Nombreux sont les observateurs qui s’interrogent aujourd’hui sur le phénomène bouddhiste occidental, sa signification, son ampleur, ses modalités. Plusieurs intellectuels français, situés à mi-chemin entre les milieux journalistique et universitaire, sont fréquemment sollicités par les médias pour s’exprimer, en tant que spécialistes, sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler “la rencontre du bouddhisme et de l’Occident”.
L’expression, titre de l’ouvrage du théologien jésuite Henri de Lubac (Lubac, 1952) puis de l’essai du sociologue et journaliste Frédéric Lenoir (Lenoir, 1999), renvoie indistinctement au dialogue interreligieux, à la conversion d’Occidentaux à cette religion, à l’implantation de centres dirigés par des maîtres asiatiques et aux transformations culturelles qui s’ensuivent. La multiplication, sur le territoire français, de centres dirigés par des lamas tibétains depuis les années 1970 rend en
effet pertinente la question de l’acculturation de cette tradition en contexte européen, tout en rendant possible son étude. Pourtant, les pratiques proposées par ces centres ne sont jamais décrites. Il est en effet remarquable qu’aucun des ouvrages publiés par ces spécialistes ne mentionne les cours de méditation, l’enseignement des rituels et des pratiques dévotionnelles, l’usage d’une langue tibétaine fonctionnant comme un latin d’église, la vénération de reliques, l’absorption de substances sacrées, les dons d’argent destinés à la purfification du karma, la confession de fautes, etc. Comment interpréter cette surprenante occultation du fait bouddhique par ceux-là mêmes qui prétendent l’expliquer? De quoi parlent ces experts, si ce n’est de la manière dont ces traditions sont effectivement transmises aux Occidentaux? Je m’intéresserai
ici essentiellement à l’acclimatation occidentale du bouddhisme tibétain, aujourd’hui la forme de bouddhisme la plus populaire auprès des Occidentaux, même si les analyses qui suivent s’appliquent également pour bonne part au bouddhisme zen2.

En s’appuyant sur les écrits des principaux porte-parole français du “bouddhisme en Occident” – le sociologue et journaliste spécialiste des religions Frédéric Lenoir, l’ancien biologiste et porte-parole français du Dalaï Lama Matthieu Ricard, le politologue Bruno Etienne et le sociologue des religions Raphaël Liogier –, cet article montre que le bouddhisme est davantage traité par ses porte-parole comme un idéal que comme une réalité. Il n’est pas décrit pour lui-même mais plutôt pour ce qu’il pourrait apporter à un “Occident” pensé comme spirituellement déficient.

L’occultation des pratiques, des dogmes et des mythes bouddhiques – pourtant bel et bien transmis aux Occidentaux – a pour finalité d’exclure le bouddhisme du champ polémique et péjoratif de “la religion”. Ce faisant, elle permet à ces auteurs de mener à bien une quête personnelle: construire une religion légitime – celle qui n’en serait pas vraiment une, et qui aurait une portée politique. Sous leur plume, en effet, le bouddhisme n’est plus une religion rituelle, dévotionnelle et scolastique permettant à un nombre limité d’adeptes d’échapper au cycle sans in des renaissances: il devient le remède universel d’une civilisation malade de matérialisme. Cette entreprise de légitimation s’appuie sur une critique virulente et conventionnelle de l’Occident,
dont on propose des images caricaturales (Carrier, 1995), souvent issues du romantisme allemand (Buruma, Margalit, 2004), et que l’on retrouve notamment dans les courants islamistes et altermondialistes contemporains.

L’idée que le bouddhisme serait à même de guérir l’Occident a quant à elle été formulée à la in du XIXe siècle par les doctrinaires de la Société Théosophique, et particulièrement par Alfred Sinnett, auteur d’un Esoteric Buddhism (Sinnett, 1883) peu connu mais jouissant d’une postérité prolixe et multiforme. En effet, les reformulations savantes des fictions théosophiques que constituent les ouvrages consacrés, en France, à “la rencontre du bouddhisme et de l’Occident” ne se cantonnent pas au domaine de l’écrit semi-académique:
on les retrouve comme fondement idéologique des expériences neuroscientifiques réalisées par le Mind and Life Institute, centre de recherche californien dont l’objectif est de prouver scientifiquement les bienfaits de la méditation pour le monde occidental. Les discours actuels des porte-parole du bouddhisme en France, loin d’être anodins, révèlent ainsi la permanence de la matrice d’interprétation du bouddhisme ésotérique et, plus largement, la prégnance de la vision du monde théosophique au sein même de la science.

Prophètes d’un en Occident” – le sociologue et journaliste spécialiste des religions Frédéric Lenoir, l’ancien biologiste et porte-parole français du Dalaï Lama Matthieu Ricard, le politologue Bruno Etienne et le sociologue des religions Raphaël Liogier –, cet article montre que le bouddhisme est davantage traité par ses porte-parole comme un idéal que comme une réalité. Il n’est pas décrit pour lui-même mais plutôt pour ce qu’il pourrait apporter à un “Occident” pensé comme spirituellement déficient. L’occultation des pratiques, des dogmes et des mythes bouddhiques – pourtant bel et bien transmis aux Occidentaux – a pour finalité d’exclure le bouddhisme du champ polémique et péjoratif de “la religion”. Ce faisant, elle permet à ces auteurs de mener à bien une quête personnelle: construire une religion légitime – celle qui n’en serait
pas vraiment une, et qui aurait une portée politique. Sous leur plume, en effet, le bouddhisme n’est plus une religion rituelle, dévotionnelle et scolastique permettant à un nombre limité d’adeptes d’échapper au cycle sans in des renaissances: il devient le remède universel d’une civilisation malade de matérialisme. Cette entreprise de légitimation s’appuie sur une critique virulente et conventionnelle de l’Occident, dont on propose des images caricaturales (Carrier, 1995), souvent issues du romantisme allemand (Buruma, Margalit, 2004), et que l’on retrouve notamment dans les courants islamistes et altermondialistes contemporains. L’idée que le bouddhisme serait à même de guérir l’Occident a quant à elle été formulée à la in du XIXe siècle
par les doctrinaires de la Société Théosophique, et particulièrement par Alfred Sinnett, auteur d’un Esoteric Buddhism (Sinnett, 1883) peu connu mais jouissant d’une postérité prolixe et multiforme. En effet, les reformulations savantes des fictions théosophiques que constituent les ouvrages consacrés, en France, à “la rencontre du bouddhisme et de l’Occident” ne se cantonnent pas au domaine de l’écrit semi-académique:
on les retrouve comme fondement idéologique des expériences neuroscientifiques réalisées par le Mind and Life Institute, centre de recherche californien dont l’objectif est de prouver scientifiquement les bienfaits de la méditation pour le monde occidental. Les discours actuels des porte-parole du bouddhisme en France, loin d’être anodins, révèlent ainsi la permanence de la matrice d’interprétation du bouddhisme ésotérique et, plus largement, la prégnance de la vision du monde théosophique au sein même de la science.

