Alors que se multiplient les articles relatant des cas de jeunes partis de pays occidentaux pour aller se battre en Syrie dans les rangs de groupes jihadistes, certains observateurs appliquent à ces démarches la grille interprétative de l’« emprise sectaire » et des « dérives sectaires ». Mais sa pertinence est sujette à discussion.

Après les attentats du 11 septembre 2001 déjà, des questions avaient surgi sur les démarches conduisant des personnes à un engagement dans des groupes radicaux, jusqu’à sacrifier même leur vie pour la cause. Aux États-Unis, certains cercles actifs dans l’observation critique des « sectes » avaient suggéré que le phénomène présentait des similitudes avec ceux auxquels leurs activités les avaient confrontés.

Cette démarche eut cependant peu d’échos, car la « guerre contre le terrorisme » s’appuyait sur d’autres ressources et n’avait pas besoin de tels supplétifs. Cependant, dans certains pays non occidentaux, des services gouvernementaux chargés de la « déradicalisation » de militants islamistes violents ont prêté attention aux analyses d’auteurs et praticiens américains proposant d’accompagner des personnes sortant de groupes religieux intenses. Même en Iran, ces expériences ont été intégrées dans les efforts pour rééduquer des membres capturés du mouvement militant (et armé) d’opposition des Moudjahidines du Peuple (Mujaheddin-e-Khalq).

En France, les cercles critiques envers les sectes s’étaient montrés prudents. Dans son numéro 72 (4e trimestre 2001), le trimestriel Bulles (Bulletin de liaison pour l’étude des sectes), organe de la principale association française de cette mouvance, l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu (UNADFI), publia un article intitulé « Le 11-Septembre et nous ». Tout en rappelant un propos entendu à l’Assemblée nationale (« L’organisation terroriste actuelle fonctionne comme une secte »), l’article se demandait s’il était « de bonne méthode de faire l’amalgame »: « Le risque existe de tout embrouiller si l’on ne considère pas séparément les sectes et le grand terrorisme international, et ceci, bien que des modes de fonctionnement puissent être identiques. »La suite de l’article voyait certes des parallèles et espérait que les événements du 11-Septembre ouvriraient « les yeux aux démocraties sur leur vulnérabilité ».

Selon les auteurs, en effet, au nom du respect des libertés, les États auraient trop peu réagi à des dérives s’appuyant sur des prétextes religieux : ces réticences « ont fait le jeu des sectes, [elles] ont favorisé le grand terrorisme ». L’article utilisait le terme de « mutilation mentale » en évoquant le processus de fanatisation des terroristes du 11-Septembre ; cependant, « que chacun joue son rôle sans prétendre empiéter sur des domaines qui ne sont pas de son ressort ». Les responsables de l’Unadfi n’entendaient donc pas « annexer » dans leur champ d’intervention les démarches conduisant au terrorisme sous les formes que nous observons depuis une quinzaine d’années.

Quand des jeunes qui ont grandi en Occident partent pour le jihad

Mais le conflit en Syrie, accompagné de l’arrivée de volontaires étrangers venus combattre avec des groupes jihadistes, a fait émerger un modèle explicatif qui reprend le thème des « sectes », des « dérives sectaires » et du « lavage de cerveau ». Il y a des raisons à cela : rien qu’en France des centaines de volontaires sont partis vers la Syrie, et beaucoup d’entre eux sont jeunes, même parfois très jeunes. Souvent, la radicalisation semble avoir été très rapide : si certains milieux familiaux ont été propices, cela ne semble être qu’une minorité de cas ; la plupart des familles sont sous le choc et ne comprennent pas comment cela a pu se produire.

