Le vent du désert qui se lève brusquement à la tombée de la nuit annonce le début du shabbat. Dans la modeste salle qui accueille l’office, les chaises sont en plastique et le prêtre allume lui-même les quelques chandeliers qui éclairent à peine l’assemblée. Abhir officie devant une assistance clairsemée, mais ô combien réactive, qui ponctue chaque phrase du Cohen (nom donné au prêtre dans la Bible hébraïque) d’un « Teach ! » (« Apprends-nous ! ») ou d’un« Alright ! » (« C’est cela ! ») approbateur.

Deux heures durant, entre chants gospel et percussions, le prêtre embrasse de nombreux sujets, puisant dans la Bible hébraïque aussi bien que dans l’actualité pour son prêche qui s’intensifie à mesure que cette soirée s’enfonce dans la pénombre. Vindicatif, l’homme insiste sur les notions de droiture et de jugement et termine par ces mots, brandissant la Bible : « Le royaume de Yah (Dieu) est le royaume de Yah, et quoi que vous croyiez, vous vivez en son sein. Ce n’est pas suffisant de lire ce livre : vous devez le dévorer ! »

Le lendemain matin samedi, le silence est d’or dans tout le kibboutz, à peine troublé par le chant des oiseaux. Assis immobile sur un banc au soleil, un homme confie à voix basse : « Le shabbat est crucial pour nous ; nous cessons toute activité et apprécions la nature que la Créateur nous a donnée. » En fin de matinée, les enfants participent à un service de shabbat qui leur est dédié, alors que les adultes bénéficient d’un cours de perfectionnement d’hébreu l’après-midi.

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Une injonction de l’archange Gabriel

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Ainsi s’organise la communauté des African Hebrew Israelites of Jerusalem, établie à Dimona, une ville de peuplement en plein désert du Néguev, au sud d’Israël, à une trentaine de kilomètres de la mer Morte. Ils sont près de 4 000 dans tout le pays, 3 000 à Dimona, dont plusieurs centaines dans le kibboutz urbain Shomrey HaShalom (« le Village de la paix »), cœur de la communauté autour duquel tout gravite.

Leur présence sur ces terres désolées ne doit rien à l’Agence juive*, ni à la loi du retour* à laquelle ils n’ont pas droit. Hébreux et israélites, ces Africains revendiqués ne sont pas juifs et viennent des États-Unis ! C’est du moins le cas des plus anciens, établis ici dès 1969 après une vision de leur leader spirituel Ben Ammi, décédé en décembre dernier. À Chicago, ravagée par les émeutes raciales en 1966, l’archange Gabriel serait apparu à cet ouvrier métallurgiste, lui intimant l’ordre de mener les Afro-Américains en Terre Sainte et de les libérer ainsi du pays de leur captivité. Selon l’ange, les Noirs américains sont les descendants de la tribu de Juda, chassés par les Romains en 70 de notre ère, qui auraient ensuite émigré vers l’Afrique de l’Ouest avant d’être vendus comme esclaves aux États-Unis. Une vision messianique qui ne resta pas lettre morte : « Le mot “Israël” a résonné en moi aussi fort que des cloches », se souvient Prince Aaron, l’un des premiers arrivés à Dimona en 1970.

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Se reconnecter à l’Afrique}}

Mais avant de gagner la Terre promise, Ben Ammi, accompagné de quelques centaines de femmes et d’hommes, font un « arrêt » de deux ans au Libéria pour se reconnecter à l’Afrique, quatre cents ans après l’avoir quittée en tant qu’esclaves, et « se purger des attributs négatifs acquis en captivité ». Lors d’une célébration de Pessah (la Pâque juive), l’agneau sacrificiel se retrouve pendu accidentellement. « Nous avons pris ça comme le signe qu’il était temps de partir en Israël et depuis, nous n’avons plus jamais refait de sacrifice », se rappelle Prince Aaron.

