Venu d’Amérique et d’Afrique, le chamanisme est de plus en plus en vogue en Europe.

Un silence étourdissant s’écrase sur cette maison ancienne qui trône dans la campagne, près de Wavre. Seul un vent humide mugit au loin, laissant présager un dimanche orageux. Dans la cour intérieure, la jeune Iris attise le feu à l’aide d’une pelle avant de poser des fleurs autour d’une tortue sculptée dans la terre, symbole des êtres vivants.

«Je suis l’esclave de la chamane, plaisante-t-elle. J’adore l’assister et pouvoir ainsi contribuer à la guérison de toutes les personnes en détresse qui s’adressent à nous. En guérissant les autres, je me guéris moi-même», insiste la jeune femme. Rosa, sa pipe à la main, la contemple d’un air pensif.

Aujourd’hui, les deux Sud-Américaines se sont réveillées de bonne heure pour préparer le Temascal, le rituel final de purification. «Nous portons en nous tous les maux commis et subis par nos ancêtres, sans oublier nos propres souffrances. On dit qu’une fois atteinte, la purification s’étend à sept générations avant et après nous, explique Rosa. Ça vaut la peine… Mon fils sera guéri», murmure-t-elle en admirant le feu.

Le Temascal, comme bien d’autres rites chamaniques, est pratiqué depuis des millénaires par les peuplades indigènes de la Haute Amazonie. L’engouement des Européens pour les voyages touristiques en Amérique latine, notamment au Brésil et au Pérou, a ouvert les portes de l’Europe aux rituels chamaniques. Wavre, comme d’autres lieux en Belgique restés anonymes jusqu’ici, n’échappe pas au phénomène.

Une dizaine de femmes surgissent de la maison accompagnées par une dame aux cheveux d’un noir profond. C’est Isabela, une aide-soignante équatorienne, chamane à ses heures perdues. Iris et Rosa enlèvent des bâches couvrant un abri improvisé, dont la forme en dôme symbolise le ventre maternel. Les traits creusés par la fatigue et tremblantes de froid, les nouvelles venues se déshabillent, gardant seulement un tissu léger couvrant leurs poitrines.

C’est le troisième jour que ces femmes – dont des Belges, des Françaises et des Hollandaises – séjournent dans cette maison. Moyennant une somme de 220 euros pour tout le week-end, elles ont suivi le rituel ancestral de l’ayahuasca.

L’ayahuasca, ou «liane des morts» en langue quechua, est une plante rampante qui pousse dans les forêts amazoniennes. Considérée par les indigènes comme une plante sacrée aux pouvoirs intarissables, sa concoction est préparée soigneusement avec d’autres plantes qui activent ses effets psychotropes, dont la Chakruna.

Les adeptes de la secte «Santo Daime», culte christiano-chamanique d’origine brésilienne présent en Belgique, prônent la consommation de l’ayahuasca dans ce qu’ils appellent «la doctrine de la forêt». Le but étant d’atteindre «l’expansion bénéfique de la conscience». Les mouvements new age ou néo-chamaniques, les cultes syncrétiques et même les sectes ont récupéré ce breuvage à base de cette plante à des fins diverses; dont touristiques, médicinales et récréatives.

Celui-ci peut provoquer des nausées, suivies de vomissements et de la diarrhée. Ce qui permettrait aux «patients» de nettoyer leurs corps des toxines et maux spirituels qui les rongent. «L’ayahuasca est la clé qui ouvre la porte de l’inconscient et de l’entendement. La sagesse de l’origine du monde se trouve dans la mémoire de cette liane», assure Rosa. Mais attention, elle est contre-indiquée aux personnes souffrant de problèmes cardiaques, d’hypertension, ou se trouvant sous l’effet de certains médicaments antidépressifs.

