Enquête« Rudolf Steiner, penseur alternatif » (4/5). L’anthroposophie, inspirée de la vision romantique de la nature selon Goethe, vise à relier l’homme et le cosmos. Cette pensée ésotérique, qui va jusqu’aux races, a autant inspiré des dignitaires nazis que des militants de la cause environnementale et du partage des richesses. Son influence est aujourd’hui marginale.

La journée s’annonce ensoleillée : une bonne nouvelle pour les membres de la Société anthroposophique en France qui tiennent, ce 12 juin, leur premier raout depuis la fin des restrictions sanitaires causées par la pandémie de Covid-19. Les fenêtres de la salle louée pour l’occasion sont largement ouvertes sur les grands arbres d’un parc à l’existence insoupçonnée depuis la rue. Lové derrière de hauts murs du 15e arrondissement de Paris, l’endroit aurait beaucoup plu au philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925). La nature au cœur de la métropole. L’homme en harmonie avec son environnement.

Une certaine fébrilité est pourtant palpable, tandis que les organisateurs du colloque s’affairent à disposer çà et là flacons de gel hydroalcoolique, lingettes désinfectantes et masques chirurgicaux. Le public commence à prendre place sur les chaises disposées en arc de cercle – forme douce qui avait la prédilection du fondateur de l’anthroposophie. L’atmosphère est studieuse. Chacun a sorti un carnet pour prendre des notes pendant les différentes conférences, dont le thème est « Humanité, dignité, responsabilité ».

Chevelures majoritairement grisonnantes, affluence modeste (environ 80 personnes, auxquelles s’ajoute une centaine qui suit l’événement en visioconférence) : la fréquentation du colloque montre que, d’évidence, la Société anthroposophique est en perte de vitesse. Il est loin le temps où les conférences du Dr Steiner déplaçaient les foules. C’était au tournant des XIXe et XXsiècles.

Difficultés de recrutement

Souvent décrite comme un « empire », un « pouvoir occulte », un « vaste mouvement » régulièrement accusé de « dérives sectaires », l’anthroposophie peine à recruter, et plus encore chez les jeunes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en France, la Société anthroposophique compte 1 185 adhérents, aux trois quarts âgés de 60 ans et plus.

Les pages du périodique Nouvelles, qu’elle édite, sont ponctuées d’hommages aux membres défunts – ceux qui « ont passé le seuil ». Au niveau mondial, les chiffres ne sont guère plus impressionnants : 43 000 membres en tout et pour tout. C’est l’Allemagne, avec 12 000 adhérents, qui comptabilise l’effectif le plus important. Les Etats-Unis suivent, plafonnant à 4 000 cotisants.

Mais les sympathisants de l’anthroposophie sont peut-être à rechercher en dehors de la Société anthroposophique qui perpétue son héritage. On peut se sentir en affinité avec la vision du monde défendue par Steiner sans pour autant adhérer à une organisation anthroposophique. C’est le cas de cette jeune femme croisée au détour du colloque, qui s’enthousiasme sur « la beauté que Steiner et Goethe insufflent dans le rapport au vivant ».

Steiner avait Goethe pour mentor, ayant même édité ses œuvres scientifiques. On oublie souvent que l’auteur de Faust était aussi un passionné de sciences, en particulier la botanique et la géologie. Opposé à la vision mécaniste de l’univers qui prévaut alors, le poète romantique refuse l’idée d’une nature réifiée, disséquée dans de froids laboratoires, appréhendée par la seule pensée savante.

Pour Goethe, le cosmos est vivant, animé par des forces invisibles, et les plantes dérivent d’un prototype unique qu’il nomme l’Urpflanze. Cette plante archétypale, il serait possible de l’approcher par l’« imagination active », une sorte de méditation qui conduirait à comprendre son processus de métamorphose.

Vision proto-écologique

L’anthroposophie, c’est donc une certaine façon d’habiter le monde, de réintégrer l’homme dans le cosmos – dont il s’est coupé à partir de la Renaissance pour se placer en surplomb d’une création qu’il entend dominer. Une vision proto-écologique, pourrait-on dire, qui n’est d’ailleurs propre ni à Rudolf Steiner, ni à Goethe : elle se situe dans la lignée de la tradition hermétique et alchimique que l’on rencontre notamment chez Paracelse, au XVIe siècle.

