Camille a 12 ans lorsque ses parents s’intéressent pour la première fois à une communauté charismatique locale. Pourtant athée, le couple est vite séduit par les valeurs de partage et d’entraide qui y sont mises en avant. Or, une fois qu’ils ont intégré le groupe avec leurs quatre enfants, les parents deviennent de plus en plus immergés dans les rituels étranges et, surtout, les dynamiques de pouvoir malsaines qui régissent cet univers en apparence ouvert, mais en réalité refermé sur lui-même. Pour Camille, le constat est évident, terrible : ses frères, sa soeur et elle sont prisonniers d’une secte. Cette horreur, Sarah Suco la raconte dans un premier film d’une acuité inouïe. Et pour cause : cette histoire, c’est en bonne partie la sienne.

Intimiste sans être impudique, Les éblouis s’arrime au point de vue de Camille (excellente Céleste Brunnquell), qui passe de la curiosité à l’effarement, puis de la subordination à la révolte. Elle est l’alter ego de Sarah Suco.

« Dans ma tête, c’était d’emblée un projet cinématographique », confie celle-ci. De fait, Les éblouis démontre avec puissance que la formule consacrée « il faut le voir pour le croire » n’existe pas pour rien : il est certaines scènes qui défient l’entendement, comme celle où les convives se mettent à bêler avant le repas pour appeler le « Berger », qu’incarne Jean-Pierre Darroussin (d’abord chaleureux, puis glaçant).

 

Ces groupes, ces sectes, sont très habiles à voir vos faiblesses, vos manques, vos frustrations, et ils y répondent en vous fournissant des moyens de vous sentir utile et épanoui. Sauf qu’il y a un prix, il y a des abus.

— Sarah Suco

 

« Pour l’avoir vécu, je savais que la vérité est dans les détails. C’était par conséquent important de montrer ces comportements parfois absurdes, grotesques ou cocasses, parce qu’ils rendent compte de l’emprise de la secte : quand on les vit ou les subit de l’intérieur, on ne les remet pas en question. Mais vous savez, la réalité était bien pire : ce qui est dans le film ne représente qu’une fraction, 10 % peut-être, de ce qui se passait. »

De cérémonies du pardon — une véritable obsession que ce concept-là — en exorcismes patentés, la cinéaste parvient, sans le moindre débordement sensationnaliste, à générer un inconfort physique chez le spectateur.

Aller jusqu’au bout

Fait intéressant, à la base, Sarah Suco n’envisageait pas du tout de réaliser le film.

« Je souhaitais juste écrire un scénario inspiré par ce que j’ai vécu — ce film, c’est mon histoire, mais comme je le disais plus tôt, ce n’est pas l’histoire en entier. J’ai demandé à travailler avec un coscénariste, Nicolas Silhol, afin d’avoir une distance, pour éviter que ce soit purement autobiographique. Pourquoi ? Parce que j’avais cette idée que, quand les gens vont au cinéma, c’est pour se faire raconter une histoire et non juste voir la vie de quelqu’un. À ce compte-là, on peut lire une biographie, des mémoires… »

Ce sont, explique Sarah Suco, les encouragements nourris du producteur Dominique Besnehard (la série Dix pour cent) qui eurent raison de ses premières défenses. Le processus d’écriture acheva de la convaincre de la nécessité de porter jusqu’au bout sa prise de parole.

« Je suis actrice de formation [Place publiqueLes invisibles], et je ne me voyais pas réaliser, mais Dominique insistait pour dire que j’étais la meilleure personne pour faire ce film. Malgré mes réserves — c’est toujours ce problème d’imposture —, j’ai décidé de plonger parce que j’ai convenu moi aussi qu’au-delà de mes limites techniques, c’était le seul moyen pour que le film corresponde à ce que je voulais dire. »

Ces « limites techniques » qu’évoque Sarah Suco, on les cherchera en vain dans Les éblouis, qui rend au contraire compte d’une vision de mise en scène à la progression limpide. Ainsi, après des compositions initialement ouvertes, la réalisation se fait graduellement plus oppressante autour de Camille : multiplication de gros plans forçant une proximité dérangeante, zones d’ombre autour du cadre isolant l’héroïne dans un espace dès lors confiné… Avec le soutien du directeur photo Yves Angelo (Tous les matins du mondeGerminal), la cinéaste réussit à traduire, à l’image, le délitement psychologique de Camille, puis sa résilience conquérante.