Prophètes d’un bouddhisme introuvable
Les premiers ouvrages traitant de “la rencontre du bouddhisme et de l’Occident” ont été publiés en France à la in des années 1990, suivant l’exemple de l’ouvrage publié quelques années plus tôt par l’enseignant bouddhiste britannique Stephen Batchelor (Batchelor, 1994). La réflexion française s’inscrit également dans la lignée du théologien Henry de Lubac, auteur d’une Rencontre du bouddhisme et de l’Occident (Lubac, 1952). Ces ouvrages, publiés en 1997 (Revel, Ricard, 1997; Liogier, Etienne, 1997) et en 1999 (Lenoir, 1999), sont le fait d’intellectuels médiatiques entretenant une relation ambiguë avec le milieu universitaire et développant une conception militante de la religion. En effet, Matthieu Ricard (né en 1946), fils du philosophe Jean-François Revel, docteur en génétique cellulaire, a quitté dès après sa thèse le monde de la recherche pour s’engager dans la voie monastique sous l’égide d’un maître tibétain résidant au Népal3. Il écrit aujourd’hui de nombreux ouvrages et articles sur le bouddhisme tibétain et la méditation, en se présentant comme “scientifique et moine bouddhiste”. Cette double légitimité lui a permis de devenir le porte-parole du Dalaï Lama en France. Il milite aujourd’hui, notamment dans le cadre du centre de recherche californien Mind and Life Institute, dans le but de faire reconnaître la méditation comme une “science de l’esprit”. Son exemple est souvent cité par les convertis et sympathisants bouddhistes comme gage de rationalité de leur propre démarche. Frédéric Lenoir (né en 1962) se présente comme un philosophe, sociologue et historien des religions, chercheur associé à l’EHESS, et écrivain. Son livre sur le bouddhisme en Occident est issu de sa thèse de doctorat en sociologie des religions, soutenue à l’EHESS sous la direction de Danièle Hervieu- Léger. Lenoir ne participe à aucune recherche académique. Il est en revanche actif dans le domaine du journalisme et de l’édition, ayant produit et animé pendant quelques années l’émission Les racines du ciel sur France Culture et publié une quarantaine d’ouvrages à succès, publiés en plus de vingt langues. Il a également dirigé le Monde des religions et collabore régulièrement à L’Express et Psychologies Magazine. Ancien membre de la Communauté de Saint-Jean, Frédéric Lenoir s’est intéressé au bouddhisme, comme de nombreux jeunes gens de sa génération, grâce à l’oeuvre d’Arnaud Desjardins et à la faveur d’un voyage en Inde. Il se dit particulièrement influencé par l’oeuvre de Carl Gustav Jung. Raphaël Liogier (né en 1967) a quant à lui publié une adaptation de sa thèse de doctorat sur le bouddhisme en France avec son directeur, le politologue spécialiste de l’islam Bruno Etienne. Raphaël Liogier est diplômé de sociologie et de philosophie de l’Université d’Edinburg et de l’IEP d’Aix en Provence, où il dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux. Il s’est fait connaître dans les milieux associatifs et médiatiques grâce à sa dénonciation du “mythe de l’islamisation” et à sa défense des “nouveaux mouvements religieux”.

Musulmans et “sectes” seraient selon lui victimes d’une “répression” de la part de l’Etat français. Dénonçant la “pensée unique”, il milite ainsi pour une “laïcité légitime”, respectueuse de toutes les “minorités religieuses”. Tous se prévalent de leur étiquette de “scientifique” (biologiste, philosophe ou sociologue) pour asseoir la légitimité de leurs écrits. C’est à ce titre qu’ils sont régulièrement consultés au sujet du bouddhisme par les médias. Tous sont également les auteurs d’autres ouvrages entendant faire dialoguer les “sagesses orientales” avec la science et les religions occidentales, ce qui les distingue des autres universitaires français ayant étudié la question .

Ces auteurs ne présentent pas le bouddhisme comme une culture développée à l’échelle internationale par des communautés diasporiques originaires d’Asie, mais comme une force capable de concurrencer le christianisme occidental. Ils ne s’intéressent pas aux mécanismes (culturels, sociaux, économiques, politiques) qui rendent possible l’adhésion d’Occidentaux à des visions du monde et des pratiques si éloignées, ni ne décrivent ces dernières. Ils s’interrogent plutôt sur les raisons de cette concurrence, se demandant ouvertement si, au fond, elle ne serait pas plutôt justifiée. Parce qu’il serait de nature “hybride”, le bouddhisme constituerait une alternative à la fois à “la religion au sens occidental” (le monothéisme) et au “mode de penser spécifiquement occidental” (la Raison telle que définie par les Lumières). En cela, il ne serait pas seulement différent de l’Occident: il pourrait en devenir le complément salvateur.

