Les cendres humaines sont là, répandues au pied des arbres. À quelques pas de l’entrée du cimetière intercommunal des Joncherolles (Seine-Saint-Denis), à proximité du crématorium, qui reçoit 1 200 corps par an, le «Jardin du souvenir» respire le calme. Voulu dans toutes les communes de plus de 2 000 habitants par la loi du 19 décembre 2008, qui prend en compte la part désormais prépondérante de la crémation dans les obsèques, le Jardin du souvenir des Joncherolles a connu une évolution intéressante, expliquée par Mathieu Legrand, son conservateur : «En théorie, les cendres doivent être versées dans le “puits à cendres”.»
Celui-ci, fermé par une plate-forme de galets, est entouré d’un mémorial composé de plaques nominatives rappelant les identités des défunts. Mais voilà, «les arbres sont devenus sépultures. Il s’agit d’une autre manière de faire le deuil», constate le conservateur. Comme l’explique Annie Paggetti, directrice du crématorium, «la crémation ne signifie ni la disparition du lien ni celle du lieu». Elle ne croit pas à la «privatisation des cendres», souvent dénoncée.
À lui seul, le cimetière des Joncherolles, avec ses 25 hectares regroupant 14 000 emplacements, bulle de verdure coincée entre des ateliers de réparations de la SNCF, des entrepôts et une zone industrielle, est une vitrine des bouleversements méconnus du paysage funéraire français. Parce qu’il est situé dans le «93» (Seine-Saint-Denis), la première religion de «ses» défunts est l’islam.
Et sur ses 9 000 tombes non musulmanes et non juives, 7 500 ne présentent aucun signe religieux. Le décompte en a été réalisé par Patricia Duchesne, responsable de l’aumônerie catholique du cimetière, unique en France. Son bureau, sobre et sans signe religieux, jouxte celui d’Annie Paggetti. Son constat : «Nous réalisons 300 cérémonies religieuses par an. Soit 25% du total. Pour les gens qui viennent ici, les mots “paroisse”, “prêtre”, “sacrement” n’ont aucun sens. Ils sont souvent écorchés, blessés. En fait, ils nous disent : “Aidez-moi malgré moi et sauvez-moi malgré tout.” En cela, nous sommes ici comme l’Église en dehors de l’Église, des missionnaires en marge.»
Évidemment, elle «boit comme du petit-lait» l’appel du pape François à aller vers les périphéries. Pour cette laïque missionnée par Mgr Pascal Delannoy, l’évêque de Saint-Denis, «nous sommes au bout du bout de la décélération du christianisme en France». C’est pourquoi elle voit paradoxalement son aumônerie comme «une porte d’entrée dans l’Église».
À l’autre bout de la France, l’architecte Marc Barani, décoré du grand prix national de l’architecture 2013, s’est passionné pour les cimetières : «J’aurais pu en construire toute ma vie !» dit-il aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que, de retour d’une année au Népal, il rénova, en 1992, le cimetière de Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), là même où est enterré son grand confrère Le Corbusier. Marqué par la continuité orientale entre la mort et la vie, l’architecte déplore, désormais en Occident, «la difficulté de s’établir dans un temps long», «l’accélération du temps liée au déni de la mort, devenue innommable», et «la déshérence de l’art funéraire».
Il constate la «substitution du principe de l’immortalité de l’âme par notre propre principe d’immortalité : avec l’effacement des concessions à perpétuité, nous sommes passés de la “dernière demeure” aux “derniers hôtels”». Il note que «l’éclatement des familles ne favorise pas l’unité de temps et de lieu». Et voit dans l’explosion de la crémation «une manière de tuer la mort plus rapidement, simplement parce que la décomposition des corps fait peur.»
Déjà, en 2002 (1), le sociologue Jean-Hugues Déchaux avait repéré le «processus d’intimisation» des funérailles : «La mort, déritualisée, regarde de plus en plus la subjectivité de chacun. Elle ne trouve à s’exprimer socialement qu’à partir de l’expérience intime, d’où le recul des rites anciens, qui affiliaient et célébraient un passage, réglant socialement l’expression de la peine.»
Le P. Jean-Marie Humeau, curé de Taverny (Val-d’Oise), responsable diocésain de la pastorale des funérailles, ne partage pas cette sévérité. Certes, en conformité avec la doctrine de l’Église, qui ne condamne plus la crémation depuis le concile Vatican II mais ne la favorise pas, il explique : «Détruire le corps qui a été le temple de l’Esprit par un acte volontaire n’est pas du même ordre que le remettre en terre, poursuivant ainsi l’œuvre de création.» Cependant, constatant que dans l’Essonne «les funérailles civiles atteignent désormais 50%», il persiste : «Lorsque l’Église propose, elle est plébiscitée.»
Il y voit deux conditions : «Tout dépend de l’initiative laissée aux laïcs formés et responsables de la pastorale des funérailles», aujourd’hui estimés à environ une centaine dans chaque diocèse. Et surtout de la présence de l’Église dans les crématoriums, sachant que certains évêques et certains responsables de ces lieux d’incinération manifestent une réelle opposition à cette présence.
Aux Joncherolles, Mathieu Legrand, lui, n’est pas inquiet : «Les cimetières ne vont pas disparaître ; ils vont se transformer. S’adapter à la demande de crémation, aux cérémonies civiles, devenir plus paysagers.» Un constat partagé par son «aumônière», Patricia Duchesne, qui constate déjà cette transformation. Les professionnels du funéraire, attentifs à l’évolution de ce qui est aussi un marché, ne sont pas pour autant dénués de sens spirituel.
En témoigne la qualité formelle des «salles de présentation», «salles de remise de l’urne» ou «salles conviviales» (ouvertes aux familles durant la crémation) offertes aux familles et aux proches des défunts au cimetière des Joncherolles. L’accent est mis par l’équipe gestionnaire sur l’«accueil vécu comme un soin», observe Annie Paggetti. Prises de parole, projection de photos et de vidéos, diffusion de musique scandent désormais les cérémonies civiles, majoritaires.
D’où cette insistance du P. Humeau : «Souvent, ces rappels sont tournés vers le passé. Lorsqu’elles demandent une célébration catholique, nous proposons aux familles de les placer au début du rituel. Car celui-ci a bien pour objectif d’ouvrir à l’avenir.»
(1) «Mourir à l’aube du XXIe siècle», in Gérontologie et Société n° 102, septembre 2002.
source : LA CROIX du 28 octobre 2013
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