Cette tragédie a amené son lot de commentaires dans les médias, des commentaires trop souvent émis sous le coup de l’émotion et alimentés par certains préjugés dont il faut se garder. Les images, et surtout les extraits sonores présentés lors de l’émission Enquête du 26 janvier dernier ont pu frapper l’imaginaire et ne sont pas étrangers à un certain dérapage médiatique. Loin de dénigrer le travail des journalistes d’Enquête, il me semble seulement que certaines erreurs ont été commises dans l’analyse médiatique de ce cas, des erreurs qui devraient être évitées pour ne pas freiner la bonne marche d’éventuelles procédures judiciaires.

La première erreur est de vouloir aborder le problème en se plaçant immédiatement sur le terrain de la spiritualité ou de la croyance religieuse. On comprend qu’entendre une femme prétendre canaliser une entité issue des temps bibliques puisse frapper l’imagination et que l’on soit d’abord tenté de ne condamner cette personne que sur cette base, ce que certains ont déjà fait. Il faut cependant comprendre que la législation québécoise actuelle n’est pas conçue pour légiférer sur des questions de convictions religieuses ou spirituelles. Comme dans la plupart des pays démocratiques, la justice ne juge pas les croyances et les convictions, elle juge les actes, les comportements, les responsabilités individuelles et corporatives.

Par ailleurs, nous vivons dans une société où règne une économie de marché et il n’est pas surprenant de constater que le domaine de la spiritualité et du religieux se soit en partie intégré à ce système. C’est pourquoi, de nos jours au Québec (et dans la majorité des pays occidentaux), la plupart des «guides», «chamanes» et autres «maîtres spirituels» adoptent le modèle commercial pour diffuser leurs enseignements et faire connaître leurs pratiques. Ces individus se positionnent dès lors légitimement en «fournisseurs de services» (cours, séminaires, formations, rituels) auprès de «clients» qui paient un tarif pour avoir accès à de tels services. La dimension spirituelle des services en question ne change en rien la nature de l’échange et du cadre «commercial» dans lequel ces services se déroulent.

Ma prétention n’est aucunement ici d’affirmer que Gabrielle Fréchette est légalement ou criminellement responsable du décès de Chantale Lavigne. Par contre, dans le cadre de la société actuelle et des lois qui la régissent, on peut sans grande crainte de se tromper interpréter les rapports entre Gabrielle Fréchette et Chantale Lavigne de la façon suivante: Mme Fréchette, en tant que directrice d’un centre de formation, en tant que responsable de la formation qu’elle offre, et en tant que personne ayant conduit un rituel de sudation auquel participait Chantal Lavigne, est dans une certaine mesure responsable de la bonne conduite du rituel et de la sécurité des personnes qui y participent. C’est sur ces considérations que doit se fonder notre jugement.

Certains affirment d’emblée que Gabrielle Fréchette n’est qu’une charlatane, qu’elle n’est pas un médium, que le rituel qu’elle propose n’a aucune efficacité spirituelle, et même qu’elle se sert de ces croyances pour berner les gens. Soit. Cette position se défend et chacun est libre de ses convictions. Mais cela ne joue en rien, à mon avis, dans la responsabilité qui est en jeu à l’intérieur d’une telle offre de service, et ce, chez les deux parties en cause. Car il y a en effet une deuxième erreur possible dans l’analyse de ce type de cas, et c’est celle de voir chez les participants et adeptes attirés par le courant de la croissance personnelle, des victimes en détresse psychologique ou alors des pigeons qui se font plumer par des charlatans, simplement parce qu’on les dit ignorants. Il s’agit là de préjugés fortement ancrés dans les mentalités et, encore ici, ces préjugés détournent l’attention d’une analyse objective et critique, ainsi que des questions fondamentales. Je ne doute pas qu’il puisse y avoir des personnes plus fragiles qui soient attirées par la croissance personnelle et les rites de toutes sortes, et qu’il puisse y avoir des gens pour profiter de leur faiblesse. Ces cas doivent être surveillés de près et sanctionnés au besoin. Je pense cependant qu’ils constituent la minorité. La majorité des personnes qui s’engagent dans un cheminement spirituel, de type «croissance personnelle» ou autre, le font habituellement en toute connaissance de cause et ne souffrent pas de détresse psychologique. On comprend que les instances judiciaires et les médias s’attardent aux dérapages criminels dans ce domaine, et ce, avec raison. Cependant, les recherches en sociologie religieuse et en histoire des religions tendent à montrer qu’il s’agit là de cas d’exception.

