Il y a un mois, nous publiions un grand entretien avec Grégoire Perra, intitulé Anti-vaccins, délires cosmologiques… les étranges « vérités » des anthroposophes. Cet ancien élève puis professeur d’une école Steiner-Waldorf est devenu en France, via son blog, le plus farouche critique de l’anthroposophie, un courant occultiste fondé par Rudolph Steiner, qui a engendré les écoles Steiner, mais aussi la biodynamie et les produits cosmétiques et pharmaceutiques Weleda. Pour Grégoire Perra, l’« abracadabrantesque » cosmologie magico-naturaliste développée par Rudolf Steiner au début du XXe siècle se retrouve, de manière subtile, dans l’enseignement des écoles Steiner, qui sont régulièrement épinglées pour être des foyers de rougeole. Mais, comme le précisait d’ailleurs Grégoire Perra dans l’interview, cette vision est contestée par d’autres anciens élèves éduqués dans cette pédagogie alternative. À la suite de cet article, nous avons reçu de nombreuses réactions. Nous avons décidé de publier le témoignage de Nicolas Tavernier, qui explique n’avoir connu que bienveillance durant sa scolarité dans une école Steiner-Waldorf et n’avoir jamais été initié aux croyances pseudo-scientifiques de l’anthroposophie. Nicolas Tavernier est en outre le fils de Janine Tavernier, figure de la lutte anti-sectes à qui on avait reproché dans les années 2000 de s’être opposée à la classification comme secte de l’anthroposophie. Voici son point de vue.

« À la lecture de l’interview de Grégoire Perra paru dans Le Point.fr concernant l’anthroposophie et les écoles Steiner, j’aimerais apporter mon simple témoignage d’un ancien élève d’une telle école, dans laquelle j’ai fait l’essentiel de ma scolarité sans pourtant retrouver la moindre des dérives déliro-cosmiques qui y sont dénoncées. La vie étant une question de point de vue, je pense important que la rédaction du Point puisse donner à lire à ses lecteurs cet autre point de vue, ainsi sans doute se feront-ils une idée plus juste de ce qu’est une école Steiner… De plus, dans une perspective journalistique, cela me semble enrichissant de permettre l’expression d’une contradiction argumentée. Je veux en préambule certifier que je ne suis mandaté par personne, et que je n’ai aucun intérêt, ni de près ni de loin, avec l’anthroposophie ou ses écoles. Je déteste seulement les malhonnêtetés intellectuelles qui tordent la réalité pour assouvir une quelconque revanche ou satisfaction personnelle de leurs auteurs. Et je tiens aussi à préciser que je ne suis pas un expert en anthroposophie, ni même un connaisseur. Cette réalité pourrait d’ailleurs à elle seule mettre à mal les accusations d’endoctrinement des élèves des écoles Steiner, accusations proférées par monsieur Perra, moi qui ai passé plus d’une décennie aux mains de ces enseignants. J’ai bien compris que l’angle de l’interview concerne principalement l’anthroposophie et non les écoles Steiner. Pourtant, il n’en demeure pas moins qu’après une lecture objective des propos de monsieur Perra l’on se dit qu’il faudrait illico fermer ces écoles ! D’où ma réaction…

Si Grégoire Perra en vient à extraire des écrits ou soi-disant verbatim de Rudolf Steiner, expurgés de tout contexte (et jamais replacés dans leur époque), c’est pour servir son réquisitoire contre les écoles Steiner, amalgamant ainsi des éléments incontestablement discutables de l’anthroposophie avec la pédagogie Steiner, pourtant bienveillante. Pour comprendre le rebond de ces accusations en sorcellerie de ces écoles, après les salves d’attaques en 1999, il faut revenir à l’un des éléments déclencheurs : j’ai nommé monsieur Mélenchon lui-même  ! Prêt à tout, ou presque, pour faire prospérer sa petite entreprise (on l’a vu récemment), le président de La France insoumise s’est cru malin en accusant madame Nyssen d’être une ministre de la Culture qui est plus ou moins liée aux sectes, en référence à l’école qu’elle a créée à Arles. École très largement fondée sur la pédagogie Steiner. Ce faisant, Mélenchon voulait déstabiliser la ministre (ce fut le cas), tout en créant un petit buzz sur sa belle personne. Guère plus maline, la ministre, pensant sauver sa peau (ou plutôt, son poste), s’est empressée de répondre que l’École du domaine du possible (créée en 2015 avec son mari, Jean-Paul Capitani) n’était en rien une école Steiner. Accréditant donc en creux l’idée que celles-ci seraient effectivement des sectes. Elle oubliait un peu vite que, pour monter son projet qui lui tenait tant à cœur, elle faisait appel à Praxède et Henri Dahan, ainsi qu’à Jean-Pierre Ablard, tous trois professeurs des écoles Steiner. C’est d’ailleurs pour leurs connaissances parfaites de cette pédagogie qu’elle et son mari sont allés les chercher. Le couple Nyssen-Capitani souhaitait que cette école soit gérée, je cite, par des enseignants généreux et attentifs. C’est une folle ambition qui s’ancre dans la conviction que c’est du domaine du possible, et nous espérons rencontrer des parents et enfants pour partager ce rêve d’intérêt général. Pourquoi Françoise Nyssen n’a-t-elle pas invité Mélenchon à venir passer quelques jours dans cette belle école pour qu’il constate par lui-même qu’elle n’a rien d’une secte  ? Quel manque de courage  !

