J’ajoute le masque à gaz ? Il a été fabriqué en URSS pendant la guerre froide, mais il fonctionne très bien.» Va pour le masque à gaz… Finalement, ce jeune patron d’une boutique de «survie» en ligne nous a convaincus d’acheter un couteau de combat, des bâtons lumineux, une radio solaire dynamo et vingt-cinq autres produits du même genre, pour une facture totale de 496 euros. Précisons qu’il pensait s’adresser à un postadolescent paniqué à l’idée que la fin du monde approchait. D’ailleurs, il a rappelé le lendemain pour nous proposer un générateur de batterie à 179 euros, «assez puissant pour faire fonctionner une télé» (au cas où ils diffuseraient «Lost» pendant la nuit des temps), ainsi que le nec plus ultra du filtre à eau, à 1 200 euros, un système capable d’abreuver un adulte pendant… 274 ans.
Si notre vendeur nous a crus sur parole, c’est que, depuis quelques mois, la clientèle se presse dans sa web-boutique. D’après une prophétie maya, seulement quelques semaines nous séparent en effet de l’interruption générale des programmes. Séance de rattrapage pour ceux qui auraient échappé au ramdam médiatique et au blockbuster catastrophe «2012», de Roland Emmerich : le 21 décembre prochain, un cycle de 5 125 années doit prendre fin, provoquant, au choix, une inversion des pôles, un accident nucléaire, une phase d’anarchie mondialisée et peut-être même une invasion de zombies… Bien qu’une poignée d’archéologues américains aient récemment remis en cause cette prophétie – selon eux, la fin des temps serait retardée de quelques dizaines d’années – les angoissés de la grande explosion se comptent par millions. En mai dernier, un sondage réalisé par l’institut Ipsos dans 24 pays a ainsi relevé que 14% des personnes interrogées sont persuadées que l’humanité connaîtra son point final de leur vivant. Comme de juste, ce sont les Américains qui remportent la palme de la crédulité (22%) et les Français qui se montrent les plus sceptiques : seuls 6% de nos compatriotes croient dur comme fer à ces sornettes.
Mais le marché de la préparation (c’est ainsi que les marketers américains l’ont baptisé : «preparedness market») n’en est pas moins très lucratif dans l’Hexagone. Pour affronter à armes égales les quatre cavaliers de l’Apocalypse, un équipement à l’Indiana Jones ne suffit pas. Il faut aussi entasser des vivres, se former au combat, apprendre les gestes de premier secours et s’aménager un abri souterrain. En moyenne, on peut compter 5 000 euros par tête pour le matériel et la nourriture, 1 500 pour la formation et 20 000 au bas mot pour un abri antinucléaire de qualité convenable. Les enseignes grand public, comme Au Vieux Campeur ou Sport 2000, ont vite senti le vent : elles proposent désormais des kits de survie, avec du bois «maya» (comble de l’ironie) inflammable lorsqu’il est humide.
Mais – discrétion oblige – ce sont les boutiques en ligne comme Extreme-Survie, ou encore Survivre-2012, qui raflent l’essentiel du business. Qui se cache derrière ces noms ? D’abord des professionnels du matériel de randonnée et de plein air, reconvertis pour la circonstance. Joël Grimaldier, gérant de la société La Rose des vents (une vingtaine de portails Internet), a ainsi lancé deux sites spécialisés depuis 2010. Il y commercialise sa marque Naterra, «solution survie et catastrophe», qui représente déjà un quart de son chiffre d’affaires (625 000 euros en 2011). S’il ne croit pas lui-même à la prochaine destruction de la planète, il a foi en ce nouveau créneau. En avril, il a créé une seconde société, Alys Diffusion, qui approvisionne en matériel une trentaine de boutiquiers en ligne et d’organisateurs de stages de survie. Leur profil ? «En dehors des pros de l’e-commerce, ce sont des autoentrepreneurs qui exercent une activité professionnelle en parallèle», analyse-t-il. Depuis un an, une dizaine de ces nouveaux sites ont éclos sur la toile.