Les parallèles avec la stupéfaction des parents et proches de convertis à des mouvements religieux controversés des années 1970 et 1980 sont manifestes : il n’est pas étonnant qu’une grille explicative déjà disponible se trouve reprise et appliquée à ces « conversions au jihadisme » – qui peuvent être le fait de jeunes issus de milieux musulmans se reconvertissant, mais aussi de personnes sans arrière-plan musulman, et embrassant à la fois l’islam et, peu de temps après, le jihadisme. Une nouvelle génération d’aspirants jihadistes émerge, parmi lesquels se trouvent de potentielles recrues très jeunes et pour lesquels les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans leur démarche. (…)

À Toulouse, au début de l’année, 2014 deux lycéens de 15 et 16 ans partent pour rejoindre les jihadistes en Syrie, avant d’être interceptés en Turquie et renvoyés en France. Selon le procureur de Toulouse, les camarades de l’un avaient « constaté une évolution de son comportement depuis le mois de novembre 2013 : plus renfermé, n’écoutant que de la musique religieuse, avec une discours politisé anti-américain et anti-juif et ne fréquentant plus que le deuxième adolescent ». Après son départ, ses parents dénoncèrent un « lavage de cerveau » (Le Monde, 27 janvier 2014). Le changement rapide de comportement semble mentionné dans de nombreux cas.

Mère de la petite Assia (28 mois), enlevée par son père parti faire le jihad en Syrie, Mériam Rhaiem a réussi à récupérer sa fille en Turquie et a confié ensuite aux journalistes : « Pour moi, le père d’Assia est sous une emprise sectaire claire et nette. » Sa radicalisation « s’est faite sur Internet »: il passait la journée à regarder des vidéos jihadistes, il s’isolait et ne côtoyait plus que des gens qui lui ressemblaient. Le thème de la radicalisation sur Internet revient constamment.

Des informations semblables ont été publiées dans des médias d’autres pays occidentaux. La référence aux notions de « dérive sectaire » et de « manipulation mentale » n’est pas omniprésente ; ce n’est certainement pas la grille interprétative privilégiée par les autorités ou les responsables de la lutte contre le terrorisme.

Cependant, pour des parents ou des proches confrontés à ce qui semble incompréhensible, ces notions offrent une ébauche d’explication. Désemparés par la conversion d’un fils ou d’une fille à l’islam, avec des craintes de voir leur progéniture adhérer à une version radicale, ou découvrant une réelle radicalisation (voire un départ dans un pays en guerre), ils peuvent aisément se laisser convaincre par une explication en termes de manipulation – ce qui entrouvre également la porte à un retournement si cette manipulation peut être brisée.

Des « dérives sectaires liées à l’islam » ?

Alors que les premières associations « anti-sectes » avaient souvent vu le jour à l’initiative de parents, c’est, en France, à une anthropologue française musulmane qu’on doit la création d’un premier centre autour de ce phénomène : Dounia Bouzar, figure déjà connue dans les débats sociaux et sécuritaires autour de l’islam, a fondé en 2014 un Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI).

La présentation qu’elle en donne reprend une démarche proche de celle qu’avaient adoptée les familles préoccupées par l’adhésion de proches à un groupe considéré comme « secte » : prévention, accompagnement des proches de victimes et formation d’intervenants sociaux. Elle évoque aussi l’idée de diriger les « victimes » vers un « désendoctrinement », exactement de la même façon que le deprogramming (puis sa version adoucie rebaptisée exit counseling) avait séduit un certain nombre de familles dont des membres avaient rejoint une secte. Le site explique : « Notre posture repose sur une approche psychosociale, qui consiste à interroger les mécanismes d’emprise mentale et les conditions environnementales dans lesquelles cette emprise a pu s’opérer pour faire basculer le jeune dans l’islam radical. »

Notons au passage que ceux qui auraient rejoint des cercles de « l’islam radical » sont présentés comme des « victimes ». De même, Dounia Bouzar présente son initiative comme une réponse au désarroi de « parents démunis face à la radicalisation de leur(s) enfants(s) » et reproche à l’État de « n’avoir pas fait plus tôt ce qu’elle entreprend aujourd’hui » (Blogs de l’Hebdo, « Dérives sectaires en islam : l’heure de la prise de conscience », 7 avril 2014). Cela rappelle les sentiments de parents qui avaient l’impression d’un manque de compréhension face à la situation qu’ils vivaient quand un de leurs enfants rejoignait un nouveau mouvement religieux.