L’Arbatel, ouvrage de magie blanche et chrétienne publié en 1575, est parfois attribué à ce médecin et alchimiste suisse. On y découvre la première mention connue du mot « anthroposophie », dont l’étymologie renvoie à l’homme (anthropos) et à la sagesse (sophia). L’anthroposophie, c’est donc la sagesse qui émane de l’homme – alors que cette dernière était généralement considérée jusqu’alors comme une qualité propre à Dieu (théosophie).

Steiner va néanmoins donner à ce terme une acception plus vaste. « L’interprétation correcte du mot “anthroposophie”, résume-t-il lors d’une conférence en 1923, n’est pas “sagesse de l’homme”, mais “conscience de son humanité”, c’est-à-dire : éduquer sa volonté, cultiver la connaissance, vivre le destin de son temps afin de donner à son âme une orientation de conscience, une sophia. »

« L’esprit humain peut s’engager sur le chemin de la connaissance jusque dans le suprasensible. » Steiner en est persuadé : le monde spirituel est tout aussi réel que le monde physique

Il définit l’anthroposophie comme une « science de l’esprit », qui « cherche à étudier et à décrire les phénomènes du monde spirituel avec autant de précision et de clarté que la science lorsque celle-ci étudie et décrit les phénomènes du monde physique », explique Aurélie Choné, maîtresse de conférences en études germaniques à l’université de Strasbourg et autrice d’une thèse de doctorat intitulée Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse. Passeurs entre Orient et Occident (Presses universitaires de Strasbourg, 2009).

Car l’Autrichien en est persuadé : le monde spirituel est tout aussi réel que le monde physique. « L’esprit humain peut s’engager sur le chemin de la connaissance jusque dans le suprasensible », qu’il entend explorer au moyen d’une méthodologie rationnelle exposée dans son livre L’Initiation ou comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs (1909). Si l’idée peut sembler saugrenue à nos cerveaux contemporains, elle épouse totalement l’époque de Steiner où la science, marquée par des avancées fulgurantes, est reine. Tout penseur qui se respecte se doit de développer un discours scientifique. D’où l’essor des « sciences occultes », dans lequel le fondateur de l’anthroposophie s’inscrit pleinement.

« Désocculter l’occulte »

L’ambition est de percer les lois de l’Univers, dont la connaissance est source de liberté, ainsi qu’il l’expose dans son premier essai, La Philosophie de la liberté (1893). Pour, finalement, « désocculter l’occulte, qui ne doit plus être réservé aux hiérophantes de la grande pyramide et autres élites sacerdotales », décrypte Jean-Pierre Brach, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Paris), où il occupe la chaire consacrée à l’histoire de l’ésotérisme.

Fin lecteur d’Emmanuel Kant, Steiner juge insupportable l’idée du philosophe allemand selon laquelle toute connaissance humaine se trouve nécessairement limitée. L’Autrichien postule au contraire que le champ du savoir ne connaît aucune limite, et que l’homme doit disposer d’une totale liberté pour l’explorer.

C’est peu dire que Rudolf Steiner s’est lancé dans une quête tous azimuts de la réalité du monde, jusque dans ses sphères « suprasensibles » (c’est-à-dire non matérielles). Il en expose les concepts majeurs en 1910 dans La Science de l’occulte, dont la lecture peut déconcerter même les plus férus d’ésotérisme.

Mars serait une planète liquide, la Lune un amas de corne solidifiée et Saturne un astre en cours de putréfaction. Des affirmations déconcertantes, même pour les anthroposophes

Se présentant comme clairvoyant et capable de voyager dans l’astral, Rudolf Steiner développe une mythologie extrêmement complexe – en partie sous l’influence de la très syncrétique Société théosophique, à laquelle il a un temps adhéré –, marquée par un christianisme teinté d’influences héritées de l’hindouisme et du bouddhisme, que l’Occident découvre alors avec curiosité. Les notions de réincarnation et de karma, en particulier, sont prépondérantes.