À l’ordre de la chamane, les dix femmes s’agenouillent, embrassent la terre et entrent une après l’autre dans l’abri. «Personne ne sortira de ce ventre jusqu’à la fin du rituel!», prévient Isabela. C’est ainsi que commence le rituel du Temascal, qui sera rythmé pendant presque trois heures par des chants et des prières. Des pierres brûlantes sont disposées dans un trou au milieu de l’abri, dégageant une forte chaleur. Isabela invoque avec panache les forces masculines et féminines de l’univers tout entier.

Dans l’obscurité, seul est visible le scintillement rougeâtre des plantes parsemées sur les pierres. Les femmes, désormais nues, s’approchent du milieu pour mieux s’exposer à «la vapeur sacrée», aux arômes envoûtants. Iris chante, de cette cadence qui est la sienne, Rosa l’accompagne au rythme d’un tambour. Ensuite, elles fouettent sans cesse leur corps avec des rameaux d’orties, sacrées elles aussi. Le tabac, censé augmenter le pouvoir des prières, est fumé avec ferveur par chacune d’entre elles.

«Maintenant, vous allez prier pour vous-mêmes à voix haute. Je veux vous entendre!», exhorte Isabela. Dehors, les braises crépitent, livrant une bataille contre la pluie menaçante. «Aide-moi à trouver l’amour», «qu’il me pardonne», «je veux oublier», «guéris-moi», «un travail!», «donne-moi un enfant»; peut-on entendre dans une rumeur confuse et croissante.

Puis, le silence. Une dernière prière s’ensuit. Le cœur soulagé, le sourire aux lèvres; les nouvelle-nées embrassent à nouveau la terre et partent s’abriter dans la maison. La pluie redouble d’intensité, le feu n’est plus qu’un amas de cendres. «Elles sont venues chercher les réponses que leur société ne leur apporte pas. Des sociétés qui ont dépouillé la nature de son pouvoir et ses mystères, explique Isabela. Certains me voient comme une sorte de gourou, d’autres pensent que je suis folle. D’ailleurs parfois je le pense aussi, ironise-t-elle. Mais quand je vois les effets de mon travail, je ne peux que croire à la puissance médicinale des plantes, dont je ne suis qu’un instrument, conclut la chamane, égouttant ses cheveux.

source : Le Soir
16-17/11/2013, page 40

reportage de ALEJANDRA MEJIA (st.)

entretien

P. Blanckaert: «L’ayahuasca n’est pas considérée comme une plante dangereuse»

Peter Blanckaert est chercheur à l’Institut scientifique de Santé publique où il gère la coordination du Système belge d’alerte précoce sur les drogues.

La consommation de l’ayahuasca est-elle dangereuse?

Les études qui ont été réalisées jusqu’ici ne révèlent pas des conséquences physiques nocives pour la santé. Elle n’est donc pas considérée comme une plante dangereuse. En revanche, sur le plan phycologique et mental, il y a plus de risques. Des personnes affaiblies psychologiquement peuvent être affectées par des visions ou des sensations trop chargées émotionnellement.

On l’utilise pourtant pour combattre la dépression…

C’est vrai. C’est pour ça que ses effets sont très difficiles à cerner. Chaque personne vit l’expérience du rituel de manière différente, mais l’on sait que les consommateurs de cette plante lui attribuent des propriétés curatives importantes. Il existe de nombreux cas de personnes déprimées qui disent avoir été guéries par l’ayahuasca. Beaucoup parlent d’une «renaissance». Tout dépend de la personne et du niveau d’avancement de la maladie phycologique. La consommation de cette plante est contre-indiquée aux cas psychiatriques.

Cette plante est-elle interdite en Belgique?

Oui. Le problème c’est qu’il y a un vide juridique. La consommation et le commerce de la molécule DMT, l’un des composants de la plante, sont interdits mais rien n’est dit sur l’ayahuasca elle-même (lire ci-contre). Aux Pays-Bas les spécialistes ont décidé de tirer profit de son potentiel. Les thérapeutes n’hésitent pas à s’en servir pour contribuer à la guérison de leurs patients.