L’objectif est de lutter contre la « dérive sectaire radicale qui instrumentalise l’islam »: il s’agit pour Dounia Bouzar de dissocier complètement islam et démarches radicales. De la même façon, elle entend distinguer entre « religion » et « secte », comme a tendu à le faire la critique des sectes :

« « Secte » vient de couper, suivre. « Religion » vient de relier, accueillir. Pour ma part, je regarde l’effet du discours religieux : dès qu’il permet de mettre en place une relation avec Dieu pour lui permettre de trouver son chemin et vivre dans un espace avec les autres, c’est de la religion. Si l’effet du discours mène, au contraire, la personne à s’auto-exclure et exclure tous ceux qui ne sont pas exactement comme elle, on est dans l’effet sectaire. » (Saphirnews, 10 mars 2014)

Dounia Bouzar a publié le livre Désamorcer l’islam radical : ces dérives sectaires qui défigurent l’islam (Éd. de l’Atelier, 2014). Elle explique que les « nouveaux mouvements musulmans », loin d’être un retour à l’islam authentique, sont en rupture avec l’islam. Sa critique ne se limite pas au jihadisme, mais vise aussi des courants salafistes, enclins à mettre l’accent sur des codes dont le respect scrupuleux devient essentiel et identifie le groupe des « purs »: « C’est pour définir la frontière du groupe purifié que le discours radical réduit la foi à une norme établie. » Ce discours radical « prédispose l’individu à la violence symbolique et réelle en diffusant un univers de rupture ». Son approche met l’accent sur la prévention, mais celle-ci n’est pas suffisante : il faut aussi, écrit-elle, essayer de déradicaliser, mais ce n’est pas une tâche facile.

Dounia Bouzar est persuadée que « la seule façon d’affaiblir les radicaux consiste à leur ôter leur justification : l’islam ». Elle s’irrite de la tendance de certains musulmans qui, tout en estimant que « les radicaux » ont une « mauvaise compréhension », estiment en même temps qu’ils sont « quand même musulmans ».

Jean-François Mayer

Lire la suite : La radicalisation jihadiste est-elle une « dérive sectaire » ?

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La radicalisation jihadiste est-elle une « dérive sectaire » ?

Lire la première partie :
Jihadisme et « dérives sectaires », quelle pertinence dans l’analyse comparative ?

En effet, si les jihadistes appartenaient à un courant religieux totalement séparé, à une petite secte indépendante d’une grande tradition religieuse, leur écho serait limité à leurs petits cercles de convertis. Mais la prétention des jihadistes à représenter l’islam dans sa pureté et l’écho que cela provoque dans des cercles musulmans donnent une autre dimension au phénomène. Il est vrai aussi que les récents événements autour de l’État islamique ont provoqué une vague de prise de distance vigoureusement affirmée, comme en témoigne la campagne #Notinmyname.

Il ne revient pas aux chercheurs de dire si les jihadistes ou l’État islamique sont authentiquement musulmans ou non. Les jihadistes se perçoivent comme de purs musulmans et sont bel et bien le produit de courants de l’islam contemporain (outre des circonstances sociales, économiques et autres, comme tout mouvement, quel qu’il soit). Le reste relève d’un débat intra-islamique que les chercheurs peuvent observer et analyser, mais sur lequel on ne leur demande pas de trancher. En revanche, peut-on décrire les démarches vers le jihadisme (voire vers des versions radicales non violentes de l’islam) comme des « dérives sectaires » ? Cela nous fournit-il une explication ?
La notion de « dérive sectaire » s’était répandue à partir des années 1990. Dans l’esprit de ses promoteurs, elle devait permettre d’éviter le terrain piégé d’une lutte contre « les sectes », avec le soupçon d’une critique de croyances, et l’impossibilité de définir légalement ce qui était « secte » et ce qui ne l’était pas. Le flou entourant le concept de « secte », l’absence de cette notion dans le vocabulaire juridique, mais aussi la multiplicité des définitions superposées de la « secte », présentaient des difficultés insolubles.

