La sidération, le dégoût et la colère. Ce sont les sentiments qui dominent chez les catholiques et au-delà de leur communauté même, tant l’aura de ce personnage rayonnait, après la révélation brutale des scandales sexuels commis par Jean Vanier. Cette grande conscience catholique, proche des papes – de Jean XXIII à François –, familière des pouvoirs aussi bien spirituels que temporels, multidécorée, et dont certains, il y a encore peu, poussaient la candidature pour un prix Nobel de la paix, voire une sanctification, dégringole d’un (haut) piédestal. Ce personnage avait dévoué sa vie aux handicapés mentaux et – réussite indéniable – bâti à partir d’une petite maison fondée ad hoc en région parisienne dans les années 1960 un large mouvement international, L’Arche, qui fédère aujourd’hui 153 communautés dans 37 pays sur 5 continents – dont 36 en France. Bien que laïque, Jean Vanier était célébré comme une « icône » au sein de l’Église. C’était un géant – près de deux mètres – qui, avec son regard tendre, son sourire bon, ses paroles apaisantes, drainait des foules, enchaînait conférences, interventions médiatiques et livres à succès chez les plus grands éditeurs. Sa vie, telle qu’il la racontait, était un roman. Né à Genève en 1928, fils d’un général canadien – engagé volontaire pendant la guerre de 14 et qui deviendra gouverneur général du Canada –, il s’était embarqué – à l’âge de 13 ans – dans la Royal Navy et un jour avait failli mourir noyé. « Je suis tombé à l’eau, j’ai perdu connaissance et j’ai été emporté, nous avait-il confié un jour sur l’épisode fondateur, disait-il, de son engagement spirituel. J’ai eu la vie sauve grâce au passage d’un autre navire. J’ai rencontré la mort, mais dès le lendemain, après quelques rasades de cognac, j’étais de nouveau au boulot. »

On le revoit vivre et rire à Trosly, dans la communauté où tout avait commencé près de Compiègne, au milieu de ses amis handicapés, fustigeant une société « obnubilée par l’image de la perfection ». « Ne restez pas dans vos clans sociaux, familiaux, amicaux, religieux, culturels, nous professait-il. Il faut aller vers les plus faibles. Chaque être humain est plus beau que l’on n’ose le croire. » On a encore dans l’oreille les louanges unanimes relayées au sommet du pays par Manuel Valls, Premier ministre, lui remettant la croix de commandeur la Légion d’honneur en décembre 2016 juste avant de quitter Matignon, en célébrant « un grand sage », « la douceur et la bienveillance de [son] regard pétillant », le « sens de l’humour ravageur » d’un homme, « source d’inspiration intarissable », « toujours en quête d’une mission ». « On se souviendra du message que vous nous faites passer, à savoir qu’il nous faut diffuser le bien et la fraternité, avait lancé le chef du gouvernement. Vous nous ramenez aux valeurs les plus fortes de l’humanité. » L’homme est mort le 6 mai 2019, à 90 ans, sans que son auréole soit ternie. Elle l’est désormais.

« Des relations sexuelles manipulatrices »