Tout comme monsieur Mélenchon, monsieur Perra jette en pâture cette pédagogie d’une façon faussement étayée. Il instille habilement que la pédagogie Steiner s’apparente à une secte. Pour décréter qu’une secte est bien une secte, il faut que celle-ci en ait pleinement les caractéristiques incontestables, et connues de tous les spécialistes de ce sujet : l’atteinte à l’intégrité physique, la mise sous dépendance, les pressions pour une rupture sociale, etc. Et, si je ne suis pas un fin connaisseur de l’anthroposophie, je m’y connais un peu mieux en ce qui concerne les sectes, étant le fils de Janine Tavernier (citée par monsieur Perra), qui a présidé vingt années durant à la lutte contre les sectes. Combat qu’elle a mené avec un altruisme, un engagement, une tolérance et une rigueur intellectuelle reconnus de tous, ce qui lui permit, à son époque, de faire autorité en son domaine. En revanche, avec la rigueur intellectuelle aussi précaire que celle de Grégoire Perra, il serait facile de décréter que le mouvement de La France insoumise est une secte, au prétexte que son leader serait charismatique, autoritaire, voire autocentré, et qu’il y est compliqué d’exprimer une pensée divergente de celle de son chef… Eh bien, non, La France insoumise n’est pas une secte  ! Si Grégoire Perra avait pris la peine de rencontrer ma mère lorsqu’elle présidait l’Unadfi (Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu), il aurait rencontré une femme toujours prête à défendre les victimes des sectes, prête à pourchasser les gourous, quelle que soit leur puissance (la Scientologie en sait quelque chose), mais aussi toujours prête à défendre un mouvement ou un groupe injustement attaqué au prétexte qu’il serait porteur de croyances spirituelles mais qui serait totalement inoffensif pour les personnes qui y adhéraient librement, en leur âme et conscience. C’est la raison pour laquelle, en très bonne connaisseuse des sectes, ainsi que de la pédagogie Steiner, ma mère s’est opposée à la classification de mouvement sectaire envisagé un temps, lors du rapport parlementaire de 1999, à propos de l’anthroposophie.

À force d’élucubrations répétées et soi-disant argumentées, Grégoire Perra fait tout pour faire comprendre aux lecteurs que la pédagogie Steiner est une secte, sans jamais oser l’affirmer clairement car seule la trouille l’en empêche… Je ne peux laisser passer cela sans réagir, moi qui fus scolarisé une quinzaine d’années dans une école Steiner. Quinze ans à ressentir une pédagogie bienveillante, je le redis, respectueuse des individualités et mettant tout en œuvre pour éveiller l’esprit critique de ses élèves. Exactement le contraire de l’assujettissement recherché par les sectes. Bienveillante, car à tout moment de la scolarité les élèves sont respectés, écoutés, lorsqu’ils rencontrent des problèmes scolaires. Ils ne sont jamais mis à l’écart lorsqu’ils sont différents, ou en difficulté. Les professeurs sont toujours prêts à adapter leurs cours si un élève décroche dans une matière. À tel point qu’il n’y a quasiment jamais de redoublements dans les écoles Steiner, avec pourtant un bon taux de réussite au baccalauréat. Une anecdote de mon enfance est restée gravée dans ma mémoire tant elle illustre la bienveillance que je ressentais dans ce système éducatif. Quasiment quotidiennement, j’ai entendu mes professeurs dire à un camarade de classe, plus lent que la moyenne (car il avait besoin d’analyser les choses en profondeur) : Octave, tu as fini ? (J’ai changé le prénom, comme ça la rédaction n’aura pas à le faire…) et toute la classe attendait tranquillement qu’Octave comprenne et assimile le sujet, souvent en grappillant sur notre temps de récréation. Deux décennies plus tard (lui qui à coup sûr aurait été écarté du système scolaire classique), il se retrouvait à un poste de direction très élevé d’un très grand hôpital européen… Le respect des individualités se retrouve également dans la variété des matières enseignées. Les matières fondamentales n’y prennent pas le dessus sur les matières artistiques ou manuelles, offrant ainsi à chaque enfant la possibilité de s’épanouir dans le domaine où il se sent le plus à l’aise de poursuivre ses études, dans la discipline qu’il affectionne, dans l’espoir d’exercer un métier qu’il aurait choisi par envie et non pas par défaut, comme c’est trop souvent le cas dans le système éducatif classique. Enfin, à force d’échanges ouverts et respectueux entre professeurs et élèves (sans jamais tomber dans le copinage démagogique), il est évident que l’esprit critique des élèves est développé, encouragé.

