De nombreux sites et influenceurs sur Instagram et YouTube déclarent sur les réseaux sociaux faire le boycott des marques Weleda et Dr Hauschka. La raison ? L’anthroposophie. On vous explique.
« Weleda est une bonne marque, mais personnellement je la boycotte », « Je boycotte également Weleda et Dr Hauschka depuis que je le sais »… Avez-vous remarqué que ces phrases reviennent régulièrement sur les sites et comptes Instagram beauté/bien-être, ainsi que dans les commentaires ? Pourquoi ? A cause de l’anthroposophie.
Nature, karma, hiérarchies spirituelles et réincarnation
L’anthroposophie est née dans l’esprit de Rudolf Steiner (1861-1925), en Autriche. La première trace de la Société anthroposophique remonte à février 1913. Si on regarde rapidement, on voit des notions de rythmes de la nature, de refus de produits « non naturels », de lien entre l’homme et son environnement. Mais il suffit de s’y attarder un peu plus pour découvrir bien d’autres principes.
Pour Steiner, « le monde matériel est une manifestation visible du spirituel qui lui est antérieur. Le but de toute la création est le développement du Moi humain ». La nature de la réalité reposerait sur l’esprit : « Derrière cette fleur, avant cette fleur, il y a eu l’idée de la fleur », expliquait au Monde Diplomatique Jean-Michel Florin, alors directeur de la section d’agriculture.
L’anthroposophie comprend les notions de karma, de « hiérarchies spirituelles » et de réincarnation, mais aussi de « Christ cosmique ». Pour Steiner, « Mars serait une planète liquide, la Terre un crâne géant, la Lune un amas de corne vitrifiée, et tricoter donnerait de bonnes dents ; les îles et les continents flotteraient sur la mer, maintenus en place par la force des étoiles ; les planètes auraient une âme ; les minéraux proviendraient des plantes ; les êtres clairvoyants pourraient détecter les athées, car ils seraient forcément malades ; initialement immobile, la Terre aurait été mise en rotation par le ‘je’ humain », décrit par exemple Le Monde Diplomatique.
Un paradoxe tentaculaire
Le problème est complexe et paradoxal. Car l’anthroposophie est comme un arbre : des branches se sont développées depuis son tronc et des graines ont germé à côté. Ainsi les mouvements bio, les Amap, les boutiques bio, la biodynamie, le New Age… sont tous dérivés de cette doctrine.
L’anthroposophie est tentaculaire. Weleda revendique d’avoir été co-créé par Steiner, en 1920. De même pour Dr Hauschka. Les deux compagnies mettent en avant le « rythme » de la nature.
Des banques sont également officiellement anthroposophiques, comme GLS et Triodos. La Nef, souvent citée, a clarifié ses liens : « La Nef, comme d’autres banques éthiques en Europe (Triodos, GLS), a été fondée par des personnes inspirées par la pensée économique et sociale de Rudolf Steiner (…) Dès que la Nef a commencé à se développer (elle est passée de 700 sociétaires en 1988 à plus de 41 000 en 2021), des partenaires ont rejoint la Nef. Ils ne faisaient aucunement partie du milieu de l’anthroposophie. C’est avec ces personnes, devenues majoritaires, que s’est formée petit à petit l’identité propre de la Nef. »
Les vaccins gênent le « processus karmique de réincarnation »
Aujourd’hui, l’anthroposophie peut se diviser en trois grandes branches : la médecine anthroposophique, l’agriculture et l’enseignement.
La médecine anthroposophique est considérée comme pseudo-science. Les maladies sont « envoyées par des dieux » pour « vaincre nos péchés » dans « le cadre de la réincarnation ». C’est pourquoi l’anthroposophie est vent debout contre les vaccins, car ils empêchent une maladie « que vous deviez avoir dans cette vie » et, de fait, gênent le « processus karmique de réincarnation ».
Pour beaucoup de choses, Steiner se fondait sur son intuition et ses « visions » plutôt que sur la science. Ainsi le cancer, dérèglement de « forces éthériques », se soignerait avec de l’extrait de gui blanc, fabriqué sous le nom Iscalor par Weleda (en 2020, 21% de ses ventes étaient des « produits pharmaceutiques », soit 90 877 euros net sur des ventes globales à 424 059 euros).