En 1969, les premiers Black Hebrews – les Hébreux noirs – arrivent ainsi à Dimona et s’installent dans un centre d’absorption, destiné à l’origine aux immigrés russes, avec de simples permis de travail et de nombreux problèmes d’intégration. Expulsés plusieurs fois aux États-Unis, les fondateurs s’accrochent, à l’instar de Sar Elyakeem, aujourd’hui ministre du Peuple de la communauté, né « dans le ghetto de Chicago » il y a soixante-huit ans. « On m’a renvoyé plusieurs fois d’Israël, mais à chaque fois je revenais. Les autorités en ont eu marre de voir ma tête et m’ont dit que je pouvais somme toute rester à Dimona », raconte-t-il, en montrant sa carte d’identité israélienne finalement obtenue en 2009.

Non reconnus comme juifs par les autorités rabbiniques, perçus comme « aussi dangereux que l’OLP » (l’Organisation de libération de la Palestine) par le gouvernement dans les années 90, les Hébreux noirs vont tenir bon et croître rapidement, grâce notamment à leur refus de contrôler les naissances.

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Une hygiène de vie très stricte}}

Aujourd’hui, le kibboutz fourmille de vie et d’enfants en bas âge – même si la polygamie, tolérée à l’origine, s’est marginalisée. La force manifeste de cette communauté repose sur un mode de vie régi par des règles très strictes : végétalisme, agriculture organique, défense de fumer ou de boire et exercices physiques réguliers… « Avec notre style de vie, tout ce que nous faisons et créons, c’est refléter la droiture de Yah, la source de toute vie », indique Sar Elyakeem, qui anime plusieurs fois par semaine un cours de gym basé sur le yoga dès 7 heures du matin.

Une hygiène de vie très saine indissociable de leur philosophie : « Notre corps est notre maison, il traduit qui nous sommes », explique le prêtre Abhir HaCohen, lui-même spécialiste des arts martiaux. Pour les Hébreux noirs, cette vie réglementée et communautaire n’est pas vécue comme une privation, mais comme la condition sine qua non à leur établissement sur cette terre, considérée comme « le Royaume de Dieu ».

Louant un Dieu unique, « Yah » ou « Yahwah » – le nom hébreu de Yahvé qu’ils invoquent sans arrêt, contrairement aux juifs qui refusent de le nommer –, régis par des lois très sévères tout au long de la semaine et de l’année, les Hébreux noirs préfèrent néanmoins la notion de spiritualité à celle de religion. « Le Créateur n’a pas demandé d’être religieux, mais d’être droit », certifie Saddik Ben Israel, 61 ans, douze enfants et sept petits-enfants, croisé dans le kibboutz. Et de préciser : « La religion, c’est un jour par semaine. Nous vivons avec Dieu tous les jours, on n’a pas besoin de religion pour ça, mais de spiritualité. »

Reste que la communauté partage les fêtes hébraïques avec les juifs, comme la Pâque juive, Chavouot, Yom Kippour ou encore Souccot, alors que certaines autres sont rejetées, à l’instar de Hanouka et Pourim. À l’inverse, elle célèbre « la Pâque du nouveau monde » : deux semaines de festivités spécifiques, en mai, qui commémorent l’exode des États-Unis en mai 1967 et fait écho au retour des enfants d’Israël annoncé dans le Livre de Jérémie (23, 7-8)

{{Jésus, représentant de Dieu parmi d’autres}}

« Le judaïsme nous enfermerait dans une religion. Nous sommes hébreux, c’est notre nationalité et notre fierté », renchérit Sar Elyakeem devant des panneaux attestant de la présence africaine antique en Terre Sainte. Ce qui est postérieur à 70 de notre ère et la dispersion des Juifs en diaspora est donc refusé, tout comme la fonction de rabbin et le Talmud*. Seule la Bible fait ainsi office de livre de référence : l’Ancien Testament, mais aussi quelques passages du Nouveau qui peuvent inspirer les Hébreux noirs, même s’ils ne reconnaissent pas Jésus en tant que messie. Appelé par son nom hébreu, « Yeshua », il est respecté comme un représentant de Dieu parmi d’autres.

