Le président de la République a annoncé le 2 octobre 2020 la quasi-disparition de l’instruction au sein de la famille, pourtant permise depuis 1882. Cet objectif s’est révélé inconstitutionnel. L’autorisation préalable que le projet de loi du 9 décembre 2020 contre le séparatisme vise à imposer aux parents pourrait, elle aussi, être contraire à la Constitution.

Trois ans et demi. C’est le temps qu’il a fallu au président de la République à compter de son élection pour présenter le 2 octobre 2020 une doctrine sur les rapports Etat-religions – entendez Etat-islamisme. Deux mois plus tard à peine, il ne reste déjà presque plus rien des dires présidentiels sur ce qu’il avait alors décrit comme la mesure phare dans la « lutte » contre un « séparatisme » posé comme vérité ontologique.

Le 2 octobre donc, aux Mureaux (Yvelines), le discours présidentiel a au son du clairon annoncé une réforme radicale de l’instruction des enfants à domicile : « Agir à l’école, qui doit redevenir un creuset républicain. 50 000 enfants suivent l’instruction à domicile. Chaque jour des recteurs découvrent des enfants totalement hors système. Chaque semaine des préfets ferment des écoles illégales, souvent administrées par des extrémistes religieux. (…) Face à toutes ces dérives qui excluent des milliers d’enfants de l’éducation à la citoyenneté, de l’accès à la culture, à notre histoire, à nos valeurs, à l’expérience de l’altérité qui est le cœur de l’école républicaine, j’ai pris une décision, sans doute, et je la mesure, et nous en avons beaucoup débattu avec les ministres, sans doute l’une des plus radicales depuis les lois de 1882 et celles assurant la mixité scolaire entre garçons et filles en 1969. Dès la rentrée 2021, l’instruction à l’école sera rendue obligatoire pour tous dès 3 ans. L’instruction à domicile sera strictement limitée, notamment aux impératifs de santé. Nous changeons donc de paradigme, et c’est une nécessité ».

Et puis pschitt. Deux mois plus tard donc, le volontarisme des discours présidentiels a, comme trop souvent, laissé place à un quasi statu quo sur le terrain des actes.

L’annonce présidentielle a été formalisée dans l’article 18 de l’avant-projet de loi sur le « séparatisme » via une modification de l’article L. 131-5 du Code de l’éducation, transmis le 5 novembre 2020 au Conseil d’Etat, lequel a rendu son avis n° 401549 le 7 décembre 2020 en réécrivant totalement le texte qui lui était soumis. C’est cette version validée par le Conseil d’Etat de la réforme du droit d’instruction des enfants dans la famille qui a été adoptée le 9 décembre 2020 par le Conseil des ministres dans ce qui est devenu l’article 21 du projet de loi « confortant le respect des principes de la République ».

A entendre ou lire le président de la République, un Candide pourrait éprouver le sentiment effrayant que chacun des 50 000 enfants instruits à domicile sur les plus de 8 millions soumis à l’obligation scolaire (soit moins de 0,5% des enfants) se voit, en dehors du système scolaire classique, inculquer dans des structures confessionnelles clandestines les pires préceptes séparatistes, terreau idéologique du « djihadisme maison » d’après-demain. Il n’en est évidemment rien, pour la raison ainsi soulignée par le Conseil d’Etat dans son avis du 7 décembre 2020 relatif au projet de loi sur le « séparatisme » : « les carences et dérives (révélées par les contrôles de l’instruction dispensée en famille ainsi que dans l’utilisation par les parents de ce mode de d’instruction), si elles sont avérées, ne concernent, selon les indications mêmes données par le Gouvernement, qu’une très faible proportion de situations, en tout cas, s’agissant des carences dans l’instruction dispensée, pour celles qui peuvent être qualifiées de graves ». Dans le même sens, le Premier ministre a indiqué dans les colonnes du Monde du 9 décembre 2020 : « il y a des dérives : certains utilisent ces exceptions pour éduquer les enfants dans un cadre et avec des finalités contraires aux lois et aux valeurs de la République. C’est cela qu’il faut éviter et sanctionner. Il ne faut pas se tromper de cibles pour autant, certains parents utilisant ces exceptions dans un cadre qui n’est pas répréhensible ».