On se demande alors ce qui peut pousser une personne équilibrée à s’engager dans un cheminement où il est question de croyances en des «entités invisibles» et de pratiques potentiellement dangereuses (et coûteuses, il ne faut pas l’oublier). Dans un monde souvent qualifié de matérialiste ou de «désenchanté», certaines personnes veulent trouver (ou retrouver) un sens spirituel à leur existence. Cette même société moderne qui prétend pouvoir tout contrôler et régler tous les problèmes (de la naissance à la mort, en passant par la maladie, la pauvreté, et la détresse psychologique), mais qui, en même temps, s’avère incapable de remplir toutes ses promesses de bonheur, de richesse et de bien-être, est alors perçue par bien des gens comme morne et abrutissante. Pour «réenchanter» leur univers de sens, ces personnes sont tentées de recourir aux sensations extrêmes, à des activités qui donnent un sens à leur vie et dans lesquelles elles ont l’impression de se sentir simplement «vivantes».

Les adeptes des pratiques de sudation telles que proposées par Gabrielle Fréchette sont pour la plupart parfaitement conscients du degré de risque que celles-ci comportent, et je suis convaincu que ce risque est accepté par les participants. Le titre du rituel, «la mort en conscience», donne déjà des indices des objectifs qu’on veut atteindre: se rapprocher de la mort (même si c’est symboliquement), la confronter pour atteindre un autre niveau de conscience, un état d’esprit et de compréhension supérieur. C’est ce qui fait, selon eux, que la pratique devient efficace : c’est une expérience extrême qui laisse des marques (physiques ou psychiques) attestant ainsi que la spiritualité fait son oeuvre. Le rite (ou «conduite à risque») devient ici «un jeu symbolique ou réel avec la mort, une mise en jeu de soi dont l’enjeu n’est pas de mourir mais de vivre plus. Ce sont des rites intimes de fabrication du sens». Ces pratiques participent au réenchantement d’un monde duquel on dit qu’il a perdu son sens «magique».

Encore ici, je ne prétends pas juger de la responsabilité de Chantal Lavigne dans le drame qui lui a coûté la vie et je ne prétends pas connaître les motivations qui se cachent derrière son cheminement avec Gabrielle Fréchette. Mais en même temps, je crois qu’on a tort de vouloir systématiquement déresponsabiliser les personnes qui s’engagent dans un cheminement de type spirituel, uniquement sur la base qu’on n’arrive pas à comprendre les motivations de ces personnes, ou sur la base de convictions divergentes non partagées. Peut-être Mme Lavigne était-elle sous une emprise psychologique quelconque et peut-être souffrait-elle d’une certaine détresse psychologique. La vérité est que je n’en sais rien. Ce que je déplore, par contre, et c’est ce qui fut véhiculé dans les médias dans les dernières semaines, c’est qu’on puisse affirmer d’emblée, sans preuve à l’appui, que Mme Lavigne était effectivement sous emprise d’un «gourou» et avait perdu tout sens critique, uniquement sur la base que son cheminement impliquait des croyances et des pratiques qui «sortent de l’ordinaire», et qu’elle en soit décédée.

Dominic Larochelle

Chargé d’enseignement à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval

Chercheur au Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse (CROIR) de l’Université Laval

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