A.M. (st.)

législation

Le flou juridique permet aux rites de se propager

En Belgique la loi est floue en ce qui concerne l’ayahuasca, une porte ouverte aux rites qui s’y engouffrent pour se propager sous diverses formes.

Avant toute chose, il est nécessaire de préciser que le terme ayahuasca désigne aussi bien la liane (banisteropsis caapi), à la base de la préparation brunâtre ingérée, que le breuvage lui-même. Si la liane ne contient pas de substance psychotrope interdite, ce n’est pas le cas de la préparation. Celle-ci contient de la diméthyltryptamine (DMT). Par conséquent, la boisson est concernée par les trois normes législatives qui réglementent les substances psychotropes en Belgique. La plus récente est l’arrêté royal du 22 janvier 1998 relatif à la réduction des risques et à l’avis thérapeutique. Les sels et les préparations contenant de la DMT y sont listés en tant que substances psychotropes. L’arrêté prévoit que «nul ne peut importer, exporter, fabriquer, détenir, vendre ou offrir en vente, délivrer ou acquérir à titre onéreux ou à titre gratuit,» ces substances «s’il n’a obtenu l’autorisation préalable du ministre ayant la santé publique dans ses attributions». La liane peut donc être achetée en toute légalité. De plus, toutes les plantes contenant de la DMT ne sont pas reprises dans le listing. À cela s’ajoute que l’usage personnel n’est pas incriminé, mais peut être assimilé à la détention qui est prohibée. Il existe donc un flou juridique en Belgique.

Qu’on l’ingère dans le cadre d’une expérience spirituelle ou dans un but thérapeutique, l’ayahusca est utilisée à travers le monde pour des usages et dans des contextes très différents les uns des autres. L’église de Santo Diame, considérée comme sectaire, l’utilise pour ses rituels, elle a déjà été prescrite aux Pays-Bas dans le cadre de psychothérapies. Mais elle est également prise en groupe ou en duo avec un chaman, dans une optique curative ou initiatique. «La première fois que j’en ai pris, c’était avec Santo Diamé au Brésil, mais par la suite j’en ai pris dans d’autres rituels plus libres. Les plus belles cérémonies auxquelles j’ai participé avaient lieu dans la forêt», nous a confié une jeune étudiante belge. Mais quel que soit l’usage, cela présente des risques. Le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles précise dans son rapport que «s’il n’est pas possible de parler toxicité de l’ayahuasca, il convient de ne pas minimiser l’existence de réactions.» Le rapport précise également que la substance peut devenir très dangereuse si elle est combinée à d’autres drogues ou des antidépresseurs.

Antoine Henrion (st.)

SecuNews
14/11/2013

Plantes psychotropes et rituels religieux : le point

Que ce soit dans un cadre aux allures religieuses, dans un but initiatique ou dans l’espoir d’une guérison, les personnes qui s’en remettent à un guide spirituel, un chamane, peuvent être amenées à ingérer des préparations de plantes altérant leur état de conscience. Dans son rapport de 2009-2010, le Centre d’Information et d’Avis sur les Organisations sectaires nuisibles (repris en référence) propose une étude de cas : L’usage de substances psychotropes dans le marché du spirituel. Cette étude se penche sur l’utilisation de plantes «psychoactives» dans le cadre d’activités spirituelles.

En substances …

L’ayahuasca et l’iboga sont les plantes les plus couramment utilisées pour qui souhaite ressentir «le divin», se redécouvrir, communiquer avec le monde invisible. L’ayahuasca désigne à la fois une liane et une décoction. Celle-ci est préparée par cuisson ou macération de cette liane avec ajout d’autres plantes. Parmi celles-ci, une plante dont le principe actif est la diméthyltryptamine (DMT) aux propriétés hallucinogènes.

L’iboga quant à elle est une préparation à base d’écorce de racines d’un arbuste, la tabernanthe iboga que l’on retrouve en Afrique de l’Ouest.

