Correspondance à Washington EMMANUELLE RICHARD
QUOTIDIEN : lundi 14 avril 2008

En moins de trois mois, une mystérieuse guérilla de l’ombre a surgi sur Internet pour former ce que l’expert américain des cultes, Rick Ross, considère «comme le plus gros mouvement d’opposition à la Scientologie. Historique !» Son nom ? Anonymous. Un réseau d’anonymes, sans leader reconnu, forts d’être nulle part et partout. Mais ils ne se contentent pas du monde virtuel. De New York à Londres, en passant par Berlin, Tokyo, Paris, Melbourne, Oslo, Dublin, ils étaient à peu près 7 000 à chanter et danser, le 10 février, devant les centres de l’Eglise de scientologie d’une centaine de villes du monde entier. Leur seconde manif planétaire, le 15 mars, recensait 10 000 participants. La troisième s’est tenue ce samedi (lire encadré). Leur objectif : «faire connaître au grand public les centaines d’actes illégaux, activités frauduleuses et violations des droits de l’homme perpétrés par l’Eglise de scientologie».

A quelques jours de ce rendez-vous du 12 avril, les Anonymes étaient gonflés à bloc à en juger par la poussée de fièvre et de paranoïa sur leur principal forum, Enturbulation.org. «Attention aux mini-scientos», prévenait l’un des 14 000 membres du forum, relayant une rumeur à l’attention des sympathisants à Washington : la Scientologie aurait prévu d’envoyer des nuées d’enfants pour espionner les manifestants dans la capitale américaine. «Regardez bien le type à chapeau sur la photo : nos sources l’ont identifié comme un détective employé par COS» (Church of Scientology), alertait un autre.

Il y a un mois, leur rassemblement devant le QG de la secte à Washington offrait une scène surréaliste typique des happenings d’Anonymous : 300 contestataires au visage caché, beaucoup sous le masque du héros révolutionnaire anarchiste de la BD «V pour Vendetta». Paisiblement, ils brandissent des pancartes «La Scientologie détruit des vies !» ou «La Sciento = grosse arnaque» au son du tube des années 80 «Never Gonna Give You Up» (Je ne te lâcherai jamais les baskets). Une atmosphère à la fois festive et grave, avec le témoignage au micro de Jeanne-Marie Boucher, une jeune femme élevée dans la Scientologie qui accuse l’organisation d’avoir conduit son père au suicide en 2001. Dans la foule, l’ex-scientologue Arnie Lerma, catogan poivre et sel, un vétéran réputé pour ses dénonciations de la secte via son site Lermanet.com. «Tous les anciens comme moi ont les larmes aux yeux depuis l’émergence d’Anonymous, soupire ce réparateur informatique. On se dit : mon Dieu, enfin… Nous allons obtenir justice.»

Le phénomène est d’autant plus stupéfiant aux Etats-Unis que l’Eglise de scientologie y a pignon sur rue. Fondée en 1954 par l’écrivain de science-fiction L. Ron Hubbard sur la base d’une méthode de développement personnel, elle est reconnue outre-atlantique en tant que religion. A ce titre, au terme d’un long bras de fer judiciaire, elle a même obtenu en 1993 un statut fiscal privilégié. Le nombre d’adeptes américains reste débattu : 3,5 millions selon la Scientologie ; seulement 55 000 actifs à en croire une étude de l’université CUNY de 2001. Parmi eux, des stars d’Hollywood, de Tom Cruise à John Travolta, en passant par le réalisateur de Collision Paul Haggis. Dotée d’imposants bâtiments dans les meilleurs quartiers, présente dans les communautés via une nébuleuse de programmes éducatifs et de cures antidrogues, la Scientologie monte des centres de secours sur toutes les catastrophes, comme à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina.

{{{«L’étincelle qui a déclenché la révolution»}}}

«En vertu de la liberté de religion, la Scientologie a parfaitement le droit d’exister, admet un membre actif du réseau Anonymous à Washington. Mais ce sont leurs méthodes qui sont intolérables.» Cet étudiant a accepté de nous rencontrer à condition qu’aucun détail physique, ni même son pseudo, ne soient révélés. Les premiers «Anon’», comme ils s’appellent entre eux, avaient formé un groupe il y a deux ans, sur le site humoristique SomethingAwful.com, repaire de jeunes technophiles attachés à la liberté d’expression sur le Net. En janvier, le site new-yorkais Gawker.com met la main sur une vidéo interne au culte, montrant Tom Cruise vanter les mérites de sa religion dans un concert d’éclats de rire bizarres. Cette vidéo aurait été vite oubliée si les avocats de l’Eglise de scientologie n’avaient pas sommé YouTube de la retirer et menacé Gawker de procès pour «violation de copyrights». Gawker refuse d’obtempérer, «au nom de la liberté d’information» mais YouTube, propriété de Google, cède sur le champ. C’est, raconte l’étudiant, «l’étincelle qui a déclenché la révolution».