Bref, à la lecture tant de l’étude d’impact du projet de loi que de l’avis du Conseil d’Etat, on reste dans l’ignorance du nombre exact des enfants susceptibles d’être « radicalisés » par une instruction au sein de la famille ce qui est pour le moins gênant lorsqu’une réforme d’une telle ampleur symbolique – détricoter une des lois de progrès de la IIIème République par une loi confortant le respect des principes de la République, c’est orwellien ! – est proposée ; mais ce nombre est vraisemblablement peu significatif : pour la ville de Mulhouse, le président de la République relevait dans un discours du 18 février 2020 que « les services de l’Éducation nationale ont quant à eux effectué des contrôles pour 250 enfants instruits à domicile, 13 situations ayant fait l’objet d’un signalement au procureur de la République », soit moins de 5% des contrôles (v. aussi : v. « L’évitement scolaire, un enjeu au cœur du projet de loi sur les principes républicains », lemonde.fr, 9 décembre 2020 : Les mesures éducatives doivent permettre de ramener dans le giron de l’école les ‘petits fantômes de la République’, ces enfants soupçonnés d’être sous emprise idéologique. Sur le terrain, le phénomène est limité »).

Il y a plus grave encore. Non seulement le président de la République a maquillé la réalité, mais au surplus son engagement très médiatisé a imprudemment ignoré les plus essentiels des préceptes de notre Constitution. Transformer la séculaire obligation d’instruction éventuellement à domicile des enfants de trois ans en une obligation de scolarisation dans un établissement public ou privé sauf motif de santé ? C’est évidemment impossible en l’état de la Constitution du 4 octobre 1958, même si le président de la République le réclame !

C’est qu’en effet il y a fort heureusement certaines garanties constitutionnelles qui permettent de s’opposer à l’hubris des gouvernants et du législateur. Jules Ferry a laissé en héritage bien au-delà du texte du 28 mars 1882, à valeur législative : son action a ancré au cœur de nos règles constitutionnelles une liberté du mode d’instruction des enfants, qui fonctionne selon le régime de la déclaration.

Sauf en effet à commettre une infraction pénale, les parents doivent aujourd’hui simplement faire savoir au maire et au directeur académique que leur enfant suivra une scolarité « maison », laquelle fait ensuite l’objet de contrôles par la mairie et l’inspection d’académie qui ont été renforcés sur le papier – mais pas matériellement – en dernier lieu par la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, afin de vérifier que l’enseignement parental dispensé est conforme au droit de l’enfant à l’instruction, la défaillance à cet égard de l’instruction à domicile contraignant les parents à inscrire leur enfant dans une école publique ou privée sous contrat. Ainsi que l’avait souligné le rapporteur au Sénat de la loi pour une école de la confiance, « nous voulons tous renforcer les contrôles pour éviter que les enfants scolarisés dans les familles ne reçoivent une éducation contraire aux valeurs de la République » (Sénat, rapport n° 575, 13 juin 2019).

Mais jusqu’au 2 octobre 2020, nul n’avait envisagé d’aller plus loin alors que l’encre de la loi de juillet 2019 était à peine sèche, en particulier pas le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer auditionné par le Sénat le 18 juin 2020 : « Cette liberté d’instruction à domicile a un fondement constitutionnel puissant mais qui doit s’équilibrer avec d’autres principes, notamment les droits de l’enfant. C’est pourquoi j’ai pu dire à l’Assemblée nationale et au Sénat qu’il fallait encadrer davantage, et c’est ce que nous avons fait. À l’heure actuelle, je pense qu’il faut appliquer les règles que nous avons établies dans la loi de 2019. La mise en œuvre en débute ; nous sommes en phase ascendante, mais l’objectif de 100 % de contrôles réalisés n’a été atteint ni à cette coopération bien comprise avec les familles ; il y a donc encore des progrès concrets à faire. Mais sur le plan juridique, je crois que nous sommes parvenus à un bon équilibre » (Sénat, Compte rendu de la Commission d’enquête « Combattre la radicalisation islamiste », 18 juin 2020 ; v. Claude Lelièvre, « Instruction à domicile : la girouette Blanquer tourne pour qui ? », Blog Mediapart, 8 décembre 2020).

C’est qu’en effet, ainsi que l’a rappelé le Conseil d’Etat dans son avis du 7 décembre 2020, la Constitution véhicule comme composante de la liberté de l’enseignement, qui est au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République mentionnés au premier alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, « le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille ». Impossible donc de réaliser la transmutation des modalités du droit l’instruction inconsidérément annoncée par le président de la République le 2 octobre 2020 dans un discours qui apparaît, avec deux mois seulement de recul, marqué au coin d’une invraisemblable rodomontade factuelle et constitutionnelle...