Le cadre spirituel

L’ingestion de ces préparations intervient dans le cadre de rituels magico-religieux remplissant une fonction religieuse/thérapeutique/initiatrice. Ces rituels sont organisés d’une part au sein de groupes et d’autre part par des chamanes isolés. Les groupes offrent d’atteindre la perfection spirituelle avant un grand renouveau. Les chamanes isolés, eux, considèrent souvent ces rituels comme une activité parmi une variété d’autres proposées.

L’ingestion de la préparation est présentée comme la possibilité de se purifier, de se guérir, d’être initié à un monde jusque là invisible. Ces préparations provoquent généralement des visions que le chamane décode. Ces dernières sont considérées comme les témoins d’une autre réalité, le moyen de communiquer avec le sacré, le divin. Et non pas comme des hallucinations.

Les conséquences …

L’ingestion de ces préparations peut entraîner nombre d’effets secondaires : élévation de la pression artérielle, augmentation de la fréquence cardiaque/respiratoire, hausse de la température corporelle, nausées, vomissements, problèmes de coordination motrice, tremblements, sueurs, anxiété, panique, etc., jusqu’à des états psychotiques prolongés. Le tout sous couvert de purification, de développement personnel, de guérison. Par ailleurs, certaines personnes sont sujettes à des réorientations existentielles majeures qui surprennent et désemparent parfois l’entourage.

Parfois aussi, le chamane s’avère incompétent, mal formé ou à la recherche d’un profit personnel. Certains demanderont par exemple de l’argent alors que la personne est toujours sous l’effet de la «préparation végétale».

L’Académie royale de Médecine de Belgique a émis un avis en août 2012. Elle y souligne la toxicité potentielle des préparations (ayahuasca ou iboga), déplore leur utilisation en dehors d’un contexte médical strict et suggère que des mesures soient prises sur le plan législatif.

Que dit la loi au sujet des psychotropes ?

Le cadre légal belge s’organise autour de trois axes : la loi de 1921 concernant le trafic de substances pouvant servir à la fabrication illicite des substances stupéfiantes et psychotropes, la convention internationale de 1971 sur les substances psychotropes, et l’arrêté royal de 1998 réglementant certaines substances psychotropes.

Dans ce dernier arrêté sont listées la DMT et l’ibogaïne, leurs sels et les préparations contenant ces substances en tant que substances psychotropes que nul ne peut importer, exporter, fabriquer, détenir, vendre ou offrir en vente, délivrer ou acquérir à titre onéreux ou à titre gratuit, s’il n’a obtenu l’autorisation préalable du ministre ayant la santé publique dans ses attributions.

Toutefois, en Belgique, aucune décision de justice n’a encore été rendue, à la différence du Brésil où, en 1992, la consommation d’ayahuasca a été admise dans un cadre religieux. Aux Pays-Bas, depuis 2001, l’utilisation de l’ayahuasca n’est pas interdite au nom de la liberté religieuse. Aux Etats-Unis, le gouvernement a autorisé en 2010 un groupe religieux à en consommer. Par contre, en France, en 2005 et 2007, l’ayahuasca, l’ibogaïne et la tabernanthe iboga ont été ajoutées à la liste des stupéfiants, amenant une condamnation en 2011.

Le sujet fait actuellement l’objet de discussions et l’avenir nous dira comment la Belgique se positionnera dans ce cadre complexe où la liberté religieuse croise une consommation potentiellement toxique.

Sandrine MATHEN
Licenciée en psychologie

Source : Anne-Sophie LECOMTE, L’usage de substances psychotropes dans le marché du spirituel, in Annexes du Rapport bisannuel 2009-2010, Centre d’Information et d’Avis sur les Organisations Sectaires Nuisibles (CIAOSN).
Source: http://www.ciaosn.be/

http://www.secunews.be/fr/news.asp?ID=1580