Pour attirer leurs proies, ils essaient d’amadouer les grandes figures du «survivalisme», qui publient astuces et conseils pour s’en sortir en cas de catastrophe. Ainsi Vol West, une des figures francophones de la survie, confirme : «J’ai reçu plusieurs e-mails d’inconnus qui voulaient utiliser mon blog pour vendre leur matériel.» Ce puriste les a éconduits, naturellement, car il est exaspéré par ces «opportunistes» qui surfent sur la vague du 21 décembre 2012. Comme la plupart des «survivalistes», il est certes persuadé que la fin est proche dès qu’une fusillade éclate, qu’un cyclone approche ou que les Bourses s’effondrent. Mais il ne parie pas sur une date en particulier. Pour les stages de formation à la survie, c’est la même histoire, a constaté David Manise, directeur du Centre d’études et d’enseignement des techniques de survie (CEETS), une association à but non lucratif. «Début juin, quelqu’un a même récupéré notre bannière pour vendre un stage en notre nom sur Leboncoin.fr !»
De fait, les portails de vente ne sont que la partie émergée de l’iceberg : un marché parallèle s’est développé sur les sites de petites annonces français. Dernièrement, par exemple, un bunker et son terrain de 3 000 mètres carrés perdus dans la campagne alsacienne étaient à saisir pour 60 000 euros, et un autre, avec dix couchages et des provisions pour tenir cinq années, proposé à la location pour 35 000 euros mensuels. Délirant… Et le plus incroyable, c’est qu’il y a des amateurs. En particulier au sein des trente sectes «apocalyptiques» identifiées par la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Une dizaine d’entre elles se sont implantées aux abords de Bugarach, cette bourgade du sud de la France censée être épargnée par le prochain cataclysme – selon une prophétie née, celle-ci, sur Internet. Devenu très médiatique, le village attire les pigeonneurs de tout poil. Ces deux entrepreneurs par exemple, qui monnaient des «pierres d’éternité» en provenance de la commune sur leur site 2012bugarach.com. Avec un certificat d’authenticité, s’il vous plaît. Domiciliés à Mirepeisset et Andorre-la-Vieille, ces petits malins n’ont que deux heures de route à faire pour aller ramasser les précieux cailloux, vendus 1,50 euro le gramme. Le joyau de leur collection ? Un rocher affiché à… 2 925 euros.
30.000 euros : l’abri
Si, comme Tom Cruise, vous voulez un abri dans votre jardin, c’est possible. Les constructeurs enterrent les blockhaus à 2 mètres sous terre, installent un système de filtration de l’air… Alternative, les bunkers de la Seconde Guerre mondiale vendus sur Leboncoin.fr pour 1 000 euros, mais ce sera à vous de les enterrer !
24,35 euros : le guide de survie postapocalypse
Ce manuel de James Wesley Rawles est devenu un best-seller aux Etats-Unis (50 000 exemplaires écoulés). Il sera disponible en français le 6 septembre (Altipresse). Au total, plus de 3 000 guides et essais sur la fin des temps sont vendus dans le monde.
1015 euros pour trois mois de repas lyophilisés
Les rations d’urgence déshydratées Emergency Food (soupe à la tomate, poulet au curry…) se conservent au moins dix ans. Trek’n Eat les vend par packs, de quoi tenir de un mois (289 euros) à un an (3 490 euros).
73 euros : la boîte de 500 munitions antizombies calibre 22
Ne vous fiez pas à l’emballage : ceci n’est pas un jouet. Les balles Z-Max fabriquées par la société américaine Hornady fonctionnent avec de vraies armes. Et leur charge explosive ne laisse aucune chance aux morts-vivants. On ne sait jamais.
100 euros par jour de formation à la survie
Travail sur le mental, premiers soins, tir, déplacements, guérilla urbaine, reconstitution d’une catastrophe. Avis aux amateurs, voici le contenu du cycle long (sur six week-ends) que propose depuis 2009 Survie-urbaine.com, pour une facture totale de 1 560 euros.
2 millions : c’est le nombre de pages vues sur le blog survivaliste de Vol West, un Français installé aux Etats-Unis. Les amateurs peuvent y trouver des tas de conseils pour s’en sortir en cas de cataclysme.
source : http://www.capital.fr/enquetes/revelations/la-fin-du-monde-un-marche-en-or-768299
par Tiffany Blandin, avec Aurélien Dousseron
Capital
19/10/2012