Si le djihadisme est une dérive meurtrière de l’islam, l’étude des processus de radicalisation décrit aussi des phénomènes d’emprise, d’isolement et de manipulation mentale qui ne sont pas spécifiques à l’islam et existent de tout temps dans les grandes sectes religieuses.
«Comment vous sentez-vous à l’idée que vous partagez avec les suspects arrêtés par le FBI la même foi?», demanda un journaliste, après les attentats du 11-Septembre, au boxeur américain Cassius Clay, converti à l’islam sous le nom de Mohamed Ali.
«Et vous, rétorqua-t-il, comment vous sentez-vous à l’idée qu’Hitler partageait la vôtre?»
Réponse lapidaire et scandaleuse. Mais elle revient à l’esprit face à l’injonction de justification qui pèse à nouveau, depuis les attentats du 13 novembre, sur les musulmans dits «modérés», sommés de s’expliquer, de prendre la parole et de condamner leurs coreligionnaires «radicaux». A tort ou à raison, le musulman «modéré» se sent tenu pour coresponsable d’actes commis et de discours prononcés au nom de l’islam par tous ceux qui, sur la planète, se revendiquent de cette religion. Son silence est diagnostiqué au mieux comme irresponsable, au pire comme complice.
Sans doute faut-il se réjouir des condamnations, plus fermes et plus fréquentes, entendues chez les responsables musulmans modérés, depuis les exactions de Daech en Syrie et en Irak et les premiers attentats de Paris en janvier 2015. Mais on ne manquera pas de s’étonner aussi devant le paradoxe suivant: ce sont souvent les mêmes qui accusent l’islam de «communautarisme» et exigent des musulmans qu’ils se présentent et s’expriment tous comme une collectivité unique. C’est la reproduction du stéréotype qui présente les «musulmans» comme une totalité homogène. Un stéréotype qui est un déni de la réalité de l’islam, qui ne rend pas compte de la variété de ses courants, de ses écoles, de ses racines, de ses cultures. L’islam est beaucoup plus divers que la construction qu’en proposent souvent les médias.
Pour combattre cette pensée unique sur l’islam, de plus en plus d’observateurs s’emploient aujourd’hui à démontrer que si le djihadisme relève d’un appareil idéologique et politique bien identifié à l’islam sur les champs de bataille du Moyen-Orient, il ressemble aussi aux dérives de type «sectaire», de celles qui, dans les années 1970-1990, avaient défrayé la chronique. Des dérives bien connues, étudiées par la justice et les pouvoirs publics depuis les grandes tragédies de l’Ordre du temple solaire (avec sa vague de suicides en France en 1994) ou les multiples scandales de l’Eglise de scientologie.
Ainsi, une anthropologue comme Dounia Bouzar, qui a fondé en 2014 un Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, écrit dans un livre intitulé Ces dérives qui défigurent l’islam (L’Atelier, 2014) que «la seule façon d’affaiblir les radicaux consiste à leur ôter leur justification qui est l’islam». Pour cette scientifique musulmane, loin d’être un retour à l’islam authentique, les sectes djihadistes sont en rupture avec l’islam. Elles appartiennent à un courant religieux spécifique, indépendant d’une grande tradition religieuse. Il faut cesser de penser, dit-elle, que même si ce sont de «mauvais» musulmans, ce sont des musulmans quand même!
{{Une application qui remonte au 11-Septembre}}
L’application au djihadisme de ce modèle de la «dérive sectaire», bien connu des spécialistes critiques des «nouveaux mouvements religieux» et autres organisations de lutte contre les sectes, remonte aux attentats du 11-Septembre aux Etats-Unis. Depuis, l’analogie n’a fait que progresser. Ainsi dit-on de plus en plus souvent que l’organisation terroriste fonctionne «comme une secte».
Et, en effet, dans tous les processus de radicalisation islamique étudiés par les spécialistes, on retrouve des mécanismes bien connus en dehors du champ de l’islam, identifiés et dénoncés depuis trente ans dans l’analyse des mouvements sectaires: manipulation mentale; lavage de cerveau; rupture avec l’environnement scolaire, familial, amical; endoctrinement par internet; embrigadement de jeunes et d’enfants; discours antisocial; troubles à l’ordre public; lourd passé judiciaire; mise en place de grosses sommes d’argent; détournement de circuits économiques; tentatives d’infiltration, etc.