Dans ce désastre, un élément rassurant : la lumière sur cette face sombre de Vanier a été faite et portée sur la place publique par les siens. C’est l’actuel dirigeant de L’Arche international, Stephan Posner, qui, en juin 2019, a diligenté une enquête auprès d’un organisme indépendant, GCPS Consulting, basé au Royaume-Uni et spécialisé dans le conseil pour la protection contre l’exploitation et l’abus sexuel (PSEA), et le rapport a été largement diffusé et commenté par le mouvement. Il en ressort que Jean Vanier a « entretenu des relations sexuelles manipulatrices avec au moins six femmes adultes et non handicapées ». Les victimes sont « différentes par leur origine géographique, leur âge, leur condition (célibataire, mariée, consacrée), et l’époque à laquelle se rapporte leur témoignage », et les faits retenus couvrent une période de plus de 30 ans (1970-2005), mais leurs témoignages sont assurément « crédibles et concordants ». Le récit des 11 pages du rapport de synthèse est glaçant. « Les relations impliquaient diverses sortes de comportements sexuels, souvent combinés avec des justifications soi-disant “mystiques et spirituelles”  », soulignent les enquêteurs. Les relations sont présumées avoir eu lieu dans des conditions que l’équipe de l’enquête a qualifiées « d’emprises psychologiques » et sont décrites comme constituant une violence psychologique et comme étant caractérisées par des déséquilibres de pouvoir importants : les victimes présumées se sont senties privées de leur libre arbitre, de ce fait, l’activité sexuelle a été exercée sous la contrainte ou a eu lieu dans des conditions coercitives. Ceci inclut des témoignages selon lesquels une partie de l’activité sexuelle a eu lieu dans le contexte d’un accompagnement spirituel, lors duquel Jean Vanier, comme personne ayant un pouvoir et une autorité significative, proposait à certains assistants de les accompagner personnellement. Plusieurs des femmes ont déclaré qu’elles étaient vulnérables à l’époque et que Jean Vanier en était conscient. »

« Quand nous avons progressivement découvert les éléments de cette histoire, nous sommes littéralement tombés de notre chaise, explique au Point Stephan Posner, qui est à L’Arche depuis 35 ans. En 2016, le témoignage d’une femme sur lequel nous avions pu interroger Jean, qui avait reconnu cette relation en disant qu’elle était, selon lui, consentante, nous avait mis en alerte. Puis, quand nous avons reçu, par un tiers, un deuxième témoignage, en mars 2019, nous avons décidé de lancer l’enquête. La véracité des paroles recueillies a été confortée par le travail d’un historien qui a montré les racines anciennes du comportement de notre fondateur. En lisant sa correspondance et les archives de la Province des dominicains à Paris, nous avons été pris de stupéfaction. Il y a un tel écart entre l’homme que nous avons connu et celui mis au jour par cette enquête que je comprends que des gens soient incrédules, je suis passé par la même émotion. Nous ne remettons pas en cause ce que Jean a fait de bien, mais on se devait de dire ce que nous avions découvert. Il nous fallait affronter cette épreuve parce qu’il s’agit de la réalité. Imaginez le courage qu’il a fallu à ces femmes pour rapporter leur histoire, imaginez leur souffrance ! Il était nécessaire que nous en rendions compte… »

« Faute inexcusable »

Pour la sœur dominicaine Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), théologienne très en pointe dans la lutte contre les abus sexuels dans l’Église, « la faute de Jean Vanier est inexcusable ». « Il faut se garder de vouloir trop vite spiritualiser. Par exemple, en évoquant la parabole du bon grain et de l’ivraie, de l’ombre et de la lumière, avec le risque de banaliser de tels actes », confie au Point Véronique Margron. On parle d’agressions sexuelles commises sous une emprise spirituelle et un abus de confiance, et c’est insupportable. Jean Vanier n’était pas tant un homme d’Église, mais considéré par tous comme un homme d’Évangile – autrement dit universel –, il apparaissait comme libre par rapport à l’institution, et le trauma est encore plus lourd. Il était lu et écouté en prônant un Évangile de la fragilité, et il a abusé de la vulnérabilité de femmes, si cela ne s’appelle pas de la trahison… Il nous faudra du temps, et du travail, pour tenter de comprendre une telle torsion. »

