelques ficelles plus ou moins subtiles (acquiescements, sourires, longues pauses pour inciter le sujet à ajouter quelque chose pour rompre de silence, faire semblant d’être déçu quand cela ne vient pas…), ainsi qu’un décor adéquat (une étagère complète pleine de livres sur la mémoire pour laisser penser que l’on à affaire à un expert) et on obtient une mise en condition du “cobaye”. A la fin de cette première séance, ce dernier était invité à se remettre les deux histoires en mémoire, notamment en visualisant, le soir à la maison, l’enchaînement des événements qu’on lui a lus.

Suivaient deux autres rencontres, chacune à une semaine d’intervalle de la précédente. Cette fois, le participant devait donner le plus de détails possibles sur ces deux anecdotes, la réelle et la fausse, sans que, cette fois, l’expérimentateur n’ajoute plus d’élément supplémentaire aux récits. Au terme de ces trois interviews, le pot-aux-roses était dévoilé, le sujet apprenant qu’une des deux histoires était une pure invention. Les chercheurs ont néanmoins pris soin de ne pas laisser les participants avec cette seule information et une séance supplémentaire de débriefing, plus approfondie, a été organisée pour leur expliquer le processus de création des faux souvenirs.

Les résultats sont assez impressionnants. Sur la base des détails “remémorés” lors des séances et sur les déclarations des sujets eux-mêmes, plus des deux tiers des participants ont effectivement cru avoir vécu la fausse histoire, qu’il s’agisse du pseudo-crime ou de l’accident imaginaire. Un des aspects les plus étonnants tient au luxe de précisions apportées sur les officiers de police auxquels les personnes étaient censées avoir parlé. En moyenne, une douzaine de détails étaient évoqués à leur sujet, alors même qu’ils n’avaient jamais été rencontrés ! Moins nombreux que pour les histoires vraies, ces détails (visuels, sonores, olfactifs, tactiles…) parcouraient néanmoins toute la gamme des sensations attendues dans ce type d’interaction. Selon l’étude, l’expérience a tellement bien marché qu’il a été décidé de l’interrompre après avoir travaillé avec 60 des 70 participants prévus, les chercheurs ayant jugé inutile d’implanter de faux souvenirs de crimes dans le cerveau de “cobayes” supplémentaires, un peu comme, lors d’un essai de médicament, on finit par donner aux malades prenant un placebo la molécule testée, tant elle a fait ses preuves.

Pour Julia Shaw et Stephen Porter, la facilité déconcertante avec laquelle une personne se persuade d’avoir commis un crime tient au fait que les vrais souvenirs se réactivent à l’aide de fragments éparpillés dans la mémoire et qui n’ont d’ailleurs parfois pas de lien direct avec l’histoire qu’on se rappelle. Les faux souvenirs empruntant les mêmes chemins cérébraux, au moins dans certaines régions du cortex sensoriel, ce processus de reconstruction du puzzle mémoriel ouvre la porte à la création de ce que certains chercheurs nomment les “mensonges honnêtes” ou “souvenirs fantômes”. Cela se fait d’autant plus aisément que le sujet peut, dans les situations de stress ou dans des interrogatoires répétitifs, oublier la source des indices sur lesquels il fonde son souvenir et en particulier qu’ils ont été induits… par ses interlocuteurs. “Autrement dit, résume l’étude, les éléments du souvenir imaginé disant à quoi cela aurait pu ressembler peuvent se transformer en éléments disant à quoi cela aurait ressemblé, qui, à leur tour, peuvent devenir des éléments disant à quoi cela a ressemblé.”

Ce travail montre une fois de plus à quel point il est simple de manipuler la plausibilité d’une histoire. Mais, dans le contexte d’enquêtes criminelles, ce phénomène peut avoir des répercussions dramatiques lorsqu’il touche les suspects mais aussi les témoins. “Comprendre que les faux souvenirs complexes existent et que les individus “normaux” peuvent être conduits à les engendrer assez facilement est le premier pas pour empêcher le processus, souligne Julia Shaw. En démontrant de manière empirique ce que peuvent faire les techniques d’interrogatoire agressives – celles qui sont connues pour créer de faux souvenirs –, nous pourrons plus rapidement convaincre les enquêteurs d’en utiliser de “bonnes” à la place.” Pour éviter que la pression policière ne se transforme en erreur judiciaire.

Pierre Barthélémy
source lemondefr
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