En utilisant « dérives sectaires », il semblait possible de contourner ce problème et d’affirmer — comme le font depuis longtemps les groupes critiques envers les sectes — qu’il ne s’agissait pas de s’en prendre aux croyances, mais uniquement à des actes, quels qu’ils soient et où qu’ils se produisent. Dans cette perspective, une « dérive sectaire » peut être aussi bien le fait d’une petite secte, d’un groupe religieux obscur, que d’une communauté appartenant à une grande tradition religieuse (par exemple, une nouvelle communauté catholique connaissant des pratiques discutables).

En réalité, le passage de « secte » à « dérive sectaire », s’il permettait de mettre provisoirement de côté ces problèmes, ne les a pas résolus, mais les a plutôt déplacés : « dérive », mais pourquoi y ajouter « sectaire » ? L’adjectif permet-il réellement de mieux les comprendre, ou ouvre-t-il plutôt la porte au retour du concept de « secte » aussitôt celle-ci évacuée ? Et les « dérives sectaires »seraient-elles un phénomène moderne, liées à de supposées techniques nouvelles, ou s’agirait-il plutôt d’une transformation de nos sensibilités par rapport à certains types de démarches ?

Bien sûr, les utilisateurs de la notion de « dérive sectaire » ont tenté de la circonscrire. La Miviludes définit ainsi une « dérive sectaire » : « Il s’agit d’un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société. »

On remarque que cette définition n’implique pas automatiquement un groupe : un individu pourrait être à l’origine d’une « dérive sectaire ». Au cœur de la définition se trouve la notion d’une « sujétion psychologique ou physique » : c’est la perte de la liberté individuelle. Des pressions ou des techniques seraient exercées dans ce but. La déstabilisation mentale serait « toujours présent(e) dans les cas de dérives sectaires ».

Une grille de lecture à réinterroger

Revenons ici aux « dérives sectaires liées à l’islam ». Dounia Bouzar explique dans son livre qu’on « ne repère pas de « gourou » dans ces mouvances radicales. Il s’agit d’auto-endoctrinement et de conversions volontaires ». Et d’ajouter : « le discours entendu « fait autorité » parce qu’il « fait sens » auprès de ceux qui sont touchés ». On pourrait cependant ajouter qu’il y a aussi des cas où l’influence d’un groupe fréquenté, de pairs, de contacts sur les réseaux sociaux joue un rôle dans la construction de la motivation de l’aspirant jihadiste.

Cela ne semble pas correspondre à la définition de la « dérive sectaire » proposée par la Miviludes. L’expression semble plutôt utilisée pour rendre compte d’une démarche dont le radicalisme effraie et qui semble incompréhensible aux proches des personnes concernées, d’autant plus qu’elle se déroule parfois en un temps très court, avec le passage d’une existence et de références ordinaires au jihad en quelques mois, voire moins. Mais ni la soudaineté ni la radicalité d’adhésions à des causes extrêmes ne sont un phénomène nouveau, même s’il est compréhensible que cela déroute les proches et les inquiète, plus encore quand cela conduit en outre à l’action violente et éventuellement au sacrifice suprême.

La « dérive sectaire » étant associée à l’idée d’une « manipulation mentale » (d’un « lavage de cerveau », même si cette expression controversée est moins utilisée aujourd’hui), elle présente des avantages, du point de vue des proches : elle permet d’exonérer, au moins en partie, le « manipulé », et de permettre ensuite sa réinsertion dans la société, le cas échéant après une « rééducation ». Un « manipulé » n’est plus entièrement responsable de ses actes : c’est une personne dont la bonne foi a été abusée.