Pour Steiner comme pour les théosophes, la Terre possède sept incarnations planétaires (Saturne, Soleil, Lune, Terre, Jupiter, Vénus et Vulcain). L’incarnation terrestre actuelle serait elle-même subdivisée en sept grandes époques, à leur tour partagées en sept périodes. Au fil de ces « époques » – Lémurie, Atlantide, époque post-atlantéenne (la nôtre) –, l’âme humaine progressera sans cesse, pour se faire de plus en plus spirituelle. Ultimement, la matière n’existera plus. Le monde est envisagé comme un terrain de lutte entre les trois forces cosmiques symbolisées par Lucifer (la passion égoïste), Ahriman (dans le zoroastrisme persan, il s’agit de l’esprit démoniaque) et le Christ, au centre, qui rétablit l’équilibre.

Au fil des 90 000 pages écrites par le polygraphe autrichien (la plupart d’entre elles, cependant, sont des retranscriptions des 6 000 conférences qu’il donna de par le monde) se croisent les affirmations les plus déconcertantes : Mars serait une planète liquide, la Lune un amas de corne solidifiée, Saturne un astre en cours de putréfaction… Une logorrhée plutôt indigeste que nombre d’anthroposophes eux-mêmes préfèrent laisser de côté, pour se concentrer sur des aspects de son œuvre qu’ils jugent plus essentiels.

Le macrocosme dans le microcosme

De fait, pour le Dr Steiner, l’anthroposophie n’a pas pour finalité de disserter à l’envi sur les mondes occultes ni de se limiter à des considérations purement abstraites ou spéculatives. « Sa science de l’esprit est à la pensée ce que la culture physique, qui connaît à cette époque un engouement sans précédent, est au corps : une voie pour préparer l’avènement d’un monde nouveau », explique Jean-Pierre Brach.

Un monde nouveau pour lequel le fondateur de l’anthroposophie a développé une théorie sociale complexe. En ce sens, il s’inscrit dans un courant de pensée prégnant en Allemagne au début du XXe siècle : celui des « réformateurs de la vie » (Lebensreformer). Actant que l’homme ne vit plus en harmonie avec le cosmos, que le développement économique et politique a des conséquences néfastes sur la société, il invite à régénérer le lien social et à tout repenser, de l’agriculture à l’éducation, en passant par l’habitat et les arts. Il convient de se reconnecter au vivant, l’homme étant vu comme un microcosme récapitulant en lui l’ensemble de l’Univers – macrocosme –, tandis qu’une multitude de correspondances existent entre les règnes humain, végétal, minéral et animal.

Comme l’être humain, la société ne peut fonctionner harmonieusement si l’un des pôles prend trop d’importance par rapport aux autres

Le projet social de Steiner, qui cherche à esquisser une troisième voie entre capitalisme et socialisme, repose sur un concept fondamental : celui de « triarticulation » (ou tripartition). L’idée est que la vie oscille en permanence entre deux pôles opposés, équilibrés par un troisième pôle. A la tripartition de l’être humain (tête, cage thoracique, membres ; mais également corps, âme et esprit) fait écho la tripartition de la société : vie intellectuelle, artistique et spirituelle ; vie politique et juridique ; vie économique et productive.

Comme l’être humain, la société ne peut fonctionner harmonieusement si l’un des pôles prend trop d’importance par rapport aux autres : ainsi le pôle économique est-il devenu protubérant de nos jours. « Tout l’enjeu, explique la germaniste Aurélie Choné, est de trouver l’harmonie, le juste milieu. » Pour ce faire, chaque pôle doit être dominé par une des valeurs du triptyque liberté, égalité, fraternité. La liberté s’applique au domaine intellectuel et culturel, pour lequel une créativité sans bornes est indispensable ; l’égalité à celui de la politique et du droit ; la fraternité à l’économie, pour insuffler la solidarité qui lui fait souvent défaut.

