par Eric Maillard

Je pensais lire un témoignage sur le combat perdu d’une femme contre la maladie, un cancer du sein, et sa révolte contre le corps médical. Ils ne m’ont pas sauvé la vie ne traite pas de ça. Enfin pas que. Il s’agit surtout d’une charge violente contre ce qu’il convient d’appeler les sectes guérisseuses, en l’occurrence le Mouvement du Graal.

Son auteur, Antoine Guélaud, choisit de se glisser dans la peau de celle qui est tombée dans les griffes pernicieuses d’une organisation déguisée dans un costume de notable. Il utilise pour parler d’Evelyne la première personne du singulier, comme pour laisser le “Elle” à la maladie, omniprésente. Il fait sien ce qui est devenu le combat de son héroïne dans la courte période qui sépare sa prise de conscience et sa mort. Et le prolonge jusqu’au début de cette année, à l’issue d’un jugement qui pousse à la révolte. La Justice, rebaptisée “La fille aux yeux bandés”, n’a pas mené à bien sa mission, mais l’auteur choisit subtilement de l’incarner le temps d’un chapitre pour en révéler les complexités. Les vraies coupables meurtriers restent les médecins adeptes de la secte.

Si quelques pages me paraissent de trop, Il ne m’ont pas sauvé la vie, dévoré en une nuit, m’a littéralement emporté. Cette lecture d’un trait m’a donné envie d’interroger l’auteur sur son engagement personnel évident et son incroyable faculté à se glisser dans la peau d’une femme qu’il n’a pourtant véritablement connu que par le prisme d’un reportage qu’il a réalisé pour la télévision.

{{Pourquoi avoir attendu que le jugement soit rendu pour publier ?}}

{{Antoine Guélaud}} : J’ai attendu le jugement du 17 février 2009 parce que je savais qu’il s’agissait du dernier jugement sur le fond de l’affaire avant l’éventuel pourvoi en cassation de l’une des parties. Cela me semblait à la fois plus « honnête » vis-à-vis de moi-même et de tous les protagonistes de l’affaire et aussi plus intéressant pour les lecteurs. C’était une sorte de point final, d’épilogue judiciaire. La décision des juges de la Cour d’appel – la relaxe de l’un de ses médecins – m’a permis d’introduire un nouveau « personnage », la Justice, sous les traits de « la fille aux yeux bandés » (qui a souvent changé d’avis, au terme d’une procédure judiciaire sans fin, treize ans !) et de faire réagir la famille d’Evelyne, notamment sa fille, aujourd’hui âgée de 17 ans. Cela m’a valu de longues discussions avec l’éditeur qui souhaitait sortir le livre avant la décision en appel.

{{Avez-vous écrit le livre après le jugement cette année ou au fil des années après que vous ayez été appelé au moment de la mort d’Evelyne ?}}

{{Antoine Guélaud}} : J’ai commencé à écrire cet ouvrage il y a deux ans. J’avais réalisé deux reportages pour Le Droit de savoir en 1996 et 1997 et j’ai toujours gardé l’intégralité des cassettes (une centaine de bandes d’une trentaine de minutes chacune), dont le contenu m’a beaucoup servi pour écrire ce témoignage. Evelyne, sur son lit de mort, m’a lancé un appel à l’aube de l’année 1997, quelques jours à peine avant de partir. Ce SOS m’a beaucoup troublé. Ce qui a motivé, en accord avec Charles Villeneuve, un second reportage pour la même émission*. Puis l’écriture de ce livre. J’estime avoir été investi d’une mission. D’ailleurs sa mère qui a lu le livre m’a dit : « Le corps d’Evelyne est parti mais son âme est encore là, à travers vous. Je sens que c’est elle qui a écrit »… Evelyne m’a sûrement habité.