Dans un reportage sur France 2, Anne-Claire raconte son expérience. Atteinte de leucémie inconnue, « désespérée », elle se tourne vers un « médecin anthroposophe » qui lui « prescrit » des ampoules d’extrait de gui à s’injecter sous la peau et des compléments. « Jusqu’à 1200 euros par mois », affirme-t-elle. « On m’a fait rêver sur quelque chose de grave, en me disant que ça traitait toutes les leucémies. Que j’avais une possibilité de m’en sortir. Qui n’y aurait pas cru ? » Soignée grâce à la médecine, elle ne pardonne pas.
L’anthroposophie se défend devant les tribunaux
En 2012, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) avait classé la doctrine parmi celles « à risques sectaires ». En 2018, l’organisation principale des médecins anthroposophes de France obtenait du tribunal administratif de Paris 2000 euros de préjudice moral et l’obligation à la Miviludes de la retirer du classement. Pour le tribunal, la mission anti-sectes n’a pas démontré que cette médecine remplissait « tous les critères de dangerosité ».
Cependant, en 2021, le tribunal de Strasbourg a condamné les médecins anthroposophes, qui portaient plainte contre Grégoire Perra – ancien anthroposophe et auteur du blog La Vérité sur les écoles Steiner-Waldorf et l’anthroposophie -, à 25 000 euros de dommages et intérêts.
La biodynamie créée par Steiner
L’agriculture est également importante pour la doctrine. Dès 1924, Steiner développe des « cours aux agriculteurs ». Face à l’arrivée des engrais chimiques, il privilégie la « fertilisation biologique ».
La biodynamie -à ne pas confondre avec l’agriculture bio ou raisonnée- doit son appellation à l’organisation de rituels ésotériques dans les champs, chargés de « dynamiser spirituellement les sols, les plantes et l’univers » par des méditations, une liturgie et des accessoires qui seraient dotés de pouvoirs surnaturels, notamment des « bouses de corne » ou des vessies de cerf. Le tout selon un calendrier cosmique.
L’anthroposophie est également derrière le label Demeter, certifiant les produits biodynamiques.
Anthroposophie, nazisme et racisme
L’anthroposophie ne s’en vante pas, mais elle a collaboré activement avec les nazis. Ceci découle des doctrines raciales de Steiner : l’humanité évolue selon une hiérarchie. Les différents groupes représentent des stades différents de l’évolution de la conscience et des aptitudes humaines. Sans surprise, des blancs (type aryen seulement) sont le groupe dominant. Il y a donc des sous-groupes, qui n’ont pas « progressé », par exemple les Chinois ou les noirs. En 1910, Steiner lance : « L’effroyable brutalité culturelle que fut la transplantation des noirs vers l’Europe fait reculer le peuple français en tant que race. »
Steiner est décédé en 1925, mais parmi les nazis qui s’intéressaient ouvertement à sa doctrine, on compte Hess ou encore Himmler. Cette notion de « hiérarchie des races » explique le fait que Weleda a été très sollicitée par le régime de Hitler. Notamment pour du « matériel naturopathe » pour torturer des prisonniers dans les camps de Dachau. Weleda affirme ignorer alors la façon dont sont utilisés leurs produits. Le laboratoire a signé de nombreux contrats avec les nazis.
Des écoles qui posent question
Mais le problème actuel se situe surtout avec les écoles Steiner. La formation se fait par cycles de 7 ans. Les classes ne changent pas au fil des ans. Créées en 1919, il en existe aujourd’hui plus de 1000 dans le monde, dont une vingtaine en France. Même si elles affirment ne pas enseigner l’anthroposophie, les méthodes d’enseignement et certains « cours », proches plutôt de « rituels », et le manque d’informations données aux parents sont dénoncés.
Parmi les missions pédagogiques, on peut lire : « former des individus capables, en eux-mêmes et par eux-mêmes, de donner un sens à leur vie, des individus libres », ou encore « éduquer l’enfant tout entier ‘tête, cœur et mains’ à partir d’une compréhension ésotérique de l’être humain en développement ».
De nombreux témoignages évoquent des manques, notamment de protection (« s’ils se blessent, c’est qu’ils devaient se blesser »), des rites (allumer une bougie le matin et lire un poème de Steiner) et de la ségrégation (les enfants roux et non-blancs seraient moins bien traités). De plus, la doctrine étant contre la vaccination, les écoles sont régulièrement signalées pour leurs taux très bas d’enfants vaccinés.