Signalement pour « dérives sectaires »

Opposition au capitalisme outrancier, recherche de justice sociale, nouvelle relation au vivant… Des thématiques qui résonnent avec une acuité particulière dans nos sociétés postmodernes. Dès lors, comment comprendre la réputation controversée de l’anthroposophie ? Surtout en France, depuis que le mouvement a été signalé dans un rapport parlementaire sur la situation financière des sectes, en 1999 – un recensement jugé « complètement caduc » en 2005 par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).

Depuis, cette dernière a souligné à plusieurs reprises « ne pas avoir constaté de dérives sectaires caractérisées », tout en précisant « rester vigilante » sur ce mouvement, comme nous le confirme un cadre de la Miviludes qui a préféré garder l’anonymat. Cette accusation de dérive sectaire se rencontre encore souvent, spécialement sur les réseaux sociaux, où l’évocation du nom de Steiner déclenche les foudres de militants particulièrement actifs contre celui qu’ils considèrent comme un « gourou ».

Toute personne suspectée de sympathie à l’égard de l’anthroposophie se voit taxée de faire l’apologie d’une « secte ». Avant même la publication de cette série consacrée à Steiner, Le Monde, qui s’est entretenu avec plusieurs de ces militants, s’est ainsi vu accusé de travailler en service commandé pour les anthroposophes.

« Présenter Steiner comme un charlatan est un mauvais procès, car il y a dans son travail une cohérence et des notions spécifiques à son époque », analyse l’historien Jean-Pierre Brach

Au premier rang des détracteurs du mouvement, Grégoire Perra, ancien élève puis professeur en école Steiner-Waldorf. Il a longuement échangé avec nous, avant de s’opposer à ce que l’on reprenne ses propos dans nos colonnes. M. Perra a rompu avec l’école Steiner de Chatou (Yvelines) en 2007, après qu’une élève mineure de l’établissement l’a accusé d’attouchements. Un jugement rendu le 24 mai 2013 par la cour d’appel de Paris – M. Perra ayant été attaqué en diffamation par la Fédération des écoles Steiner-Waldorf – mentionne cette accusation. Aucune plainte n’a été déposée. Depuis plusieurs années, l’ancien professeur dissèque à longueur de tweets et sur son blog des citations farfelues du DSteiner (« Tricoter donne de bonnes dents » ; « Les géants du froid sont des esprits élémentaires des racines »).

« Il faut comprendre que l’ésotérisme a toujours été accueilli avec méfiance, voire avec mépris, en particulier en France où on privilégie la raison pure », analyse Jean-Pierre Brach. « Tout ce qui relève du mythe, du symbole, de la mystique, de la gnose, de l’ésotérisme, observe de son côté Aurélie Choné, est perçu comme suspect, potentiellement dangereux sur le plan politique et moral ».

De fait, les écrits ésotériques du Dr Steiner doivent-ils être pris au pied de la lettre ? « En tant qu’historien, poursuit Jean-Pierre Brach, je ne peux évidemment pas confirmer la validité des expériences de Steiner dans le domaine de l’astral. Cela ressort de la croyance. Néanmoins, le présenter comme un charlatan est un mauvais procès, car il y a dans son travail une cohérence et des notions spécifiques à son époque, même si certaines nous semblent aujourd’hui discutables. »

La Société anthroposophique interdite par la Gestapo

Parmi ses réflexions les plus discutables, et qui ont fortement contribué à jeter l’opprobre sur la « science de l’esprit », figure une théorisation des races pour le moins hasardeuse. L’Autrichien distingue en particulier cinq « races mères », subdivisées en sous-races. Dans cette hiérarchie, « Steiner faisait bien plus grand cas de la supériorité de l’âme de l’Européen central que de celles des autres groupes ethniques », jugent les chercheurs Ray McDermott et Ida Oberman, spécialistes des écoles Steiner-Waldorf.

Le fondateur de l’anthroposophie a également commis des écrits douteux sur le judaïsme qui, selon lui, avait « largement fait son temps » et n’avait « aucune légitimité au sein de la vie moderne des peuples ». D’où la question soulevée par certains historiens : Rudolf Steiner a-t-il, d’une manière ou d’une autre, influencé l’idéologie national-socialiste ?