Ainsi, jamais, durant toute ma scolarité à Steiner, je n’ai entendu parler des élucubrations énoncées par Grégoire Perra dans son interview  ! Les animaux sont des dégénérescences des parties du corps humain qui ont pris leur autonomie ; l’anthroposophie permettrait à ses adeptes de devenir des clairvoyants capables de percevoir le monde invisible ; plus loin, il évoque une soi-disant discipline sexuelle à respecter. Tout cela n’a jamais été évoqué en quinze ans, ni de près ni de loin. Affirmer que les enseignants Steiner inculquent « subtilement » ces fadaises aux élèves est d’une calomnie sans nom  ! Sûrement y a-t-il eu çà et là un enseignant givré qui a tenté, solitaire, d’appliquer « à la lettre » des préceptes d’un autre siècle, et inadapté à notre vie moderne. Mais n’y a-t-il jamais eu çà et là un professeur d’une école catholique privée trop dogmatique qui aurait évoqué à ses élèves Jésus marchant sur l’eau ou multipliant les pains  ? Faudrait-il pour autant fermer les 7 000 établissements catholiques privés et renvoyer à leurs chères études (si je puis dire) les 2 millions d’élèves qui y suivent leur scolarité  ?

Bien sûr qu’une forme de spiritualité est évoquée dans l’enseignement Steiner, à quelques moments de la scolarité. Mais de quelle spiritualité s’agit-il  ? Je ne peux le dire… tant elle est rare et jamais étouffante. J’en garde plutôt le souvenir d’un questionnement sur la grandeur de l’Univers qui nous entoure, mais jamais une réponse édictée par un professeur ni même par le gourou Rudolf Steiner que croit avoir connu Grégoire Perra. Si des parents sont opposés à ce qu’il y ait la moindre dimension spirituelle (si petite soit-elle) dans une école, ils sont totalement libres de ne pas y mettre leurs enfants, ou de les y retirer s’ils y sont entrés, ce que ne permet pas une secte.

Quant à la fameuse cérémonie de la spirale de l’Avent, dénoncée par Grégoire Perra comme organisée avec les enfants, sans l’accord des parents, j’ai moi-même, enfant, subi un tel supplice… Il s’agissait, me semble-t-il, quatre semaines avant Noël d’aller à tour de rôle allumer une bougie que l’on tenait dans sa main en marchant vers une autre bougie, plus grande, installée au centre d’une spirale matérialisée par des branches de sapin joliment posées au sol. J’en garde un souvenir joyeux où, enfant, l’on devenait un court instant le centre d’une attention chaleureuse de la part de la classe. Pour chaque élève, cela illuminait cette journée de décembre aux senteurs de cire d’abeille et de sapin coupé. C’est grave, docteur  ?

Blague à part, ce qui est grave, c’est la raison pour laquelle Grégoire Perra semble vouer son existence au dénigrement systématique et démesuré des écoles Steiner. Grégoire Perra n’a pas démissionné de l’école dans laquelle il enseignait, comme il aime à le répéter (notamment dans l’interview du Point). Il a tout bonnement été évincé de son poste par le collège des professeurs qui lui a demandé expressément de quitter l’école, et c’est pour cela qu’il a une haine tenace à l’encontre de Steiner.

Il est dommage que la critique de ce système éducatif soit émise principalement par une telle personne. En effet, les écoles Steiner mériteraient une critique nuancée et constructive pour les faire évoluer ni plus ni moins que les autres systèmes éducatifs qui tous ont besoin d’une remise en question pour garantir l’adéquation de leur pédagogie avec notre époque… »

Nicolas Tavernie

 

source :

Propos recueillis par Thomas Mahler

le 11/06/2019

Le Point.fr

https://www.lepoint.fr/societe/non-les-ecoles-steiner-ne-sont-pas-une-secte-11-06-2019-2318105_23.php