Connais-toi toi-même. Californie, temple de la tech. L’antique précepte gravé sur le temple de Delphes y aurait-il muté ?

L’ayahuasca, la liane des morts, est désormais partout à San Francisco. « En consommer est aussi fréquent ici que de prendre un café », déclarait Timothy Ferriss, écrivain et entrepreneur américain, dans un entretien à The New Yorker. L’auteur du best-seller La Semaine de 4 heures décrivait sa première expérience comme « la plus douloureuse que je n’ai jamais vécue multipliée par un facteur mille. J’ai eu l’impression d’être déchiré et tué mille fois par seconde pendant deux heures… Je pensais que j’avais complètement grillé ma carte mère ».

Comme beaucoup, il pensa qu’il ne le ferait plus. Comme beaucoup, il est devenu un pratiquant régulier. Pourquoi ? Parce qu’il réalisa que quelque chose d’étonnant c’était produit : « Quatre-vingt-dix pour cent de la colère que j’avais retenue pendant des décennies, depuis mon enfance, était juste partie. Disparue. »

En Californie d’abord, en France et en Europe maintenant, le phénomène prend de l’ampleur. Mais il n’est pas nouveau.

En 1979, dans l’ouvrage Plants of the Gods: Origins of Hallucinogenic Use, Richard Evans Schultes, un des pères de l’ethnobotanique, et Albert Hofmann, découvreur du LSD, exploraient l’usage des plantes hallucinogènes (ayahuasca, datura, peyoti, chanvre, belladone…), et démontraient que leur consommation était au cœur de la plupart des civilisations. Des pythies grecques aux prêtres mayas, des chamans sibériens aux druides bretons… partout des substances phénoménales ont ouvert les portes d’un autre monde.

Côté stupéfiants, la Valley n’a jamais hésité à tout tester. L’ayahuasca comme le reste. Mais l’ayahuasca n’est pas une drogue comme les autres, et ses usagers préfèrent parler d’elle comme d’une médecine.

Quoi qu’il en soit, elle ne donne pas dans le récréatif. Pour quelques phases d’extase – « sans exagérer, je peux affirmer que ce moment était le plus heureux de toute mon existence, déclare Conor Creighton, journaliste chez Vice, c’était comme si l’univers m’enserrait de ses bras mutants et m’emplissait d’amour. J’ai vu Dieu, j’étais Dieu, et tout était Dieu… » –, elles alternent avec des phases beaucoup plus longues de souffrances intenses… : « […] très vite, la mauvaise partie a commencé. Un incident après l’autre, j’ai revécu les chapitres traumatisants de mon enfance… J’ai souffert. Vraiment beaucoup. Quand je n’étais pas terrifié, je pleurais de tristesse ».

Une souffrance psychique, qui se combine à d’intenses douleurs physiques. La fameuse purge. Et chaque participant est invité à se munir d’un seau dans lequel il vomira, par spasmes réguliers.

Mais boire son calice d’ayahuasca n’est pas seulement un travail de purification. Beaucoup parlent d’une psychanalyse de dix ans condensée dans chaque prise, d’une guérison profonde de leurs blessures intérieures, parfois de maladies physiques, d’un choc initiatique qui a changé leur vie. Radicalement. « Une expérience intime, intérieure qui n’a rien de comparable avec d’autres drogues », raconte Bruno, CEO et fondateur d’une start-up parisienne. Un voyage bouleversant où ils ont appris à transcender leurs peurs, à affronter la mort, à explorer leur psyché.

Un voyage interdit aussi : depuis 1970 aux États-Unis, en France, depuis 2005. Et l’usage n’est clairement pas sans danger.

Les personnes qui se livrent à ces explorations n’envisagent pas toujours la puissance et l’intensité de ce à quoi elles s’ouvrent. Il y a de très sérieux risques, sans négliger ceux de la manipulation. Je ne peux que recommander de les vivre dans un contexte ultramaîtrisé, et bienveillant.

Nathalie, chercheuse en physique quantique, qui pratique chaque année en Amazonie.

De fait, la consommation de la « liane des morts » peut laisser des séquelles : psychiatriques, physiques, allant parfois jusqu’à la mort. Ou jusqu’au crime.

