Or, ce texte de 335 pages, malgré le nom de la Cour, n’a rien de définitif. Et sous une masse d’informations, l’auteur y confond, semble-t-il, diverses formes de polygamie et les condamne toutes au nom du mariage monogame.
Le juge Robert Bauman, en effet, préside une simple «cour supérieure». Le gouvernement de Victoria aurait été mieux inspiré, croit-on, en sollicitant un avis de la Cour d’appel de sa province (à défaut pour Ottawa de soumettre l’article 293 du Code criminel, vieux de 121 ans, à la Cour suprême). Si Victoria ne sait trop quelle suite donner à cet «avis», le ministre fédéral de la Justice, Rob Nicholson, clame, lui, que «la polygamie n’a pas de place dans une société moderne». La police, demandent certains, va-t-elle désormais «faire respecter la loi»?
Souvent, l’opinion trop volumineuse d’une cour de justice ne sera lue que par des spécialistes ou de rares chroniqueurs. Et la plupart des médias en retiendront une version simplificatrice. Certes, le juge Bauman a entendu maints chercheurs. On apprend que l’histoire ne manque ni de sociétés polygames ni de pays, antiques ou modernes, ayant interdit la polygamie. Mais le cas du Canada, étalé dans la preuve, est fort instructif d’une mentalité qui n’a pas encore disparu.
Communautés autochtones
Au Canada, le mariage monogame et hétérosexuel, introduit par les Européens, n’était pas la norme parmi les communautés autochtones. Encore au XIXe siècle, le mariage qui prévalait dans les sociétés autochtones d’Amérique du Nord comprenait diverses formes d’union conjugale. Ces peuples connaissaient, en effet, non seulement le mariage «arrangé» par les aînés et le ménage polygame, mais même l’union homosexuelle.
Ainsi, en 1838, un agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson rapporte qu’à Fort Resolution, dans l’Athabasca, 8 des 82 hommes ont chacun deux épouses, et un en a cinq. Ailleurs, une diversité comparable existe. À Fort Ellice, 60 des 308 hommes avaient deux épouses, 20 en avaient 3 et un autre 5. À Fort Garry, il est vrai, aucun des 58 hommes n’avait alors plus d’une femme. Mais la pratique générale de la polygamie sera alors corroborée par l’explorateur David Thomson. Parlant des Cris, il signale que «chaque homme peut avoir autant d’épouses qu’il peut en faire vivre», mais, ajoute-t-il, «quelques-uns seulement se permettent cette liberté», encore que «certains en ont même trois». Mais l’arrivée des missionnaires et des autorités gouvernementales va entraîner la condamnation de cette pratique.
D’après Sarah Carter, citée par le juge Bauman, les pouvoirs religieux et politiques voient dans la polygamie un signe de déviance et de dépravation. Elle devient une illustration des défauts des sociétés aborigènes. Déjà, l’argument de l’exploitation des femmes et de leur rabaissement est invoqué. «Les maris de mariages polygames étaient vus comme oisifs, débauchés et tyranniques, écrit Mme Carter. Leurs désirs sexuels sont tenus pour être la principale motivation de la polygamie.»
Le cas des mormons
Néanmoins, les Affaires indiennes ne tentent pas d’abord d’imposer d’autorité le mariage monogame. Cette forme d’union n’est devenue obligatoire, et la polygamie un crime, qu’avec l’arrivée de mormons fuyant les États-Unis. Peu après la Confédération, les mormons américains qui refusent d’abandonner la polygamie (dont ils font une pratique religieuse) viennent s’établir en Alberta. La plupart de leurs dirigeants avaient plus d’une femme, mais n’en amenaient qu’une seule au Canada.
Le pouvoir fédéral n’est pas dupe de l’astuce, et le Code criminel est modifié en conséquence. Toutefois, la crainte de voir les missionnaires mormons encourager la polygamie au sein des populations aborigènes du Canada ou, à l’inverse, de voir les mormons enhardis par la polygamie tolérée chez les autochtones, entraîne un durcissement de la politique fédérale dans les futures provinces d’Alberta, de Saskatchewan et du Manitoba.
Ottawa retiendra même les paiements versés aux réserves indiennes pour les épouses «illégitimes». Des procès sont intentés contre quelques autochtones. Des femmes y quittent ces mariages interdits, mais la plupart des ménages résistent. Lors d’un procès, le juge se demande s’il s’agit de punir le délinquant, ou d’inciter les autres à obéir à la loi. On songe à une «sentence suspendue [condamnation avec sursis]»! (L’avocat du polygame soutenait que le Parlement n’avait jamais voulu que cette partie du Code s’applique aux Indiens du pays.)
Un siècle plus tard, qu’il s’agisse d’autochtones traditionalistes, des mormons de Bountiful visés par l’avis de la Colombie-Britannique ou de musulmans immigrés au Canada, une question cruciale reste sans réponse, à supposer que la polygamie mérite une peine capable d’en éliminer la pratique. Que va-t-il advenir «des veuves et des orphelins» de ces familles-là? C’est pourtant en leur nom qu’on veut supprimer leur milieu de vie.
Sarah Carter fait un commentaire dont l’ironie n’a pas échappé au juge Bauman. Dans toute la correspondance qu’elle a épluchée dans les archives des autorités, presque personne n’exprimait de préoccupation à l’égard des conséquences dévastatrices de la dissolution de ces mariages. La raison principale d’éradiquer la polygamie était de «sauver ces femmes d’une vie malheureuse», mais en cas de succès, ces «demi-veuves» ou ces «femmes surnuméraires» et leurs enfants «étaient voués à être abandonnés».
Une cause «marquante», oui vraiment, mais pour la Cour suprême.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l’Université de Montréal.
Source : Le Devoir, 28 novembre 2011 Éthique et religion
par Jean-Claude Leclerc
http://www.ledevoir.com/societe/ethique-et-religion/337095/la-polygamie-au-canada-une-cause-marquante-pour-la-cour-supreme