Mais les jeunes ayant grandi en Europe et qui rejoignent un groupe jihadiste se sont-ils « lavé le cerveau » en regardant des vidéos jihadistes sur Internet ? C’est une erreur de penser qu’ils n’ont pas choisi leur voie, prévient Julian Baggini, ce qui rejoint d’ailleurs les remarques de Dounia Bouzar sur un discours qui « fait sens ». Nous avons du mal à accepter que des gens acceptent librement de faire des choses terribles, ajoute Baggini, mais « la radicalisation n’est pas un lavage de cerveau »(The Guardian, « Radicalisation is not brainwashing. We need to rethink how we tackle it », 13 juillet 2014) Nul besoin de techniques mystérieuses. Des jeunes (et moins jeunes, d’ailleurs) peuvent être influencés ou manipulés, particulièrement dans certaines périodes de leur existence, de même qu’il n’y a rien de nouveau à l’activité de propagande et de recrutement déployée par des mouvements idéologiques radicaux : ajouter une couche explicative en présentant de telles situations comme des « dérives sectaires » n’aide guère à affiner l’analyse.

Quels profils des candidats au jihadisme ?

Parler de dérive sectaire évoquera pour beaucoup quelque chose qui paraît irrationnel, voire délirant. Il n’y a plus grand chose à expliquer, il n’y a pas de justification initiale à la démarche : il ne s’agit alors plus que de « sauver » la victime de « dérive sectaire » et de la réorienter s’il est encore temps. Il n’est pourtant pas nouveau que des gens s’engagent dans des pays étrangers au service d’une cause, qu’il s’agisse de défendre des opprimés ou de soutenir une idéologie : il en existe des exemples dans différents camps politiques à l’époque contemporaine, l’un des cas les plus connus étant celui des volontaires internationaux partis servir soit dans le camp républicain, soit dans le camp nationaliste pendant la guerre d’Espagne.

Ils n’avaient pas tous la même motivation d’ailleurs. A côté de ceux que poussaient leurs convictions idéologiques, il y avait aussi des aventuriers ou des personnes en rupture de ban ; il y avait toute la palette des comportements. Faute d’informations assez précises, nous nous abstiendrons d’affirmations tranchées dans le cas de la nouvelle vague du jihadisme : les observateurs suggèrent que les traits des candidats ne correspondent pas toujours à ce que l’on attendrait et qu’ils ne viendraient pas spécialement de milieux défavorisés. En outre, des personnes au passé criminel en quête d’un mélange de rédemption, d’action et de violence peuvent aussi être séduites, à en croire ceux qui ont examiné les biographies de jihadistes. Il existe certainement une variété de profils et de motivations parmi les volontaires jihadistes, même si l’on retrouve des traits communs affichés, à commencer par le désir d’aller défendre des musulmans persécutés.

Le volontaire d’âge mûr, avec une longue carrière dans des groupes radicaux, ne présente certainement pas le même profil qu’un adolescent tout juste (ou même pas) majeur : le goût de l’aventure, l’appel d’un destin héroïque idéalisé (loin de l’implacable réalité d’un champ de bataille qui attend le candidat), le besoin d’embrasser sans réserve une cause pour donner un sens à une existence qui semble morne, la quête fantasmée d’un idéal rebelle, jouent probablement un rôle au moins égal à l’idéologie chez les aspirants jihadistes les plus jeunes. Malheureusement pour eux, la voie dans laquelle ils s’engagent est parfois sans retour. Parmi ceux qui reviennent, certains restent radicaux, mais d’autres ont été « guéris » du jihadisme par leur expérience.*

Il ne s’agit pas de démarches incompréhensibles. Nul doute que les groupes jihadistes, comme tous les mouvements radicaux fortement idéologisés, s’efforcent d’inculquer leurs convictions à ceux qui les rejoignent et de les former aussi sur le plan idéologique. Mais cette idéologie ne peut convaincre durablement que ceux qui veulent bien l’être ; qu’il puisse être difficile ensuite de rompre avec un groupe qui n’hésite pas à recourir à la violence est une autre histoire.