En 2009, deux touristes italiens sont retrouvés en Équateur découpés à la tronçonneuse. En 2014, un Canadien poignarde un Britannique au Pérou.

Mais Nathalie reconnaît aussi que ces expériences ont été pour elle « extrêmement structurantes » :

« On comprend que nous faisons partie d’un tout, que nous sommes tous connectés. Ce sont des thèses énoncées par les sciences, les mathématiques ou la philosophie, et dans les traditions spirituelles. On peut y adhérer par une démarche cérébrale, intellectuelle, ou par la foi, mais l’ayahuasca permet de les ressentir intimement : ils se mettent à vibrer en nous. C’est ça qui change tout. »

Et le lien entre sciences et états modifiés de conscience est moins ténu qu’il n’y pourrait paraître. Toutes les traditions chamaniques symbolisent l’Axis Mundi, la connexion entre ciel et Terre, par une double hélice… un brin d’ADN en quelque sorte, la structure essentielle de la matière. Le lauréat du prix Nobel 1993 de chimie, Kary Mullis, révèle volontiers que sa découverte de la PCR a été faite sous LSD, alors qu’il visionnait des brins d’ADN et qu’il a commencé à jouer avec.

Kary Mullis about LSD, extrait de D’autres Mondes de Jan Kounen

Le rituel varie, mais respecte quelques règles : une diète de sept jours avant l’ingestion sans sel, sans viande, sans alcool, sans sexe. Guidée par un chamane, la cérémonie se pratique en collectif.

En Hollande, où la pratique a été légalisée, les cérémonies du Santo Daime peuvent réunir jusqu’à 700 personnes, toutes habillées de blanc, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

« Il y a une discipline assez stricte à respecter : on ne doit pas parler à son voisin, et on s’engage à ne pas partir avant la fin », raconte Bertrand, Chief Revenue Officer d’une start-up française, vivant en Hollande.

Chacun boit, un ou plusieurs verres, à son rythme, en portant une intention particulière… puis les chants montent. Des chants inspirés de la tradition chrétienne au Santo Daime, ou teintés d’un mysticisme poétique chez les chamanes Shipiro : « Je prends ton âme et je l’élève, ton corps je vais redresser, je vais asseoir ton cœur dans la maison de Dieu… » Et le voyage commence, en suivant l’intention que chacun y aura mis. « Montre-moi mes peurs », a demandé Bruno lors de sa première cérémonie. « Au début, je ne sentais rien, mais après je suis parti très haut. J’ai eu des moments extrêmement difficiles : j’ai revu ma naissance, j’ai été dans un camp de concentration, j’ai vu la mort… C’était très violent. Quand je suis sorti, j’ai juré de ne plus recommencer. Il était trois heures du matin, je suis allé sur la plage, et là, je me suis senti vivant, comme jamais, j’ai pris conscience de la beauté du monde, en ressentant une immense gratitude. »

Une sensation que les pratiquants réguliers semblent ancrer dans la durée. Depuis un an, Bertrand est retourné vingt et une fois consommer de l’ayahuasca dans une petite communauté hollandaise du Santo Daime. « Chaque cérémonie est différente, et j’y vais toujours avec une sorte d’appréhension. La plante est comme un professeur qui te donne des leçons parfois dures. Mais je reste assidu. Cela m’a rapproché de ma famille. Dans les métiers de la tech, on est constamment en remise en question : je gère beaucoup mieux les échecs, les frustrations, et j’ai libéré beaucoup de créativité. L’argent n’est plus mon driver. »

Un travail intérieur… qui se voit à l’extérieur donc. « Cela t’engage à un énorme travail sur ton ego, tu arrêtes de te plaindre des autres, et tu admets que ta responsabilité repose essentiellement sur toi-même. Tu es plus affûté, concentré : tu te laisses moins perturber. Tu trouves ridicule certains de tes comportements passés. Cela t’ouvre à plus d’empathie et de bienveillance. Et si la pratique devait tenir dans la Valley, il est fort à parier que cela changera la donne sur les innovations qu’elle mettra en place », conclu Bruno.

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Cet article est paru dans le numéro 9 de la revue de L’ADN : Les nouveaux explorateurs.

La drogue qui fait planer la Silicon Valley

L’ADN

PUBLIÉ PAR BÉATRICE SUTTER

LE 23/01/2017