{{Les lettres, en italiques, ont-elles réellement été écrites par Evelyne ?}}

{{Antoine Guélaud}} : Evelyne, au cours de sa brève existence, n’a pas rédigé de journal intime. J’ai décidé qu’elle en tiendrait un dans le livre pour une raison majeure : faire apparaître qu’elle a entamé un combat contre son cancer dès le départ et qu’elle a toujours voulu s’en sortir. Elle a toujours entendu combattre la maladie, elle a toujours souhaité vivre le plus longtemps possible aux côtés de sa famille, son mari et ses deux petites filles. « Je ne suis pas morbide » répétait-elle souvent. Il ne devait y avoir aucun doute là-dessus pour les lecteurs et cela me semblait un moyen intéressant de faire apparaître cette part de vérité. Cette soif de vivre m’était clairement apparue, d’ailleurs, lors de la longue interview qu’elle m’avait accordée pour le magazine Le Droit de savoir, quelques mois avant de mourir, et c’est ce qui m’a donné l’idée d’inventer ce journal de bord de sa maladie. C’est en quelque sorte une liberté littéraire pour être au plus près du personnage complexe d’Evelyne, ce qui a été mon obsession tout au long de l’écriture du livre. Ce journal s’est aussi nourri, bien sûr, des propos tenus par le mari d’Evelyne, Manuel, au cours de nos très nombreux entretiens.

{{Votre parti-pris qui consiste à vous glisser dans la peau d’Evelyne vous amène à décrire des moments très personnels, qu’elle seule a pu vivre, souvent bouleversants : ces moments sont-ils romancés ou reconstitués sur la base de témoignages croisés ?}}

{{Antoine Guélaud}} : Ce livre est un « docu-fiction » pour reprendre un terme utilisé pour décrire un genre télévisé en vogue. D’autres parlent de « roman-enquête ». C’est donc à la fois un document vrai, bien réel, basé sur une histoire vraie mais avec des moments qui empruntent à la fiction. Mais ces instants romancés sont très largement inspirés des entretiens que j’ai pu avoir avec les protagonistes de l’affaire, notamment des proches d’Evelyne : son mari, sa mère, sa cousine (Evelyne disait « ma sœur jumelle » en parlant de Marie, sa cousine germaine), ses filles, son cancérologue, le personnel soignant de la clinique où elle est décédée, etc. Les parties « romancées » s’inspirent aussi de documents proches de l’enquête policière et dont j’ai pu avoir connaissance. Ces moments romancés s’inspirent enfin de choses vues personnellement, notamment des lieux, au cours de mon enquête pour TF1, à la fin des années 90 ou de rencontres avec ces médecins du Graal que j’ai interviewés pour Le Droit de savoir. J’ai voulu écrire ce livre comme si c’était Evelyne qui parlait pour mieux appréhender toutes les facettes de la manipulation. Par ailleurs, le titre « Ils ne m’ont pas sauvé la vie » s’applique aussi à la famille d’Evelyne, et jamais je n’aurai pu restituer cette complexité ni aborder certaines questions sans me mettre à la place d’Evelyne… Par exemple, ces questions-là : comment son mari a-t-il pu laisser Evelyne – déjà très affaiblie – se lancer dans un jeûne pendant presque un mois, coupée de sa famille ? Pourquoi n’a-t-il pas réagi plus vite ? Etc. Pour y répondre, je devais absolument entrer dans l’intimité d’Evelyne et dans les secrets de la famille. Cela aurait été impossible de raconter tout cela sans me glisser dans sa peau !

{{On comprend que vous avez été directement pris à parti notamment au Tribunal : avez-vous reçu des pressions concernant ce livre ?}}

{{Antoine Guélaud}} : Le docteur Guéniot m’a menacé de mort en plein prétoire, en février 2008, lors du procès en appel à Douai et j’ai porté plainte contre lui le jour-même. Pendant la durée du procès – auquel assistaient plusieurs dizaines de ses patients -, la sécurité a été renforcée et des policiers m’escortaient lors de mes allées et venues. Les représentants du Mouvement du Graal, lors d’une rencontre organisée à mon initiative pour leur donner la parole, m’ont clairement fait comprendre que si j’agissais mal dans ma vie actuelle, vis-à-vis d’eux ou de ces médecins, je compromettais mes vies futures… Figures idéologiques qui font quand même réfléchir ! Aux yeux des défenseurs des médecins du Graal, je suis un peu le diable personnifié, le journaliste par qui l’affaire a été mise sur la place publique, l’homme qui a déclenché le « réveil » d’institutions un peu endormies comme l’Ordre des médecins, la police ou la Justice. Il faut aussi dire que les médecins du Graal étaient des notables très bien installés, surtout dans le Nord de la France et plutôt influents. Curieusement, des scellés ont d’ailleurs disparus au cours de la procédure, plutôt à charge contre les médecins d’Evelyne… Bref, il a existé tout un environnement « hostile », typique des sectes, tout au long de l’écriture de l’ouvrage.