Pour Helmut Zander, spécialiste allemand de l’anthroposophie, la réponse est oui. Réponse affirmative également chez Peter Staudenmaier, professeur à l’université Marquette (Wisconsin, Etats-Unis), qui a publié en 2014 : Between Occultism and Nazism. Anthroposophy and The Politics of Race in The Fascist Era (Brill, non traduit). Dans cet ouvrage particulièrement fouillé, il soutient que nombre d’anthroposophes ont collaboré avec le régime nazi, dont certains membres – en particulier Rudolf Hess – ne cachaient pas leur admiration pour la pensée du polygraphe autrichien.

D’autres historiens, toutefois, proposent une approche plus nuancée de cette question. Si les propos de Steiner sur les races sont à juste titre considérés comme scandaleux de nos jours, ils ont été écrits dans un temps où ce type de réflexion était courant, y compris dans la science classique, par exemple à travers l’anthropométrie. « Steiner était un enfant de son siècle, il considérait que la race était un moteur de l’histoire », souligne le politologue Stéphane François dans un entretien aux Inrockuptibles. A l’époque où le colonialisme bat son plein, le concept de race se rencontre sous la plume de penseurs de tous bords politiques, notamment chez Jules Ferry, pour qui la France avait « le devoir de civiliser les races inférieures ».

En outre, mentionne Aurélie Choné, la hiérarchie des races telle que présentée par Steiner « est somme toute relative puisque chaque race joue un rôle spécifique de premier plan à un moment donné de l’histoire, et est amenée à décliner ensuite, le terme de l’évolution étant “l’Homme universel” ». Le penseur jugeait ainsi qu’il serait néfaste que l’anthroposophie « encourage la mentalité d’une ethnie à vouloir l’emporter sur celle d’une autre. La science de l’esprit n’est pas faite pour aider telle confession religieuse, maîtresse d’un pays déterminé, à faire la conquête d’autres pays (…). La seule façon d’agir (…) consiste à mettre ce que nous avons de meilleur, de plus sûrement humain, au service de toute l’humanité » (Ames des peuples, GA 121). Et d’appeler à la « fraternité universelle ».

Faut-il donc voir dans le fondateur de l’anthroposophie une sorte de Dr Steiner et Mister Hyde ? Si des anthroposophes ont collaboré à l’entreprise nazie, de nombreux s’y sont opposés, précise Aurélie Choné, chercheuse à l’université de Strasbourg – du reste, la Société anthroposophique fut interdite par la Gestapo à partir de 1935, le mouvement étant jugé suspect d’internationalisme et de connexions avec les juifs, les francs-maçons et les pacifistes.

« Christ cosmique » et Evangiles

Dans ce dossier qui continue à alimenter les polémiques, les sympathisants de la « science de l’esprit » rappellent que l’anthroposophie n’est pas une religion et qu’à ce titre les écrits de Steiner ne sont pas les Tables de la Loi. Le maître lui-même les concevait comme des « impulsions », des fulgurances destinées à vivifier des domaines variés, et non comme des paroles de vérité gravées dans le marbre. Il invitait ceux qui le côtoyaient à dépasser ses enseignements, à se les réapproprier de manière personnelle, à les reformuler en permanence, toute connaissance étant évolutive puisque vivante.

« Rien ne serait pire que de faire de l’anthroposophie une forme de pharisianisme réduit à des règles, des dogmes », souligne Philippe Aubertin, prêtre à la Communauté des chrétiens. Un prêtre anthroposophe ? La chose peut surprendre. Si l’anthroposophie n’est pas une religion, cela n’empêcha pas le Dr Steiner d’être sollicité en 1916 par un pasteur protestant, Friedrich Rittelmeyer, pour revitaliser son culte que le temps, jugeait-il, avait contribué à figer.

Le pasteur fonda en 1922 la Communauté des chrétiens, mouvement inspiré par l’anthroposophie, qui n’est cependant pas l’Eglise des anthroposophes – ces derniers pouvant tout aussi bien être catholiques, bouddhistes, musulmans, qu’agnostiques ou athées. Le Dieu de la Communauté des chrétiens ? Le « Christ cosmique », qui occupe, on l’a vu, une place centrale dans la réflexion de Steiner. Ses livres saints ? Les Evangiles. Ses clercs ? Des prêtres, hommes ou femmes, formés dans l’un des trois séminaires de la Communauté.