Le bouddhisme contre la religion
L’une des premières préoccupations de ces auteurs consiste à dédouaner le bouddhisme
de toute religiosité, souvent après maints détours rhétoriques. Ainsi Lenoir évite-t-il de décrire les pratiques rituelles et dévotionnelles constatables en France même, pour ne parler que du “bouddhisme authentique”, de son “substrat fondamental”, de sa “nature même”, de son “moyen extrêmement réduit”, fait de “souplesse”, d’“adaptabilité” – évidemment opposables à la rigidité des dogmes et des institutions chrétiennes. Le “bouddhisme authentique”, tel en tout cas que l’auteur se l’imagine, consisterait simplement à “faire appel à l’expérience et à la raison individuelles comme validation de la croyance” (Lenoir, 1999: 19-21). Kantisme anachronique,
le bouddhisme serait une simple injonction à l’autonomie.

De la même manière, Matthieu Ricard considère que “le bouddhisme n’est pas une religion, si l’on entend par religion l’adhésion à un dogme que l’on doit accepter par un acte de foi aveugle, sans qu’il soit nécessaire de redécouvrir par soi-même la vérité de ce dogme” (Revel, Ricard, 1997: 45). Il préfère parler à son propos de “science de l’esprit”, qui serait à la fois “psychologie”, “philosophie”, “connaissance contemplative directe de la nature de l’esprit, acquise par l’expérience et non pas seulement par la rélexion analytique”, “nouvelle perception du monde”, “redécouverte de la véritable nature de la personne et des phénomènes”, “remède pour actualiser cette perfection déjà présente en nous” (ibidem: 111-149). Surtout, il serait un
type de “science” particulier, propre aux Orientaux et particulièrement aux Tibétains:
La vériication expérimentale du bouddhisme existe, bien sûr, mais il ne faut pas perdre de vue le but de ce dernier.

Ce but, c’est la science intérieure, une science qui s’est développée pendant plus de deux millénaires de vie contemplative et d’étude de l’esprit. Au Tibet, notamment, depuis le VIIIe siècle, cette science a été la préoccupation principale d’une bonne partie de la population. Le but n’a jamais été de transformer le monde extérieur par l’action physique sur ce monde, mais de le transformer en faisant de meilleurs êtres humains, en permettant à l’être humain de développer une connaissance intérieure (Revel, Ricard, 1997: 145).
Bruno Etienne et Raphaël Liogier affirment également que le bouddhisme n’a rien de comparable avec “la religion au sens occidental du terme”. S’il est possible de le définir, ce n’est qu’en disant qu’il s’agit d’une “conception globale de la réalité”.

Sinon, il vaut mieux le qualifier d’“apophatisme”. On ne pourrait en effet rien affirmer de positif au sujet du bouddhisme et, comme dans certaines traditions scolastiques interdisant les définitions positives de Dieu, l’on devrait se contenter de dire ce qu’il n’est pas. Et ce qu’il ne serait pas, c’est avant tout une religion. L’absence de la mention d’un Dieu créateur ainsi que le caractère supposément artiiciel des rituels et de la foi tendraient à le prouver (Liogier, Etienne, 1997: 41-44). Au reste, il n’est pas possible que le bouddhisme soit une religion, affirment nos deux auteurs, quand on constate les dommages dont cette dernière a rendu l’Occident responsable.
Synonyme de “monothéisme”, la “religion” se caractérise en effet par sa tendance naturelle à l’hégémonie, à l’intolérance et à l’impérialisme. “Les monothéismes” seraient ainsi responsables de la conquête du monde par l’Occident, du “WASPisme”, du racisme, des génocides, du fanatisme, de la Shoah et de Hiroshima (ibidem: 19-27).

Cette dynamique de destruction mise en branle au nom du Dieu unique serait liée au fait que le monothéisme est, par essence, “thanatocratique, lié à la mort, tout au moins martyrophile”. Au contraire, les bouddhistes “considèrent le désir et la possession comme l’une des sources principales de la souffrance”, ce qui les empêcheraient naturellement de commettre le mal (Liogier, Etienne, 1997: 27).

Pour éviter l’écueil d’une assimilation du bouddhisme à la “religion”, les porte- parole français du bouddhisme proposent d’ajouter une dimension “thérapeutique” àsa définition. Liogier et Etienne écrivent ainsi que Le bouddha diagnostique […] cette maladie de la conscience qui envahit la vie: la souffrance. Le samsara est illusion et souffrance perpétuelle. […] L’enseignement du
Bouddha n’est pas, à l’origine, doctrinal et encore moins théologique, mais thérapeutique:
il s’agit de guérir le malheur universel (Liogier, Etienne, 1997: 45).

Ricard affirme que l’objectif du bouddhisme n’est pas d’édicter une série de normes mais “d’agir de façon très pragmatique comme un antidote à la souffrance qui découle de l’attachement aux phénomènes” (Revel, Ricard, 1998: 147). Quant à Lenoir, il considère qu’il permettrait à l’Occident de se “réconcilier avec lui-même”.

Le bouddhisme contre la raison occidentale et l’émergence d’une “nouvelle civilisation
planétaire”
Reprenant les catégories développées par Jung (Jung, 1938), selon lequel l’Occident serait par nature “extraverti” et l’Orient essentiellement “introverti”, Lenoir considère, comme Liogier et Etienne, que le bouddhisme, étant à la fois “rationalisme” et “imaginaire mythique”, permet de “réconcilier” deux modes de pensée jusque là opposés. Selon le sociologue, qui reprend à son compte les conclusions de Ricard, le succès du bouddhisme met en lumière, parce qu’il y répond, “trois grands ‘refoulements’ de l’Occident depuis la Renaissance et l’avènement du monde moderne”: celui de “l’imaginaire et de la part irrationnelle de l’esprit humain”, celui de
“la question individuelle du sens de la vie”, celui enfin,  de “l’exploration ultime de sa conscience et de son monde intérieur”, le tout “au profit de l’exploration de l’univers et des phénomènes extérieurs”. L’Occident aurait ainsi péché par excès d’“extraversion” (Lenoir, 1999: 315-317). En effet, ce dernier se caractériserait essentiellementpar “l’action sur le monde”, au détriment du “travail sur soi”, “caractère typique” quin’aurait eu de cesse de “se renforcer depuis la Renaissance” (ivi). Ceci aurait pour conséquence la conquête et la destruction du monde. On retrouve ici mot pour mot les analyses du monothéisme par Liogier et Etienne.

