Rencontre avec Jean-Étienne de Linares, son délégué général.
On l’appelle « blanche » ou « propre ». Pourtant, la torture psychologique est tout autant effrayante et dévastatrice pour les victimes que les mauvais traitements physiques classiques, et pareillement condamnée dans les textes internationaux. Phénomène encore méconnu du grand public, cet aspect de la torture est au cœur du dernier rapport annuel 2014, « Un monde tortionnaire », de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat).
Cette ONG publie depuis quatre ans un panorama des pays qui pratiquent la torture dans le monde, soit la moitié de la planète. Chaque année, le rapport passe au crible une vingtaine de pays différents.
Recours à des techniques de privations sensorielles
« Si nous avons choisi de braquer les projecteurs cette année sur ce sujet, ce n’est pas parce que nous avons découvert ce type de pratique, qui existe depuis longtemps, mais parce que nous nous sommes rendu compte que l’opinion publique méconnaissait profondément ces sévices, au point de ne pas les assimiler à de la torture », explique Jean-Étienne de Linares, délégué général de l’Acat et auteur du chapitre consacré à la torture psychologique.
La frontière avec les sévices classiques est faible. Les bourreaux qui utilisent la torture psychologique ne frappent pas les corps des victimes. Ils ont recours à des techniques de privations sensorielles, de positions de stress, de simulacres d’exécutions, d’humiliations sexuelles et culturelles. Le rapport évoque des expositions à des températures extrêmes au Soudan, des obligations de rester assis sur une chaise sans autorisation de se lever pour faire ses besoins en Birmanie, de la diffusion prolongée de musique à très haut volume au sultanat d’Oman, de menaces de mort envers des membres de la famille au Mexique… « Il s’agit d’une torture qui ne dit pas son nom », constate Jean-Étienne de Linares.
La pratique la plus répandue est l’isolement prolongé. La palme revient aux États-Unis, qui maintiennent, dans les prisons de haute sécurité Supermax, des dizaines de milliers de personnes dans des cellules exiguës, sans fenêtre, de 3 mètres sur 2, pendant vingt-trois heures par jour. Selon Juan Mendez, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, l’isolement absolu peut être qualifié de torture s’il dépasse quinze jours. « Pour les États les plus répressifs, la torture psychologique permet de disposer de moyens supplémentaires pour faire souffrir ceux qu’ils veulent réprimer. Pour les États démocratiques, la torture psychologique a deux objectifs : se prémunir d’actions judiciaires – absence de marques, de blessures, de plaies, d’hématomes, de cicatrices – et justifier devant leur opinion publique le recours à des mesures extrêmes censées assurer sa sécurité », analyse Jean-Étienne de Linares. Cela permet également de recruter plus facilement des volontaires pour faire office de bourreaux. Le sentiment d’horreur n’est pas le même. Difficile de croire, en effet, qu’avoir de la musique à fond dans les oreilles est autant dévastateur que de recevoir des coups.
« Pourtant, on se remet plutôt moins bien de la torture psychologique que de la torture physique », raconte le responsable de l’Acat. Les séquelles sont graves. Les victimes sont épuisées, dépressives, suicidaires. Elles n’arrivent pas à dormir, souffrent de paranoïa. Elles ont des pertes de mémoire et d’estime de soi. « Apparemment inoffensives, les tortures psychologiques semblent moins destructrices, moins moyenâgeuses que les coups, les électrocutions ou les brûlures, résume Jean-Étienne de Linares. Mais ces pratiques ravagent les esprits, brisent l’identité des victimes et doivent être condamnées aussi fermement que les sévices qui portent atteinte à l’intégrité physique des personnes. »
Rien n’a changé en Tunisie Parallèlement à la sortie de son rapport annuel sur la torture dans le monde, l’Acat a publié, avec l’association suisse Trial, un document accablant sur la Tunisie, à l’occasion des trois ans de la chute du dictateur Ben Ali. Intitulé « Justice en Tunisie : un printemps inachevé », cette enquête dresse, à travers l’étude de cas de dix victimes, un bilan négatif de la lutte contre l’impunité en matière de torture. « Trois ans après, le bilan est sans appel. La torture et les mauvais traitements continuent d’être pratiqués par les forces de sécurité à une large échelle, encouragés par une impunité quasiment généralisée. Aucune victime de torture n’a véritablement obtenu justice », dénonce l’Acat.
l’Humanité du 3 février 2014 pDamien Roustel