Une approche datée et obscure

A Paris, c’est dans un ancien atelier d’artisans que s’est installée la Communauté des chrétiens en 1967. Au cœur de la rue Daguerre et de ses très nombreux commerces de bouche, on remarque à peine la petite chapelle Saint-Jean. « Le pape, combien de divisions ? », avait demandé Staline pendant la seconde guerre mondiale. Pour la Communauté des chrétiens, les effectifs sont anecdotiques : cinq prêtres en France, qui officient dans huit communautés. Dans le monde, 301 communautés au total.

Avec la diffusion à très large échelle de pratiques telles que yoga, méditation, bouddhisme, l’approche de la « science de l’esprit » peut paraître quelque peu datée et obscure

Des chiffres à l’image de ceux de la Société anthroposophique. Pour expliquer cette faible influence de la pensée de Steiner dans le domaine spirituel, il faut sans doute prendre en considération le fait que, de nos jours, les personnes en quête d’une proposition moins classique que celle des religions institutionnelles peuvent y répondre de multiples façons. Alors que l’ésotérisme attirait, jusqu’aux années 1970, une forme d’intelligentsia intellectuelle et artistique, cette mode a fait long feu. Avec la diffusion à très large échelle de pratiques « exotiques » – yoga, méditation, bouddhisme… –, l’approche de la « science de l’esprit » peut paraître quelque peu datée et obscure.

Cela dit, il ne faudrait pas se presser de conclure que les idées de Steiner sont moribondes. A l’heure où l’enjeu écologique et économique est devenu crucial, le projet social de l’Autrichien interpelle certains penseurs, qui marchent dans ses pas pour inviter à repenser la ruralité. C’est le cas de l’Egyptien Ibrahim Abouleish (mort en 2017), qui prend connaissance du travail de Steiner durant ses études de chimie et de médecine en Autriche, dans les années 1960. De retour dans son pays d’origine, accablé par la misère qui y sévit, il fonde Sekem, vaste ferme biodynamique où il met en application la triarticulation sociale. Le lieu est doté d’écoles, d’un collège d’arts appliqués et de sciences, ainsi que d’un centre médical. L’anthroposophe musulman a reçu en 2003 le prix Nobel alternatif.

De Pierre Rabhi aux altermondialistes

Mieux connu en France, l’agriculteur Pierre Rabhi, promoteur de la « sobriété heureuse » et fondateur du mouvement Colibris « pour construire un nouveau projet de société ». Ou, de l’autre côté du monde, le Philippin Nicanor Perlas, leader du mouvement altermondialiste, qui applique la triarticulation sociale dans un programme d’éradication de la pauvreté.

L’œuvre de l’Autrichien continue par ailleurs à nourrir de petites communautés que l’on pourrait qualifier d’utopiques, en particulier celles du mouvement Camphill. Fondé par un pédiatre anthroposophe, Karl König, en 1939, le mouvement s’inspire de la pédagogie curative de Steiner et accueille, au sein de ses 90 communautés réparties dans 19 pays, des enfants handicapés qui y font l’apprentissage de l’autonomie.

Pour autant, si la vision du monde promue par Rudolf Steiner perdure de multiples manières et continue à infuser dans des domaines aussi variés que ceux de l’agriculture, le vin biodynamique, l’éducation, les arts, la banque, la médecine, cette influence demeure somme toute très marginale, au regard du modèle dominant – matérialiste, capitaliste et productiviste. Le changement de paradigme que Rudolf Steiner appelait de ses vœux n’a pas eu lieu. Ou du moins, pas encore.

source :

Le Monde Par Virginie Larousse

Publié le 15 juillet 2021 – Mis à jour le 16 juillet 2021

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/07/15/la-philosophie-de-rudolf-steiner-entre-spiritualisme-racialisme-et-ecologie_6088366_3451060.html