Le Conseil d’Etat saisi pour avis sur le projet de loi aurait dû s’en tenir à ce constat de probable inconstitutionnalité, à charge pour l’exécutif d’en tirer les conséquences. Hélas, endossant le rôle d’un secrétariat général du gouvernement sans doute contraint par la volonté présidentielle, le Conseil d’Etat a pris la plume et a proposé une réécriture de l’article 21 du projet de loi « de façon notamment à empêcher que le droit de choisir l’instruction en famille ne soit utilisé pour des raisons propres aux parents, notamment de nature politique ou religieuse, qui ne correspondraient pas à l’intérêt supérieur de l’enfant et à son droit à l’instruction » (para. 61). Le Conseil d’Etat a donc invité l’exécutif à : 1/ inscrire dans la loi trois catégories limitatives de motifs du recours à l’instruction dans la famille (santé, activités physiques ou artistiques, itinérance familiale) et une catégorie très vaste qualifiée de « motif balai » par le Premier ministre dans son entretien au Monde précité (« existence d’une situation particulière de l’enfant, sous réserve alors que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille ») ; 2/ modifier le régime actuellement déclaratif de recours à l’instruction dans la famille en un régime d’autorisation préalable annuelle donnée par l’autorité académique.

Or, d’une part, le premier point ne correspond en rien à l’annonce présidentielle de limiter l’instruction à domicile aux seuls motifs de santé, et revient finalement à pérenniser ce qui existe aujourd’hui. D’autre part, s’agissant du second point, rien n’assure que ce passage d’un régime de grande liberté sous contrôle pédagogique a posteriori à un régime d’autorisation préalable (avec maintien du contrôle a posteriori) soit conforme au principe fondamental reconnu par les lois de la République précédemment invoqué : non seulement en effet l’actuel régime déclaratif n’a jamais été remis en cause depuis 1882, mais au surplus il n’est pas établi que les règles renforcées de contrôle a posteriori issues de la loi du 26 juillet 2019 ne permettent pas de prévenir efficacement le phénomène de radicalisation.

En la matière, le Conseil constitutionnel disposera d’une grande latitude d’interprétation lorsqu’il sera saisi par les parlementaires à l’issue du processus d’adoption du projet de loi sur le séparatisme – durant le deuxième trimestre 2021 au plus tôt.

Il est toutefois d’ores et déjà permis de raisonner par analogie avec la liberté d’association, consacrée elle aussi sous la IIIème République et comptant à l’instar de la liberté d’enseignement au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : lorsqu’en 1971 le législateur avait envisagé de soumettre la validité de la constitution d’associations à l’intervention préalable d’une autorité publique, le Conseil constitutionnel avait censuré ce procédé filtrant comme attentatoire à la liberté d’association (CC 16 juillet 1971, déc. n° 71-44 DC, Liberté d’association). De la même manière, l’autorisation administrative préalable à la scolarisation dans la famille est inutilement vexatoire dès lors que les contrôles a posteriori sont correctement exercés, lourde pour les parents contraints d’établir un projet éducatif a priori le cas échéant inventé pour les besoins de la cause afin de passer le filtre du contrôle initial, peu opérante au regard du nombre proportionnellement insignifiant de familles « radicalisées », et sans efficacité démontrée sur la prévention des dérives éventuellement susceptibles d’affecter l’instruction au sein de quelques centaines de familles.

 

Alors que rien ne vient établir que les motifs des parents pour instruire leur enfant à domicile relèveraient massivement d’une volonté de séparatisme social ou d’une contestation des valeurs de la République, le régime de l’autorisation préalable à l’instruction dans la famille, bricolé de toutes pièces par le Conseil d’Etat pour le compte de l’exécutif, ne paraît guère plus conforme à la liberté de l’enseignement que le mécanisme de scolarisation quasi-obligatoire des enfants que le président de la République a d’ores et déjà échoué à instaurer.

Le Conseil d’Etat n’est pas infaillible. Une inconstitutionnalité peut en cacher une autre.

source :

https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/081220/instruction-en-famille-et-separatisme-une-inconstitutionnalite-en-cache-une-autre?utm_source=20201209&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20201209&M_BT=1571731699959