« L’écriture a duré quatre ans, et dans l’intervalle, j’ai réalisé quelques courts métrages pour essayer des choses, pour me tromper. Je me suis inspirée d’artistes que j’aime, comme le photographe Gregory Crewdson. J’adore son travail : tant pour son rapport à la lumière que pour sa manière de proposer des photos en apparence simples, mais où, tout à coup, on repère l’insolite et la folie dans un détail — on revient toujours aux détails. »

Insolite et folie sont, en l’occurrence, deux mots qui viennent souvent en tête pendant la projection.

Attirés par la lumière

D’ailleurs, chaque fois que ce genre de récits se retrouve dans l’oeil médiatique, dans la section faits divers, on ne manque pas de se demander comment des parents ont pu accepter de soumettre leurs enfants à tel ou tel traitement, à tel ou tel environnement… Parce qu’elle la connaît intimement, Sarah Suco sait qu’il n’y a pas de réponse simple à cette question.

La cinéaste montre sans fléchir les comportements aberrants du père et de la mère (sous couvert de dépression, les manipulations narcissiques de cette dernière s’avèrent particulièrement troublantes), mais elle n’en fait pas des monstres unidimensionnels. Bref, point de manichéisme ou de dessein revanchard.

« Quand on aborde le sujet des sectes, du moins en France, on pense à l’Ordre du temple solaire, mais la réalité est beaucoup plus complexe. Ces groupes importés des États-Unis fleurissent un peu partout ; ils sont organisés et efficaces. C’est une erreur que de croire que ce sont des gens bêtes qui sont bernés. Mes parents étaient éduqués, intelligents… Mais voilà, ces groupes, ces sectes, sont très habiles à voir vos faiblesses, vos manques, vos frustrations, et ils y répondent en vous fournissant des moyens de vous sentir utile et épanoui. Sauf qu’il y a un prix, il y a des abus. »

À ce chapitre, le film est habile à révéler l’impuissance relative des autorités en matière de sectes : si les enfants sont scolarisés et qu’il n’y a pas de maltraitance évidente… « L’horreur est cachée, elle ne se voit pas de l’extérieur. Si on la voyait au grand jour, ces groupes cesseraient d’exister. Les gens qui entrent dans ces sectes sont attirés par la lumière, par l’éblouissement ; par la charité chrétienne et par la solidarité. Et on sait qu’à notre époque où tout va mal, les gens ont soif de solidarité : c’est dire combien il faut être vigilant. »

Une force en soi

En tout, Sarah Suco a été contrainte de demeurer dix ans dans la communauté charismatique sous le joug de laquelle étaient ses parents (la police l’y a ramenée trois fois, puisque légalement tenue de le faire). Sa majorité atteinte, elle a fui pour de bon la secte, où elle était entrée à l’âge de huit ans.

« J’ai sauvé ma peau, littéralement. Si j’étais restée, je serais morte, psychiquement ou physiquement », assure la cinéaste. Très proche de ses frères et soeurs, qui s’en sont sortis également, Sarah Suco n’a plus de contact avec ses parents (formidables Camille Cottin et Éric Caravaca dans le film). Lorsqu’on lui demande s’il lui fut douloureux ou libérateur de revisiter ces événements, sa réponse est éloquente :

« C’était vraiment un mélange des deux, en permanence. Il y avait des moments extrêmement difficiles, mais chaque fois, je ressentais cette… intuition d’être en train de faire ce que je devais faire. Et ça me donnait de la force. Donc… oui : les deux. »

Une odyssée tour à tour choquante et bouleversante, Les éblouis ouvre les yeux.

Les éblouis prend l’affiche le 13 décembre.

source :

Le Devoir

François Lévesque

4 décembre 2019

https://www.ledevoir.com/culture/cinema/568363/cinema-dire-sans-medire