“L’Atelier Jeudi Soir” conduit des ateliers dans les Alliances françaises en collaboration avec le réseau culturel français en Haïti. Cet article est un peu le carnet de notre tournée à Jérémie

Dans la rue principale à l’entrée de la ville, une pancarte, sur la droite, devant ce qui semble être un bouiboui: « kite m viv / bwè kleren se libète / ale di yo sa ». Elle jure avec les « Jésus / Christ / L’Eternel » qui complètent les noms des multiples bric-à-brac, quincailleries, bazars. Dieu et l’alcool. Deux refuges qui se livrent une rude concurrence pour ceux qui veulent s’éloigner de la réalité. Ici, ils peuvent faire la paire, c’est un Dieu très accommodant : ce ne sont pas les « Jésus bières fraîches » qui manquent.

Pas si accommodant que ça, en réalité. Sur la route, avec notre ami-chauffeur, une discussion autour de la désocialisation systématique entreprise par les sectes sous l’obédience des évangélistes américains : attaques ouvertes contre le vodou, le catholicisme, l’autre, le parent, l’ami, le conjoint comme ennemis de Dieu. ; une seule fraternité, une seule identité, un seul repère : les autres membres de la secte. Étranges « frères en Christ » qui se désolidarisent des autres frères humains.

Six heures de route. De Port-au-Prince à Jérémie, dès qu’on a laissé Léogâne derrière soi les paysages deviennent beaux. Il y a du vert, du bleu aussi. Les vues qui donnent sur la mer. Une pensée pour Jean-Claude Fignolé et Claude Clémént Pierre, hommes de la Grand’Anse et de la mer. Je gronde un peu mes amis de l’Atelier Jeudi Soir qui ne les ont pas vraiment lus. C’est chez eux que nous allons, pas le Corail de Claude ni les Abricots de Jean-Claude, mais à Jérémie, capitale régionale, une ville au derrière mouillé qui s’est longtemps prise pour une autre… Le mûlatrisme, les Vêpres, la violence symbolique, l’exode, la population qui a changé, l’économie qui n’est plus ce qu’elle était. Mes jeunes amis de l’Atelier ont de vagues idées, des éléments d’information. Pas assez pour une conscience claire, un savoir sur lequel fonder une analyse. On l’a souvent répété : ce pays ne sait pas ce qu’il sait, ce qu’il fut, ce qu’il a fait, en bien comme en mal, ce qu’il a produit de discours critique sur le mal qu’il s’est fait, ni son poème, le grand chant que ses écrivains, ses poètes ont offert à la vie.

Cette ignorance, nous la vérifierons le samedi, journée d’atelier. Nous travaillons avec une vingtaine de jeunes. Dans un autrefois pas trop lointain (c’est un peu encore le cas à Port-au-Prince) les très jeunes, quand ils s’essayaient à la poésie, copiaient des procédés et des formes vieilles du XVIIe ou du XIXe siècle. Aujourd’hui, on a l’impression qu’ils n’ont même plus cette culture littéraire vieillote qui les faisait imiter Corneille ou Coicou. Les jeunes qui participent à l’atelier avec nous ne copient pas. Ils s’expriment dans une solitude langagière qui fait frémir. On entend les revendications, les constats qui s’expriment partout : degradasyon peyi m, lamizè, vyolans, krim… Mais cela a du mal à se dire dans un souffle poétique. J’interroge le médiathécaire de l’Alliance française  sur cette absence de souffle poétique. Il répond que l’enseignement est très orienté vers les matières jugées rentables, qu’il est très difficile de convaincre les responsables d’établissements scolaires d’oser des choses dont la future efficacité matérielle n’est pas trouvée. Ce n’est sans doute pas demain qu’on trouvera dans une version plus moderne le lyrisme d’un Brierre, l’humanisme d’un Philoctète. Si Jérémie, à tort ou à raison,  se vantait de détenir dans son patrimoine symbolique un héritage poétique, il s’est perdu avec tant d’autres choses…

À l’auberge où nous logeons, un bonheur d’homme nous attend. Il veut discuter avec nous et nous lire un de ses derniers écrits. Maurice Léonce, un quasi centenaire débordant d’énergie. De mémoire aussi. Mon équipe de l’AJS est fascinée. Il parle. L’Occupation, le foot des années quarante à soixante, le préjugé de couleur, la violence des Vêpres, les inégalités d’hier, les fausses réponses. Il s’est passé ici des choses horribles, les unes ne justifiant pas les autres. Sa vie à lui, pas toujours gaie. Il raconte qu’il est allé aux examens officiels du ministère en portant les chaussures de sa mère, Angèle, que certains appelaient « Ti Angèle », ne la jugeant pas digne de considération. J’en profite pour mon coup de semonce ou ma diatribe de vieux radoteur sur les jeunes d’aujourd’hui qui se plaignent tout le temps, surtout dans les milieux culturels : absence de subvention, de prise en charge. La plupart des choses accomplies ici , ce sont des gens qui ont eu la folie ou le courage de les entreprendre. Il y a treize ans, quand Georgia Nicolas et moi avons créé l’Atelier Jeudi Soir, on nous avait dit que c’était de la folie. Ici, que proposer à la folie de l’injustice, du mépris social et de l’individualisme, sinon la folie de l’action constructive, du partage ! L’atelier que nous sommes venus animer a d’ailleurs un thème : « La littérature et le don / ekri se bay ».

Le dimanche, il faut partir tôt. Sait-on jamais ce que réservent Carrefour et Martissant ? Côté animation, tout s’est bien passé, causerie et atelier. Deux hommes nous demandent une « roue libre », ils s’arrêtent aux Gommiers. Je pense à cet Antoine auquel je consacre un roman : Sa m wè pou ou, menm Antwàn nan Gomye pa wè l », aimons-nous dire quand nous envisageons le pire pour quelqu’un. Ce qui arrive à ce pays, sans doute même le grand Antoine, devin parmi les devins, ne l’avait pas vu venir.

À Jérémie, on nous a dit qu’il n’y a pas beaucoup de crimes de sang mais des cambriolages dans des maisons privées. Des jeunes un peu tristes nous ont aussi dit que c’est la grande ville la moins engagée dans le mouvement de contestation du pouvoir Jovenel Moïse/PHTK. À Port-au-Prince, nous tombons sur l’horreur dominicale : une jeune femme torturée, violée, assassinée, jetée dans une décharge. Déficit de poésie, légitimation du banditisme, les mots qui manquent pour tout dire, la politique des corps jetés aux chiens. Non, même Antoine des Gommiers n’avait pas vu venir.

Publié le 2020-11-06 | Le Nouvelliste