{{Les deux dernières lignes de votre livre relatent un événement majeur de juillet 2009 que nous ne révéleront pas mais y auriez-vous consacré le chapitre de clôture si vous en aviez eu le temps ?}}

{{Antoine Guélaud}} : C’est un choix de ma part. J’aurais pu faire autrement. Ce n’est pas une histoire de « timing » imposé par la sortie du livre à telle ou telle date. Il faut dire que c’est un « rebondissement » inattendu et incroyable. Le livre ne devait pas contenir de surprise finale : le lecteur sait depuis le début qu’Evelyne est morte. Et finalement il y a ces deux lignes finales. Chacun est libre de les interpréter comme il veut. Faut-il les révéler aux futurs lecteurs ? Je ne sais pas. Ces deux lignes sont brutes, abruptes, brutales, factuelles, ce qui, je crois, est plus fort que n’importe quel récit plus développé. J’ai pensé, à un moment, faire réagir la famille d’Evelyne à cette nouvelle. Mais à quoi bon ? Sinon à ajouter un pathos dont j’ai essayé de me tenir éloigné tout au long des chapitres. Je vous fais partager cette confidence : quand j’ai appelé la mère d’Evelyne pour lui annoncer la nouvelle, elle s’est écriée : « Il y a un bon Dieu »…

{{Aujourd’hui, qu’aimeriez vous que provoque ce témoignage ?}}

{{Antoine Guélaud}} : Pendant des années, j’ai beaucoup travaillé, enquêté sur les sectes, leurs méthodes d’approche, leurs fondements, leurs techniques manipulatoires. Avec l’histoire d’Evelyne, j’ai compris que n’importe lequel d’entre nous peut tomber dans une secte, à la faveur d’un chaos personnel (la perte de son emploi, une rupture amoureuse, une maladie, etc.). Voilà ce qu’Evelyne et moi souhaitons que les lecteurs retiennent : ce ne sont pas des « dingues » qui tombent là-dedans mais des gens ordinaires « normaux », comme vous et moi. Et il faut marteler le fait que les « nouvelles sectes » avancent masquées et investissent tous les champs sociaux ou sociétaux (la formation professionnelle et donc l’entreprise, l’Education nationale, la santé par exemple) sans évidemment s’annoncer comme telles, ce qui est bien plus dangereux ! Rares sont ceux qui s’imaginent que des médecins généralistes peuvent appartenir à un mouvement sectaire. Evelyne disait souvent : « Il n’y avait pas marqué Graal sur leurs fronts » ! Aujourd’hui les sectes ne séquestrent plus, ou alors à la marge. Non, elles séduisent dans un environnement ouvert en apparence : chacun de leurs nouveaux adeptes est libre de ses mouvements mais prisonnier dans sa tête. Enfin, la question de la publication d’une « liste » des sectes me paraît essentielle, ne serait-ce que pour prévenir les plus influençables ou leurs familles. C’est en tombant sur une telle liste dressée par une mission d’enquête parlementaire au milieu des années 90 qu’Evelyne s’est rendue compte qu’elle était sous l’influence d’une secte ! Georges Fenech, le nouveau président de la Miviludes – la mission de vigilance et de lutte contre les déviances sectaires – a voulu établir une nouvelle liste des mouvements sectaires et il s’y est, hélas, cassé les dents. Le gouvernement ne l’y a pas autorisé. Il faut dire qu’il y a eu un lobbying d’enfer contre cette idée, y compris depuis les Etats-Unis. J’ai eu entre les mains, par exemple, une lettre écrite par une petite dizaine de députés américains et adressée aux autorités françaises, dans laquelle ils s’indignaient que la France puisse envisager la constitution d’une nouvelle liste, évoquant la liberté de conscience et de croyance ! Un beau débat dans la perspective du procès de la Scientologie, le 27 octobre prochain…

* Voir le deuxième reportage dans l’émission de l’époque Le droit de savoir ici à partir de la 34ème minute

http://video.google.fr/videoplay?docid=1683979987415250926&ei=3O2fSZOiMIrSjgLup4zvDQ&q=gu%C3%A9niot+droit+de+savoir+tf1&hl=fr#

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