C’est une bonne idée de fournir une aide et une information à des familles désemparées par le départ d’un de leurs membres vers des territoires de jihad, particulièrement quand il s’agit d’un jeune. Il est légitime que des services de sécurité surveillent ces itinéraires et se préoccupent de possibles conséquences de telles radicalisations, ou tentent des détections précoces en proposant un numéro vert. Il est normal que des musulmans débattent et que certains disent leur rejet de ces doctrines construites sur une base islamique — non parce qu’ils auraient à s’excuser de quelque chose, mais parce que la revendication d’islamité du jihadisme ne leur laisse guère d’autre choix que de prendre position. En revanche, nous pouvons nous demander si le concept de « dérive sectaire » clarifie vraiment ce qui se joue ici.

Un nouveau cercle ?

Les réactions des acteurs de « prévention des dérives sectaires » en France face à l’initiative de Dounia Bouzar ont été d’abord la fois bienveillantes et prudentes. La présidente de l’UNADFI a salué la fondation du CPDSI en expliquant que son association peut « apporter sa connaissance du processus d’emprise mentale sur des individus vulnérables, et du phénomène de rupture », mais en admettant que « l’UNADFI manque de recul et d’expertise concernant les particularités liées à l’islam ». Tout en se félicitant que « des associations commencent à organiser l’accueil et la prévention des familles », la Miviludes « se montre réticente à voir dans ce phénomène de « radicalisation » « des dérives sectaires proprement dites » ». Son président souligne la « liberté de religion et de conversion même quand le choix se porte sur un islam rigoriste » et évoque des « crises d’adolescence » (Le Monde, 24 mars 2014).

Cependant, l’assimilation de plus en plus répandue aux « dérives sectaires » ainsi que la nature de ces engagements conduisent des proches à se tourner vers des structures comme la Miviludes : les acteurs d’une approche critique des sectes en France, tant gouvernementaux que privés, n’ont pas cherché à exercer un tel rôle, mais ont dû faire face à une demande qui leur est venue. Avec la multiplication de cas répercutés dans les médias, des collaborations avec le CPDSI s’amorcent pour répondre à une situation perçue comme urgente, indépendamment des questions de définition et de délimitation (ainsi que le relate Ingrid Merckx, « Jihad : « Tous les humains iront en enfer » », Politis, 2 octobre 2014).

Comme nous avons eu l’occasion de le souligner dans plusieurs articles (par exemple, la première partie d’un article publié en l’an 2000 et disponible ici, l’approche critique envers les sectes et « dérives sectaires » a eu tendance à s’étendre, par cercles concentriques, depuis les années 1970. Les milieux se préoccupant du sujet ont hésité à ajouter un nouveau cercle, en ayant peut-être le pressentiment que cela les conduirait plus loin qu’ils n’entendaient aller. L’évolution du discours public et les craintes suscitées par de nouvelles formes d’engagement jihadiste semblent cependant amorcer l’élargissement de la catégorie des «dérives sectaires » (si ce n’est des « sectes ») à un type d’acteur supplémentaire.

source :
http://www.saphirnews.com/Jihadisme-et-derives-sectaires-quelle-pertinence-dans-l-analyse-comparative_a19893.html
par Jean-François Mayer

* Pour en savoir un peu plus, on lira avec intérêt le récent entretien (en anglais) de Mads Schmidt avec un responsable de la prévention du radicalisme et de l’extrémisme de la police danoise (Vice UK, « Danish cops are trying to rehabilitate jihadis returning from Syria », 25 septembre 2014).

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