Depuis cinq ans, l’affaire Baby Loup n’a cessé de rebondir et a provoqué un débat sur la place des religions dans la société. Pour certains observateurs, la décision de la cour d’appel de Paris du 27 novembre 2013 confirmant le licenciement par la crèche d’une salariée musulmane portant le voile pose même la question de la nature de la laïcité. Serait-elle devenue une opinion, ou plus encore, une religion ?

C’est un argumentaire nouveau qu’ont proposé les magistrats pour justifier leur décision de confirmer le licenciement d’une salariée voilée. Pour eux, la crèche laïque doit être considérée comme une « entreprise de conviction ». Ainsi, explique la cour, « l’association Baby-Loup peut être qualifiée d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés ». Elle poursuit plus loin : « Le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche.»

Dans un entretien accordé au journal La Croix, un spécialiste du droit du travail, Cyril Wolmark, juriste professeur à Paris X, explique le principe de l’entreprise « de conviction » : « le terme traditionnel en droit est plutôt celui « d’entreprise de tendance ». On a recours à cette notion pour qualifier un parti politique, une organisation syndicale ou encore une association religieuse. Le juge reconnaît que l’employeur peut être en droit d’exiger du salarié une adhésion aux valeurs de l’entreprise. Dans son arrêt, la cour d’appel de Paris parle « d’entreprise de conviction ». Pour le juriste, « la vraie nouveauté de cette décision est que pour la première fois, le juge propose d’étendre ce concept à une structure qui se réfère à la laïcité. »

Quelle conception de la laïcité ?
La définition d’une structure mettant en avant la laïcité comme « entreprise de tendance », pose la question même de la nature de la laïcité. Est-ce un mode d’organisation de la société ou bien une opinion, une conviction voire une religion ? Pour Cyril Wolmark, « si l’on suit le raisonnement de la cour d’appel, la laïcité est une idéologie dont on peut se revendiquer. »

Jean Baubérot, historien, sociologue et spécialiste de la laïcité, fait le même constat dans une tribune publiée par l’hebdomadaire protestant Réforme (article payant) : « La cour d’appel, en inversant cette décision, au motif que l’association Baby Loup peut être “qualifiée d’entreprise de conviction”, confère ce rôle de « conviction » à la laïcité, bien qu’elle se garde de donner explicitement une telle précision », explique-t-il.

Sur son blog, le juriste Marc Guidoni pousse même la réflexion plus loin : « En France, la laïcité est la liberté de croire ou de ne pas croire. Ce souci principal du respect des convictions de chacun a conduit au développement d’une pensée autonome et étonnante selon laquelle « ne pas croire » se revendique comme une religion. C’est du moins ce qu’il faut retenir de la décision surprise de la Cour d’appel saisie du renvoi de l’affaire dite Baby-Loup. » Pour lui la qualification de la crèche comme « entreprise de tendance » change la nature de la laïcité. « Pour mémoire, explique-t-il ainsi, une telle entreprise est une structure à laquelle est attachée une doctrine impliquant un parfait respect, si ce n’est en conscience, du moins en comportement du salarié, notion qui ne s’était jusqu’ici appliquée qu’en matière religieuse. C’est donc établi, “ne pas croire” est une religion ! »

Un paradoxe dangereux ?
Pour Cyril Wolmark, il y a une contradiction à définir la laïcité comme une conviction. « Soit la laïcité est une valeur commune, précisément celle qui permet de rassembler au-delà des croyances et des idées, soit elle est une option idéologique qui en exclut d’autres. Elle ne peut être les deux. Le paradoxe est bien visible lorsque la Cour d’appel se fonde sur le “respect de la pluralité des options religieuses” pour admettre le licenciement de la salariée qui invoquait précisément sa liberté religieuse. »

Un paradoxe qui peut créer une division profonde dans la société que dénonce Jean Baubérot :« Si la laïcité devient à la fois la règle générale d’organisation de la société française et une opinion parmi d’autres, on assiste à une dérive dont Paul Ricœur dénonçait le risque, dans une conférence en Sorbonne (mars 2004) : la laïcité est, à la fois, le tout et la partie, la règle politique d’ensemble, et la propriété d’un camp laïque. Il y aurait alors deux catégories de citoyens : les laïques et des sous-citoyens, assujettis à une règle laïque dont ils ne seraient pas partie prenante. Des citoyens actifs et des citoyens passifs en quelque sorte ! »

Cette crainte qui semble confirmée par un récent fait divers rapporté par Le Courrier picard. Dans l’Oise, le goûter de Noël d’une école maternelle a été annulée car la directrice en a refusé l’accès, au nom de la laïcité, à une maman d’élève voilée.

Pour l’historien Jean Baubérot, la décision de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Baby-Loup est grave et il appelle même les lecteurs de Réforme à se mobiliser : « La Cour de cassation devra de nouveau se prononcer. Mais chacun sait que cette affaire a pris une ampleur nationale et qu’il existe des pressions politiques et idéologiques, souligne-t-il. La prise de position du ministère de l’Intérieur est significative car elle n’a pas respecté la séparation des pouvoirs, règle essentielle de l’État de droit. Les protestants ne devraient pas rester passifs devant des dérives qui, sous prétexte de laïcité, menacent à terme la liberté de conscience. »

Les autres affaires
D’autres affaires récentes, impliquant une problématique religieuse, ont été traitées différemment. Comme le souligne Marc Guidoni, « tandis que les hérauts de la laïcité-religion se félicitaient de cette décision (de la Cour d’appel de Paris à propos de la crèche Baby-Loup, ndlr), un vent fort soufflant des Alpes faisait entendre un autre son de cloche. Un prisonnier obtenait en effet du Tribunal administratif de Grenoble l’annulation de la décision du directeur d’un établissement pénitentiaire refusant de servir des repas halal aux détenus musulmans. » Il explique : « le 9 novembre dernier, le Tribunal administratif à la fois enjoignait l’administration pénitentiaire à respecter le principe de laïcité qui “impose que la République garantisse le libre exercice des cultes” et sanctionnait l’établissement qui méconnaissait les dispositions de l’article 9 de la CEDH, qui protège le libre exercice des cultes. »

En 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) doit prononcer sa décision sur l’interdiction du port du voile intégral en France. « On attend avec impatience la décision (…), conclut Marc Guidoni, qui arbitrera donc entre le respect de deux cultes. Une première sans doute. »

source : © FRANK PERRY / AFP
relayé par LAURENCE DESJOYAUX
CRÉÉ LE 13/12/2013 / MODIFIÉ LE 13/12/2013 À 17H38

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