Le 21 janvier, Anonymous publie sur YouTube un manifeste vidéo adressé aux dirigeants de la Scientologie: «Vos campagnes de désinformation, votre suppression de la dissidence, votre nature litigieuse retient notre attention depuis des années», annonce une voix synthétique à la Stephen Hawking, avant de poursuivre : «Anonymous a décidé que votre organisation doit être détruite. Pour le bien de vos fidèles, pour le bien de l’humanité, pour notre plaisir, nous vous expulserons de l’Internet et nous démantèlerons l’Eglise de scientologie.» Une déclaration de guerre assortie de tout un arsenal «terroriste», proteste la Scientologie. Au cours des trois semaines suivantes, la secte recense d’innombrables actes de hacking contre ses sites, 22 alertes à la bombe et 8 menaces de mort contre des membres. «Faites gaffe, Anon’ : vous courez à la catastrophe !», s’émeut Mark Bunker, un vétéran de la critique scientologue sur son site Xenu.tv. Début février, ce producteur de télévision enjoint les activistes de cesser toute activité illégale. Il est écouté : «Les Anonymes semblent avoir rompu avec certains fanatiques du début et font la police au sein du groupe», remarque Mary McConnell, une ancienne adepte de la Scientologie. Avec d’autres vétérans, comme Arnie Lerma, elle contribue au forum Alt.religion.scientology, créé dès 1991. Mary, pour qui «Internet est le plus gros cauchemar de la Scientologie», voit déjà les retombées positives des Anonymes : une recrudescence d’adeptes qui osent quitter la Scientologie et le dire en ligne.

{{{«Groupe de cyber-terroristes»}}}

La Scientologie n’a pas tardé à lancer la contre-offensive. Elle avait saisi la justice américaine pour faire interdire les rassemblements d’Anonymous le 15 mars. Echec. Mais ensuite, au moins une cinquantaine de manifestants ont reçu chez eux des injonctions à cesser toute collaboration avec Anonymous, «une organisation qui incite ou opère des activités illégales contre l’Eglise de scientologie.» Des missives qui ont «fait leur petit effet», déplore un récipiendaire, car «pour être démasqués, les manifestants ont forcément été suivis et placés sous surveillance.» A Los Angeles, la Scientologie a porté plainte contre plusieurs d’entre eux et à Boston, un organisateur est convoqué au tribunal pour répondre d’une accusation de «harcèlement criminel».

Ce processus d’identification est «absolument» justifié estime Karin Pouw, porte-parole de l’Eglise de scientologie Internationale à Los Angeles. «Notre devoir est de protéger les cadres de notre Eglise et nos paroissiens.» Aux yeux de l’organisation, Anonymous est un «groupe de cyber-terroristes». Tout en continuant «à prendre Anonymous très au sérieux», la dame conclut sur un ton des plus aimables: «Je ne veux pas que vous communiquiez l’idée que l’Eglise et ses paroissiens sont assiégés aux Etats-Unis, car ce n’est pas vrai : notre Eglise est florissante alors qu’Anonymous est un mouvement très marginal et confiné à l’Internet.»

L’endurance d’Anonymous et son impact à long terme restent à mesurer, reconnaît l’expert des cultes Rick Ross. «Le statut fiscal préférentiel de la Scientologie est pour eux un cheval de bataille évident», estime-t-il. Les Anonymes américains ont prévu de manifester sur ce point devant le Capitole avant l’élection présidentielle de novembre. Et, déjà, ils entrevoient une lueur d’espoir : fin mars, un Anon’ délégué du Parti républicain au Texas a enclenché une procédure pour la révocation du statut de «religion» de l’Eglise de scientologie dans son Etat. Une première depuis 1993, souligne le révérend John Wetzel. Ce pasteur luthérien, qui agit à Washington comme lobbyiste bénévole des «antisciento», constate : «C’est inédit, cette dynamique pour informer le public au sujet de la Scientologie sans se soucier de leur réaction. Mais ce sera difficile : la Scientologie a de l’argent et du monde qui la soutient.»

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