Le rapport commandé par L’Arche souligne clairement que, jusqu’à la fin de sa vie, Jean Vanier restera, lui aussi, sous l’emprise malfaisante du sinistre père dominicain Thomas Philippe, qui l’a formé intellectuellement et spirituellement depuis son arrivée en France, contribua au début de L’Arche et se rendit coupable de multiples abus sexuels sur des femmes en situation de fragilité suivant « des théories mystiques déviantes » qui ont été mises en avant dans un documentaire diffusé sur la chaîne Arte, film qui a fait sensation. Le père Philippe a été condamné par un procès canonique en 1956 et a été l’objet d’une nouvelle enquête canonique en 2014. Mais Jean Vanier a toujours assuré qu’il ignorait ces agissements. Il est désormais avéré qu’il mentait. Et qu’il s’est fait l’acteur d’un « système » d’emprise abusive. « Parce que Jean Vanier n’a pas dénoncé les théories et les pratiques du père Thomas Philippe dont il était personnellement au courant dès les années 1950, souligne le rapport d’enquête commandé par L’Arche, cela a rendu possible, de fait, la poursuite de ses abus sexuels sur des femmes à L’Arche et lui a permis d’élargir son influence spirituelle sur les fondateurs ou membres d’autres communautés. »

Certaines confidences intimes font clairement apparaître l’exploitation savamment entretenue de sa position « sacralisée » par le fondateur de L’Arche pour parvenir à ses fins. « J’étais comme figée, témoigne ainsi l’une de ces femmes, je réalisais que Jean Vanier était adoré par des centaines de personnes, comme un saint vivant, qu’il parlait de son soutien aux victimes d’abus sexuels, ça avait l’air d’un camouflage, et j’ai trouvé difficile de soulever la question. » Puis, une autre : « Il disait : “Ce n’est pas nous, c’est Marie et Jésus. Tu es choisie, tu es spéciale, c’est un secret”.  »

« Halte au Santo Subito ! »

Cette sacralisation représente, selon Véronique Margron, « une tragédie dans la tragédie » : elle est au centre de ces scandales qui frappent des figures de l’Église du XXe siècle – et qui seront suivis par d’autres en cours d’instruction. Pour cette théologienne influente, qui en a fait l’un de ses combats, il est impérieux que l’Église engage une réflexion de fond sur cette question. « Nombre des fondateurs de ces cinquante dernières années qui avaient une forte aura ne sont pas exempts de tels agissements, constate la religieuse. Arrêtons, donc, de canoniser quiconque de son vivant ! Halte au Santo Subito ! On a tous besoin de références fortes, mais se complaire dans trop d’admiration interdit l’esprit critique. Dès que quelqu’un est statufié, il devient difficile de percevoir des signes de dérives, car on a projeté ce personnage dans une dimension extraordinaire. Et cela crée un terreau favorable à nombre d’abus… »

Heureusement, L’Arche paraît désormais suffisamment ancrée et solide pour faire face à cette tempête. D’abord, parce que, depuis bien longtemps, Jean Vanier, s’il en restait la figure tutélaire, avait cédé les commandes d’un mouvement qui continue de s’épanouir à travers des dizaines de communautés sur tous les continents. Et ensuite, surtout, parce que la résistance est inscrite dans l’ADN même de cette ONG féconde, implantée dans des contextes socioculturels différents et difficiles. « Nous vivons aux côtés de personnes brisées depuis 55 ans, souligne le courageux Stephan Posner. Et aujourd’hui, nous découvrons que notre histoire elle-même est brisée. Nous saurons traverser cette épreuve. L’Arche s’est bâtie sur l’expérience de relations humaines davantage que sur un discours, fût-il celui de Jean Vanier. La résilience est un élément fondateur et constructif de notre mouvement.  » Tout choc, aussi fort soit-il, peut, en effet, avoir des vertus salvatrices. Espérons-le pour ce beau mouvement qu’est L’Arche.

L’Arche, une oeuvre utile

Indépendamment de ce qu’on lui reproche, Jean Vannier, en créant l’Arche, a fait une oeuvre extrêmement utile. Il est regrettable qu’on ne juge une personne que sur ses écarts plutôt que sur ses réalisations qui profitent encore à des centaines de personnes handicapées dans des dizaines de pays.

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Publié le | Le Point.fr