Or, le bouddhisme permettrait à l’Occident de sortir de toutes les impasses dans lesquelles il s’est engagé. En effet, cette tradition asiatique “présente le double avantage d’être une sagesse philosophique et une voie spirituelle pratique”, évitant ainsi les excès de métaphysique conduisant aux dogmes et finalement à la violence, et évitant également le simple matérialisme de la vie quotidienne. Il échapperait aux “critiques démystifiantes adressées à la philosophie occidentale”: sans sujet substantiel (l’homme est “relatif” et “interdépendant”, indissociable du reste de la nature) et sans monde-objet, on ne saurait lui prêter une quelconque intention de maîtrise technique, de même qu’il est hors de portée des coups assénés par la science, qu’il confirmerait même; sans Dieu, la critique athéiste ne le touche pas non plus. Il n’aurait d’ailleurs aucunement la prétention de “fournir une explication globale et totalisante du monde”. Le bouddhisme serait donc en parfaite adéquation avec la pensée postmoderne, ce qui expliquerait son succès actuel. Il prônerait notamment la conception de la “raison ouverte” formulée par Edgar Morin. Celle-ci consiste à “dialoguer avec l’irrationnel” plutôt que “le combattre”:
La raison ouverte reconnaît qu’il y a des réalités à la fois rationnelles, irrationnelles, arationnelles,
sur-rationnelles comme les mythes, alors que la raison close n’y voit qu’erreurs, sottises, superstitions. La raison ouverte est ainsi le seul mode de commerce entre le rationnel, l’irrationnel, l’a-rationnel, le sur-rationnel, et par là elle nous est absolument nécessaire pour combattre ses ennemis intérieurs: la lutte contre rationalisation, réification, déification, instrumentalisation de la raison est la tâche même de la rationalité ouverte (Morin cité in Lenoir, 1999: 349-350).

Par “sa nature hybride”, le bouddhisme permettrait donc de renouer avec ce que l’Occident considérait depuis la Renaissance – à tort – comme de “l’irrationnel”. Il rendrait de nouveau possible, grâce à l’appui de la science postmoderne, la prise en compte de réalités surnaturelles et légitimerait les interrogations sur l’au-delà et le significatif du XXe siècle”8. Il constituerait “un défi et un espoir majeurs pour le siècle qui s’ouvre”, la lueur, à l’horizon, d’une “nouvelle civilisation planétaire” (Lenoir, 1999: 353-354).

Le bouddhisme rédempteur de l’Occident: l’héritage théosophique
Selon Wiktor Stoczkowski, il peut être profitable d’utiliser la notion de salut dans un sens non théologique, en référence à son étymologie grecque et latine – salvus et saos/sôs signifiant “sain et sauf, en bon état”, sans connotation particulière – et de l’appliquer à des propos d’apparence scientiique (Stoczkowski, 2008: 79 et suiv.).
Les discours que l’auteur propose de qualiier de “sotériologiques” (du grec sôtêria,qui renvoie à l’idée de conservation, de préservation et de mise en dehors du mal) se caractérisent par le fait de développer une théorie du mal, au lieu d’expliquer le réel.
Ce type de discours se compose ainsi de trois éléments: une ontologie (une vision du monde, souvent caractérisée par le mal ou l’imperfection), une étiologie (l’explication de l’origine ou des causes de cet état de fait) et une sotériologie (la solution proposée pour abolir ce mal et restaurer le bien). Dans le cas qui nous occupe, la sotériologie développée par les commentateurs du bouddhisme en Occident peut s’énoncer de la manière suivante. Le monde occidental connaît actuellement une crise morale et spirituelle aiguë (ontologie) parce qu’il a perdu son âme et tout ce qui faisait son humanité, condamnant du même coup ses capacités à survivre, cela à force
d’exercer sans relâche son “esprit occidental”, caractérisé par le fait d’être tourné, depuis la Renaissance et Descartes, vers la conquête du monde extérieur. Cette maladie de l’esprit s’appelle “extraversion” (étiologie). L’Occident peut néanmoins être sauvé de ce mal grâce à la “rencontre” providentielle avec le bouddhisme, qui consiste à “transformer l’esprit” de ses pratiquants, à l’exclusion de toute forme de religiosité. L’adoption généralisée du bouddhisme permettra l’avènement d’un nouveau monde ou “nouvelle civilisation planétaire”, caractérisée par la réuniication de tendances mentales opposées, “rationnelles” et “magiques”, également appelée “raison ouverte” (sotériologie). Or, cette double croyance, d’une part, en la perte de “l’âme” occidentale dans le matérialisme, de l’autre, en un Orient pur et salvateur, n’a rien d’original. Elle prend plutôt sa source dans un contexte historique européen particulier, marqué à la fois par le romantisme allemand et la théosophie.

Critique de la raison occidentale
On parle rarement de la haine de soi des Occidentaux. Elle compose pourtant bon nombre de leurs idéologies. L’ouvrage pionnier de James Carrier (Carrier, 1995) s’est intéressé à la question, proposant le terme d’“occidentalisme”. Pendant symétrique de “l’orientalisme” décrit par Edward Said (Said, 1979), qui faisait des “Orientaux” une catégorie uniforme et caricaturale d’individus sous-évolués, vivant dans une sorte d’hébétude originelle au coeur de la nature sauvage, “l’occidentalisme” consiste à ofrir de l’Occident une image inhumaine, caractérisée par son caractère froid, mécanique, technicien, dépourvu de toute préoccupation morale ou spirituelle,
intéressé uniquement par le proit, le confort et la gloire.