Dans un livre paru sous le titre Radicalisation (La Maison des sciences de l’Homme, 2014), le sociologue Farhad Khosrokhavar, spécialiste de l’islam des prisons, décrit en détail la «dérive sectaire» des groupuscules djihadistes. Ils possèdent en commun, dit-il,«une identité forte opposée à celle de la société globale», ainsi qu’une identification à une communauté imaginaire qui est la «néo-oumma chaleureuse et mythiquement homogène». L’individu, qui se perçoit comme «humilié», «victimisé», devient l’ennemi de la société au nom de la «religion des opprimés». Peu importe la part de la réalité et celle de l’imaginaire, les perceptions priment et cette construction justifie la radicalisation.
Le sociologue relève aussi que ce n’est pas une connaissance effective de l’islam qui conduit au djihadisme. C’est au contraire une inculture profonde qui y mène. Il raconte l’histoire de ces apprentis djihadistes de Birmingham qui, pour se préparer à leur départ en Syrie, avaient téléchargé des textes djihadistes en ligne, mais aussi acheté L’islam pour les nuls ou Le Coran pour les nuls! Pour Fahrad Khosrokhavar, ce sont le plus souvent des frustrations non religieuses qui se traduisent dans un répertoire religieux. Pour ceux qui ont suivi des parcours de délinquants avant d’embrasser le djihadisme, un islam ainsi mythifié «autorise la généralisation de la violence à la société entière». Une violence qui devient «la voie royale de la réalisation de soi, en tant que chevalier de la foi contre un monde impie».
Spécialiste des sectes, le Suisse Jean-François Mayer note aussi, dans son blog Religioscope, que le conflit en Syrie, accompagné du départ de volontaires étrangers, souvent très jeunes, pour combattre avec des groupes djihadistes, confirme le modèle explicatif des dérives sectaires. La radicalisation est très rapide et les familles sont sous le choc, écrit-il. Il établit un parallèle avec la stupéfaction des parents et proches des jeunes adhérents d’une secte dans les années 1970 et 1980. «Il n’est pas étonnant, écrit Jean-François Mayer, qu’une grille explicative déjà disponible se trouve reprise et appliquée à ces conversions au djihadisme, qui peuvent être le fait de jeunes issus de milieux musulmans, mais aussi de personnes sans arrière-plan musulman, et embrassant à la fois l’islam et, peu de temps après, le djihadisme. Une nouvelle génération d’aspirants djihadistes émerge, parmi lesquels se trouvent de potentielles recrues très jeunes et pour lesquels les réseaux sociaux jouent un rôle crucial.»
Distinguer religion et secte
Mais l’amalgame entre le terrorisme djihadiste et les dérives sectaires n’est pas complètement pertinent. «On risque de tout embrouiller si l’on ne considère pas séparément les sectes et le grand terrorisme international, et ceci, bien que des modes de fonctionnement puissent être identiques», dit la principale organisation française de lutte contre les sectes, l’Union de défense de la famille et de l’individu. Tout en ajoutant qu’au nom du respect des libertés, les États ont trop peu réagi, dans le passé, aux dérives qui se justifiaient par des prétextes religieux et que cela a fait le jeu des grandes sectes internationales autant que du terrorisme islamique.
Pour le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam qu’elle a créé, Dounia Bouzar reprend une démarche proche de celle qu’avaient adoptée les familles éprouvées par l’adhésion de leurs proches à des sectes: prévention, accompagnement des proches de victimes et formation d’intervenants sociaux. «Notre posture repose sur une approche psychosociale qui consiste, dit-elle, à interroger les mécanismes d’emprise mentale et les conditions environnementales dans lesquelles cette emprise a pu s’opérer pour faire basculer le jeune dans l’islam radical.»
Elle a raison de distinguer entre «religion» et «secte». C’est ce qu’a toujours tendu aussi à faire la critique des sectes. «Secte» vient du mot «couper». «Religion» vient de «relier, accueillir». Pour ma part, disait Dounia Bouzar dans une interview à Saphir News de mars 2014, «je regarde l’effet du discours religieux: dès qu’il permet de mettre en place une relation avec Dieu qui lui permet de trouver son chemin et de vivre dans un espace avec les autres, c’est de la religion. Si l’effet du discours mène, au contraire, la personne à s’auto exclure et à exclure tous ceux qui ne sont pas exactement comme elle, on est dans l’effet sectaire». C’est une bonne clé de lecture des phénomènes récents de radicalisation religieuse.
source : 16.11.2015 – 4 h 10
Mis à jour le 16.11.2015 à 4 h 10
http://www.slate.fr/story/110029/radicalisation-djihadiste-derive-sectaire
parHenri Tincq