C’est par la lecture des Écritures en hébreu que la communauté renforce et légitime sa foi :« Le langage est très important pour nous. Dans les bibles en anglais, le mot “Seigneur” a remplacé partout le mot “Yah” de la Bible hébraïque. Nous prions ce Yah, le Dieu des origines. Hallelu-Yah ! », insiste Sar Elyakeem en appuyant bien sur le « Yah ». La même interjection joyeuse retentit chaque matin dans le gymnase de l’imposante école jouxtant le kibboutz. Dès 8 heures, le rituel de la prière commune, immuable, est suivi de la Hatikvah, l’hymne israélien repris en chœur par les écoliers en signe d’allégeance à l’État qui finance l’établissement et laisse la liberté aux Hébreux noirs d’enseigner leur propre histoire et leurs croyances en hébreu, tandis que l’anglais demeure la langue du quotidien.

{{Un climat plus serein après des années de rejet}}

Autant de signes tangibles de relations désormais plus apaisées avec Israël, après des années de rejet. Aujourd’hui, les jeunes peuvent même intégrer l’armée après le bac, obtenant ainsi la nationalité israélienne alors que nombre d’Hébreux africains ont encore des statuts de « résidants permanents », des visas américains et que certains sont même apatrides !

Comme partout en Israël, le « Village de la paix » compte donc aussi des jeunes en uniformes militaires, mitraillette en bandoulière. Pacifistes convaincus et considérant les Palestiniens comme des « frères africains » (l’Afrique comprend aussi la péninsule Arabique, selon eux), les Hébreux noirs se sont accommodés de porter les armes, fiers de faire partie de ce pays et de pouvoir le défendre en cas de guerre.

Témoignages des conflits, les abris antibombardements du kibboutz sont souvent transformés en salle de répétitions musicales. Et c’est dans une prière commune que toutes les séances s’achèvent invariablement : « Écoute Israël, Yahwah notre père, Yahwah est Un ! ». Un chant puissant et unificateur qui s’élève des entrailles d’une terre qu’ils ne sont pas prêts de quitter. Elle est désormais pleinement la leur.

{{ Princes et ministres}}

« Gouvernée par Dieu », la communauté n’en reste pas moins structurée par des hommes, avec à sa tête un Holy Council, un Saint Conseil composé de douze princes (Nassik en hébreu). Depuis le décès du leader Ben Ammi en décembre 2014, toute succession étant impossible, ils décident seuls du développement spirituel du kibboutz, diffusant la vision et les idées du maître. Pour la vie quotidienne, ce sont douze ministres (les Sar qui gèrent aussi bien les affaires sociales, l’économie, l’éducation, l’information, l’agriculture ou le sport… Princes et ministres sont par ailleurs assistés par des « frères et sœurs couronnés », responsables du maintien de l’harmonie dans la vie communautaire, qui supervisent notamment les questions professionnelles et éducatives. Enfin, une communauté de vingt prêtres (souvent assistés de femmes, les lamdaniote) se charge des mariages, de la circoncision des garçons (huit jours après la naissance, en respect de la loi hébraïque), statue sur les cas de divorce, qui sont exceptionnels et visent à être éliminés. Ces prêtres se relaient aussi pour les services hebdomadaires du shabbat et les fêtes annuelles.

Lexique
Agence juive : Créée en 1929 sous le nom d’Agence juive pour la Palestine, l’Agence juive est, depuis la création de l’État d’Israël en 1948, un organisme public du gouvernement. Elle est chargée de la propagande en faveur de l’immigration au sein de la diaspora, et de l’accueil des nouveaux immigrants en Israël.

La loi du retour: La loi du retour, votée le 5 juillet 1950 par la Knesset (le Parlement israélien), garantit un visa d’immigrant à tout Juif qui aura exprimé le désir de s’établir en Israël. Elle vise l’objectif sioniste du « rassemblement des exilés » au sein de l’État juif.

Talmud: Le Talmud désigne la Loi orale qui a été reçue par Moïse en même temps que le Décalogue, sur le mont Sinaï. Enseigné verbalement aux sages de génération en génération, le Talmud a été mis par écrit au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne, d’abord sous la forme de la Mishna puis de la Guemara, qui est le commentaire de la Mishna.

source :
Emmanuel Valette
http://www.lemondedesreligions.fr/mensuel/2015/71/l-arc-en-ciel-des-hebreux-noirs-07-05-2015-4696_215.php