Cette vision caricaturale de l’Occident, caractéristique des courants de pensées extra-européens (islamisme, nationalisme japonais de l’ère Meiji ou slavophilie), aurait en réalité pris naissance en
Europe même, dans ce contexte de réaction à l’universalisme et à l’idéologie du progrès
des Lumières que fut le Romantisme (Buruma, Margalit, 2004). Selon ces deux historiens, l’occidentalisme se caractérise par plusieurs thématiques, qui sont toutes des formes d’hostilité: hostilité envers la vie urbaine, avec son image cosmopolite sans racines, arrogant, avide, décadent, frivole; hostilité envers “l’esprit de l’Occident”, qui se manifeste par la science et la raison; hostilité envers l’esprit “petitbourgeois”, antithèse du héros qui se sacriie pour une grande cause; hostilité, enin,envers l’infidèle, qui doit être écrasé ain de faire place au monde de la foi pure. Deces quatre thématiques, c’est surtout celle de “l’esprit occidental” qui constitue le
ressort privilégié de la critique bouddhiste de l’Occident. Buruma et Margalit décrivent ainsi “l’esprit occidental”:

L’esprit de l’Occident est souvent dépeint par les Occidentalistes comme une espèce de stupidité supérieure. Etre équipé de l’esprit de l’Occident, c’est être un savant idiot,
soufrant de déficience mentale mais particulièrement doué pour les calculs arithmétiques.
C’est un esprit sans âme, efficace, semblable à une calculatrice, mais parfaitement
démuni dès qu’il s’agit de faire ce qui est humainement important. L’esprit de l’Occident est capable d’engendrer un grand succès économique, de développer et de promouvoir une technologie avancée, mais il est incapable de saisir ce qu’il y a de plus élevé dans la vie, à cause de son manque de spiritualité et de compréhension de la soufrance humaine […]. Si par rationalité nous entendons la rationalité instrumentale, c’est-à-dire la capacité à trouver les moyens adéquats pour parvenir à des fins, qui se distinguent de la rationalité en valeur, qui consistent à choisir les fins justes, alors l’Occident possède beaucoup de la première, mais très peu de la seconde. L’homme occidental, de ce point de vue, est un être hyperactif et constamment occupé, cherchant toujours les bons moyens d’atteindre des fins injustes (Buruma, Margalit, 2004: 75, ma
traduction).
On retrouve ici mot pour mot la vision de l’Occident développée par les apologistes et les observateurs du bouddhisme en France. A l’hyperactivité écervelée de l’homme occidental est évidemment proposée – dans une perspective bouddhiste – la méditation, censée calmer l’esprit et l’aider à retrouver le vrai sens de la vie. Cette distinction entre “l’esprit calculateur” et “l’esprit humain, intuitif, non-discursif”, autrement dit entre l’intellect et l’âme, n’est pas une nouveauté proposée par le bouddhisme (ou les auteurs occidentaux pro-bouddhistes). Elle remonte très loin dans l’histoire de la pensée occidentale. Déjà Plotin faisait la diférence entre la pensée discursive (celle de l’intellect, rationnelle) et la pensée non-discursive (celle de l’âme, intuitive), l’une permettant de comprendre le monde, l’autre de vénérer Dieu.

L’idée que la pensée “intuitive” serait supérieure à la pensée “rationnelle” nous vient
en revanche des Romantiques. Les penseurs nationalistes russes du XIXe siècle, communément appelés “slavophiles”, ont développé la notion d’“âme russe” sur le mode de l’opposition à ce que devait être, dans leur esprit, “l’esprit occidental”, incarnésurtout par la France des Lumières. Cette conception servit par la suite de modèle pour les critiques nationalistes, ethniques ou spiritualistes de l’Occident dans d’autres pays, tels l’Inde, la Chine et les nations musulmanes. La notion d’“âme russe” comme dotée de qualités intrinsèques opposées à celles proposée par l’Europe occidentale s’inspire elle-même du romantisme allemand. Cette double caractérisation
de “l’Occident” (c’est-à-dire essentiellement la civilisation prônée par les Lumières françaises) comme entité culturelle froide, mécanique et technicienne, et de la “l’âme russe” ou de “l’âme germanique”, comme chaleureuses, humaines et spirituelles tient beaucoup à des considérations politiques. La domination culturelle et militaire de la France était en efet ressentie à l’époque avec beaucoup de frustration et de ressentiment. Dès lors, la promotion de “l’âme” d’un peuple capable de résister à l’oppression par la spiritualité constitue-t-elle une forme de soft power (Nye,
1990). Il est ainsi aujourd’hui admis que la reprise, par les Tibétains, des thématiques
liées à la richesse de l’âme opposée à la stérilité de l’intellect s’inscrit dans une stratégie politique de résistance à la domination chinoise, voire dans une entreprise positive de “colonialisme spirituel” (Lopez, 2003). Mais comment se fait-il que le bouddhisme tibétain en soit venu à désigner la “science de l’esprit” capable de guérir l’Occident alors qu’il fut considéré par les Occidentaux, jusque dans les années 1960, comme une forme dégénérée de bouddhisme appelée “lamaïsme” (Waddell, 1895)?

De l’âme des morts aux maîtres tibétains: le messianisme bouddhique au sein
des sciences occultes
L’explication tient essentiellement à une contingence historique. En efet, le but de la Société Théosophique était au départ d’étudier la magie et les sciences occultes, “de collecter et de difuser la connaissance des lois qui gouvernent l’univers” (Blavatsky, 1888; 1889). Les religions asiatiques ne iguraient pas encore au programme.
Ce n’est que plus tard que Madame Blavatsky, ancienne médium accusée de fraude par la Société de Recherche Psychique anglaise, donna naissance à une théorie de l’évolution complexe, associant évolution cosmique et évolution spirituelle de l’humanité. En réponse à la double menace que faisaient peser darwinisme et pluralisme culturel sur les doctrines religieuses européennes, la Société Théosophique entendait rapprocher “la religion” de “la science”, et fonder ainsi une “science supérieure” capable d’intégrer en un système cohérent toute nouvelle découverte scientiique (Oppenheimer, 1982). Selon Blavatsky, le péché originel de l’Occident est
d’avoir séparé la science et la religion, ainsi que les différentes religions entre elles.

Elle considère que toutes les religions à l’origine n’étaient qu’une, non encore pervertie
par la superstition ou au contraire l’excès de rationalisme. Or, la tradition originelle développée par les “cultures anciennes” de Lémurie et d’Atlantide aurait été conservée intacte au Tibet. C’est ainsi que le Tibet et sa religion furent insérés dans la perspective évolutionniste de la “doctrine secrète”.

Au départ de l’aventure théosophique, cependant, les derniers vestiges de cette civilisation primitive appartenaient à l’Egypte antique, comme en témoigne Isis Unveiled (Blavatsky, 1877). Ce
n’est qu’à la faveur d’un voyage en Inde et à Ceylan, où son associé Henry Steel Olcott
et elle se mirent à s’intéresser au bouddhisme – et parce que son mouvement commençait à péricliter – que Blavatsky se tourna vers le Tibet, dont elle fit la nouvelle et véritable source de la sagesse éternelle (Prothero, 2010). En outre, cela permettait hauteurs himalayennes et communiquant avec elle par télépathie ou matérialisation de lettres (Meade, 1980; Oppenheimer, 1982). Les discours et les pratiques occultistes furent ainsi renouvelés dans le domaine des “spiritualités orientales”, le bouddhisme intégré aux représentations occultistes. Cette appropriation du bouddhisme par l’imaginaire occultiste européen – qui était au départ un spiritisme – a été rendue possible par le glissement sémantique d’un terme: celui de “spiritualité”, qui “ne renvoie plus au contact et à la communication avec les esprits des morts […] mais
évoque au contraire un ethos au-delà des conins du purement religieux, qui se réfère
à ce qu’était la sève originelle des traditions religieuses, libérée de son carcan institutionnel
et historique” (Lopez, 2003: 34). Ce concept lottant et indéini de “spiritualité”, désormais accolé à celui de “bouddhisme” est une trace évidente de l’héritage occultiste. Le discours sur le salut de l’Occident par la “spiritualité tibétaine” fut par la suite repris et difusé à grande échelle par des auteurs comme Lobsang Rampa (Cyril Henry Hoskins), Walter Yeeling Evans-Wentz, Alexandra David-Néel, Lama Anagarika Govinda, James Hilton, Chögyam Trungpa, Sogyal Rinpoché. En 1994, le cinéaste italien Bernardo Bertolucci en a donné une illustration magistrale avec
son film Little Buddha9.

L’homme au prisme du bouddhisme ésotérique
Ce fut surtout Alfred Percy Sinnett, ancien journaliste anglais devenu collaborateur de la théosophe, qui systématisa la doctrine du “bouddhisme ésotérique” transmise par bribes par les “mahatmas tibétains”. Dans son Esoteric Buddhism (Sinnett, 1883), Sinnett se fait essentiellement le prophète d’un nouveau paradigme scientiique, où l’étude matérialiste de la nature convergerait avec l’étude “occultiste” de l’âme. L’ouvrage, composé d’une centaine de pages, se présente comme la description ultime et exhaustive de la vie, aussi bien dans son aspect physique que spirituel.
Les chapitres traitent de “la constitution de l’homme”, de la “chaîne planétaire”, des “périodes de l’évolution du monde”, du “progrès de l’humanité”, etc. Certains termes scientiiques de l’époque, ainsi que des formules mathématiques, sont utilisées au

Le film conte la découverte d’une réincarnation de lama en la personne d’un jeune garçon améri –
cain. Il fait se confronter deux mondes: le Tibet, plein de couleurs et de rires d’enfants; l’Amérique,
grise, sombre et illustrée de musiques angoissantes. L’histoire débute par une scène d’Annonciation, un moine vêtu de rouge, sorti de nulle part venant troubler le séjour d’une jeune femme blonde vêtue de bleu pour lui révéler la divinité de son ils. A la in, l’enfant intègre pleinement sa nouvelle identité de Bouddha, et la ville de Seattle s’illumine enin de lumières orangées, suggérant ainsi la rédemption de l’Occident par le bouddhisme.
même titre que des notions philosophiques ou religieuses issues de l’hindouisme et
du bouddhisme indien, souvent mal orthographiées et mal comprises. En dépit de la
volonté déclarée de produire un ouvrage scientiique d’un point de vue bouddhique,
il se dégage surtout de ce texte une vision du monde élitiste et ouvertement anti-démocratique,
fondée sur les notions de “secret” et de “hiérarchies”. Le modèle est visiblement celui des sociétés secrètes européennes.
Le savoir ultime sur l’homme, que Sinnett appelle indiféremment “science”, “science spirituelle”, “science occulte” ou “doctrine secrète”, serait placé depuis l’origine de l’humanité entre les mains d’une poignée d’élus, appelés “adeptes”, qui le transmettent de manière sélective à ceux qu’ils jugent dignes de le recevoir. Cette transmission se fait de manière “ésotérique”, c’est-à-dire, au sens propre, “cachée”.

L’auteur reproche en efet aux scientiiques occidentaux non seulement de ne s’intéresser
qu’aux éléments matériels de la vie, mais également de discuter ouvertement, entre eux et avec le public, de leurs découvertes. Les “Orientaux” auraient quant à eux adopté une autre méthode, la méthode “occulte”, fondée sur le secret. Il écrit:
La méthode orientale de développement du savoir a toujours été diamétralement opposée
à celle adoptée par l’Occident depuis l’émergence de la science moderne. Tandis
que les Européens ont étudié la nature aussi publiquement que possible, chaque étape
devant être discutée de la manière la plus libre et chaque nouveau fait découvert devant
être aussitôt communiqué pour le bénéice de tous, la science asiatique a au contraire
été développée secrètement et ses conquêtes jalousement gardées (Sinnett, 1883: 16,
ma traduction).

Cette ouverture au débat et à la critique, caractéristique de la science occidentale, est ainsi condamnée par Sinnett, qui y voit une cause inévitable de corruption. En préservant leur “science” de toute intrusion du profane, les “Orientaux” (ou “Asiatiques”)
l’auraient quant à eux préservée intacte et pure. C’est pourquoi les Orientauxsont ceux auxquels il convient de s’adresser pour obtenir un exposé rigoureux de toutes les “lois de la nature”.
Selon cette vision du monde, les individus ou “monades”10, progressent au il du
temps. La vie humaine et son passage sur terre ont donc un sens qui dépasse les explications
“dégradantes” données par la théorie de l’évolution de Darwin. Il résulte
de cette évolution, générale mais réalisée de manière hétérogène par les diférents
monades, une division hiérarchique des hommes, des “races”, des espèces, mais également
des planètes et des continents. Il existe ainsi des “classes d’adeptes”, des “phases” ou “stades” d’évolution, des “strates” et autres classiications variées.
Leibniz, qui développa l’usage de ce terme en philosophie, se serait-il fait inluencer par les traditions occultistes européennes ou serait-ce plutôt l’inverse? On sait en tout cas que le philosophe était membre des Rose-Croix.

Chaque monade évolue par incarnations successives, passant d’une planète ou d’un
continent à l’autre, d’un état minéral, végétal, animal puis humain, jusqu’à atteindre
la “perfection spirituelle”, qui est celle des “adeptes” les plus avancés, en l’occurrence,
selon Sinnett, des Tibétains. La finalité de la vie sous toutes ses formes serait donc, selon le bouddhisme ésotérique, d’atteindre le “niveau de réalisation” de ces derniers. Les “adeptes de la Fraternité tibétaine” sont ainsi devenus, dans cette perspective évolutionniste, l’aboutissement ultime de l’évolution humaine.

Mettre en oeuvre la prophétie: science et persistance du paradigme occultiste
Cette idée, apparemment désuète et empreinte de racisme, se retrouve aujourd’hui
scientiiquement développée dans le cadre de recherches sur “les efets de la méditation” et “l’apport mutuel entre le bouddhisme et la science”, menées par l’avatar contemporain de la Société de recherches psychiques, le Mind and Life Institute, auquel participe activement Matthieu Ricard. La vision du monde sur laquelle reposent ses activités est décelable de manière sous-jacente ou difuse dans la plupart de ses publications. Elle est cependant très explicitement exposée dans la contribution d’une psychologue culturelle de l’Université de Stanford, publiée dans le recueil grand public intitulé Destructive Emotions: A Scientiic Dialogue with the
Dalai Lama (Goleman, 2003: 417-451). Dans sa communication intitulée “L’influence
de la culture”, la conférencière postule en efet l’existence de deux catégories d’êtres humains, “Asiatiques” et “Occidentaux”, chacune composée de diférentes “strates”. Les premiers se caractériseraient par une utilisation accrue de la “strate intérieure” de leur personnalité, la “strate du Soi profond”, tandis que les seconds se caractérisent par l’emploi quasi exclusif de la “strate inférieure”. Les premiers seraient plus compatissants et plus spirituellement évolués que les seconds, caractérisés essentiellement par l’égoïsme et l’orgueil. Cette opposition entre Occidentaux et Tibétains recoupe ainsi parfaitement le tableau introductif proposé par le philosophe Owen Flanagan, qui entendait déinir “états d’esprit destructifs” et “états d’esprit
constructifs” (Goleman, 2003: 139). Les qualités associées aux “émotions négatives”
sont en efet attribuées, tout au long de l’ouvrage, aux Occidentaux (manque d’amour propre, excès de coniance en soi, jalousie, envie, manque de compassion),
The Mind and Life Institute, “l’Institut Esprit et Vie”, est une association américaine fondée en
1990. Elle a pour but de “favoriser un apport mutuel entre le bouddhisme et la science”, et d’“explorer la relation de la science et du bouddhisme comme méthodologies dans la compréhension de la nature de la réalité”. Elle est composée de “scientifiques émérites”, essentiellement des psychiatres, psychothérapeutes, neuroscientiiques et physiciens, aichant tous leur ailiation au bouddhisme, et d’enseignants du bouddhisme et de la méditation, au premier rang desquels le Dalaï-lama (site officiel:www.mindandlife.org).tandis que les “émotions positives” caractérisent évidemment les Tibétains (respect de soi, amour propre, sentiment d’intégrité, compassion, bienveillance, générosité, discernement, amour, amitié). La conclusion majeure de la psychologue culturelle est dès lors sans appel (Goleman, 2003: 441): “L’Occidental pense à lui alors que l’Asiatique interdépendant pense aux autres”. Sur la base de cette assertion et sans
aucune démonstration (la psychologue confessant même qu’aucun groupe tibétain ne figurait dans son étude sur la “culture asiatique”), les Tibétains sont proposés comme modèles du type humain “asiatique” parfait: ils en incarnent toutes les qualités poussées à l’extrême. C’est ainsi qu’à partir d’expériences diverses – essentiellement des tests psychomoteurs et psychologiques, des IRM et des scanners – menées sur un dénommé moine Öser, les scientiiques du Mind and Life Institute démontrent que les Tibétains et ceux qui pratiquent leur “méditation” à niveau très élevé (7 heures par jour) sont “capables de visualiser des images très complexes d’un coup, dans ses moindres détails”, “régulent à volonté leur activité cérébrale par des moyens mentaux”,sont “de fins observateurs, capables non seulement de décrire très précisément leur état d’esprit, mais de produire avec iabilité un état spéciique observable à loisir”, sont en forme malgré le manque de sommeil, reconnaissent en une fraction de secondes les émotions diverses présentées sur des visages humains, ce qui prouverait “une disposition inhabituelle pour l’empathie”, ne sursautent pas quand un grand bruit résonne à leurs oreilles, ont une “vitesse de cognition accélérée”, et sont bien sûr heureux dans tous les sens du terme. Bref, ils méritent d’être au coeur du “projet
sur les personnes extraordinaires”, des “gens très au-dessus de la moyenne (en un sens non intellectuel)”, des “sujets capables d’excellence dans toute une gamme d’admirables qualités humaines” (Goleman, 2003: 31-72). Il est possible, précisent les scientiiques, de parvenir à ces résultats “extraordinaires” au moyen d’un “entraînement de l’esprit” spéciique appelé “méditation” ou “mindfulness”, même lorsque l’on est occidental, en raison de la plasticité du cerveau. L’objectif de cet entraînement est de fonder un homme nouveau sur le modèle de la “culture tibétaine”, c’està- dire un individu capable de se débarrasser de ses “pensées et émotions négatives”
pour en engendrer de plus “positives” et atteindre ainsi le “bonheur durable”. L’entraînement
en question permet l’obtention de capacités physiologiques et mentales “extraordinaires” qualiiées de “siddhis” par les scientiiques12. Ces capacités expliqueraient scientiiquement la supériorité spirituelle des Tibétains..Goleman, 2003: 226. Siddhi signiie en sanscrit “accomplissement”, “perfection” ou “succès”. Il désigne plus particulièrement les pouvoirs magiques atteints par les pratiquants du yoga (hindouistes et bouddhistes), notamment le fait de marcher sur l’eau, de voler dans les airs, de traverser les murs,
etc.

Conclusion
Le bouddhisme est traité par de nombreux intellectuels occidentaux – notamment
les plus médiatisés – comme un prétexte à la remise en cause des conceptions occidentales de la science. Le bouddhisme n’est pas décrit pour lui-même, mais pour ce qu’il est censé apporter à la pensée occidentale, dont on condamne le caractère obstinémentmatérialiste.

Curieusement, cette nostalgie de la métaphysique passe la plupart du temps inaperçue, quand elle n’est pas louée dans des magazines consacrés aux bienfaits scientiiquement prouvés de la “méditation”. Elle n’est jamais considérée comme un échec ou un manquement à la rationalité moderne, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’autres théories pseudo-scientiiques d’origine religieuse (l’intelligent design, par exemple). Il semble ainsi légitime que des instituts de recherche “scientiiques” cherchent à prouver les pouvoirs magiques des Tibétains dans une perspective évolutionniste. Que faut-il en déduire? D’abord, que le cadre d’interprétation
majoritaire du bouddhisme en Occident n’a pas évolué depuis les écrits de
Madame Blavatsky et de Sinnett: lorsque l’on parle de “bouddhisme”, on parle en
réalité très souvent de bouddhisme ésotérique, renvoyant par là aux représentations
du monde occultistes typiques du XIXe siècle européen plutôt qu’aux conceptions
asiatiques. Ensuite, que les écrits d’intellectuels occidentaux porte-parole du bouddhisme – dont Frédéric Lenoir, Matthieu Ricard et Raphaël Liogier ne sont que des exemples locaux – condamnent à l’échec le “dialogue Orient-Occident” qu’ils disent pourtant appeler de leurs voeux. En efet, ces auteurs oeuvrent à la persistance d’une dommageable confusion plutôt qu’ils ne contribuent à la dissiper.
Il est tentant de penser que cette vision théosophique du bouddhisme n’est l’apanage
que de quelques érudits occidentaux, à l’inluence relativement limitée. L’on
pourrait en efet supposer que la multiplication des “centres du dharma” en Europe
et aux Etats-Unis, la diversiication de l’ofre religieuse et la présence accrue d’enseignants bouddhistes d’origine asiatique amorcent le déclin progressif de l’héritage théosophique. Or, les études de terrain tendent à prouver l’inverse. Il ressort des enquêtes menées par Cécile Campergue et moi-même, que non seulement les disciples,mais parfois également les enseignants (Chögyam Trungpa et Sogyal Rinpoché notamment) ont recours au vocabulaire, au langage, à la symbolique et aux
modes d’initiation théosophiques. Ainsi parlent-ils souvent d’“énergie”, de “vibrations”,
de “corps subtils”, d’“omniscience” des “grands maîtres”, de “télépathie”,
d’“archétypes”, de “niveaux de conscience”, etc. Ces expressions recouvrent parfois
les notions tibétaines, renvoyant ainsi à une réalité ou à une croyance commune aux
deux cultures, permettant alors le dialogue entre les deux populations. Néanmoins,
comme je l’ai indiqué dans un autre article ainsi que dans ma thèse, le malentendu
fréquent sur les termes utilisés, tout en rendant possible l’interaction entre maîtres et
disciples, engendre souvent aussi des conflits . Quoi qu’il en soit, bien qu’elle ne soit
pas toujours discernable à première vue, l’influence de la théosophie sur les milieux
bouddhistes occidentaux est encore bien réelle et permet un dialogue plus ou moins
fructueux entre Occidentaux et enseignants venus d’Asie. Il existe probablement des
exemples qui démentiraient la persistance de l’ésotérisme occidental et indiqueraient
l’émergence d’une autre forme de bouddhisme occidentalisé. Ces cas attendent leur
ethnographe.

source :

Marion DAPSANCE
Columbia University, New York