Parmi les témoignages d’un documentaire sur Arte, celui d’une mère d’un enfant d’alors 3 ans, qui lui a dit : « Maman je dois arrêter de t’aimer pour m’aider tout seul. »
« Les écoles Steiner Waldorf suscitent des interrogations » pour la Miviludes
En 2019, au Royaume-Uni, l’Ofsted (Office for Standards in Education, Children’s Services and Skills, sorte d’inspection du ministère de l’Éducation) a déclaré trois des quatre écoles inspectées comme « inadéquates » : enfants mal protégés, harcèlement, manque d’aide pour certains enfants ainsi que ceux en situation de handicap. En 2021, une école a même été fermée.
En juillet 2021, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) publie son rapport d’activité 2018-2020. On peut y lire, page 79 : « L’Anthroposophie, inspirée des théories spiritualistes de Rudolf Steiner, continue de susciter de nombreuses interrogations (37 saisines en 2020). Le mouvement se décline dans plusieurs domaines : médecine anthroposophique, école Steiner Waldorf, produits cosmétiques bio Weleda, agriculture biodynamique, financement coopératif NEF. Ce sont principalement les écoles Steiner Waldorf qui suscitent des interrogations (26 demandes en 2020). »
« Il ne faut ni idéaliser ni diaboliser »
Mais peut-on pour autant balayer le bio, la biodynamie moderne et autres magasins et Amap ? Appeler à un boycott général de Weleda ou de Dr Hauschka, comme cela a pu être fait pour d’autres marques, semble difficile dans ce contexte.
Pour le Cercle laïque de prévention du sectarisme, « la difficulté principale lorsqu’on traite des institutions nées de l’anthroposophie en exerçant son esprit critique, c’est que, tel Janus, le dieu à deux têtes, les associations et organismes sont séduisants, souvent à juste titre, et il semble difficile de ne pas les cautionner. Les aspects moins reluisants qu’il est parfois difficile de détecter ne doivent pas occulter les projets plus porteurs et vice-versa. Il ne faut ni idéaliser ni diaboliser. »
En tout cas, comme le soulignent nombre de commentaires d’internautes, « il est important d’être un consommateur informé ».
Contactée à deux reprises, la marque la plus critiquée, Weleda, n’a pas répondu à nos sollicitations.
«Quelqu’un qui suit ces principes se dit qu’il fait mieux que les autres»
Romy Sauvayre, sociologue des sciences et des croyances à l’Université Clermont Auvergne et au CNRS, autrice de Croire à l’incroyable (PUF), répond à nos questions.
Comment expliquer qu’un groupe aussi développé que l’anthroposophie soit méconnu du grand public ?
« C’est le mécanisme de diffusion des croyances. De proche en proche. Un ami d’ami connaît une école et dit que c’est génial. Et la biodynamie, c’est mieux pour la planète. On a souvent des arguments qui correspondent tout à fait à l’intérêt général des citoyens à un instant T. En ce moment, c’est la vaccination, le bio. Les groupes évoluent et s’adaptent à la société. On a des doctrines qui vont avoir des notions assez élitistes. »
C’est-à-dire ?
« Quelqu’un qui suit ces principes se dit qu’il fait mieux que les autres. On a l’impression d’être tombé sur quelque chose de précieux, d’unique. Le monde ne le sait pas, mais nous, oui. Et ce secret, on ne va le diffuser qu’à nos proches les plus méritants. C’est l’un des mécanismes de diffusion ».
Comment comprendre ces différentes perceptions de la doctrine ?
« Dans les mouvements marginaux, on a plusieurs strates : la première est totalement respectable, avec des idées auxquelles tout le monde peut adhérer. Comme le bio et manger sainement. Et puis on a d’autres strates que l’adepte découvre au fur et à mesure. C’est là que s’implémentent des parties plus ésotériques et des idées qui peuvent placer progressivement cet adepte en marge de la société. Or plus l’adepte est éloigné de la société, plus la situation est possiblement problématique. Surtout si cela l’amène à rompre avec sa famille, son travail, ou à vivre en marge de la société… »
Droit de réponse de la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France
La Fédération pédagogie Steiner Waldorf en France est une institution tout à fait indépendante d’autres institutions s’inspirant de l’anthroposophie. C’est pourquoi nous limiterons volontairement ici nos propos à la dimension pédagogique qui nous concerne.
Nous rappelons qu’il existe de multiples études universitaires réalisées dans le monde, de nombreux témoignages d’anciens élèves et d’anciens parents qui viennent communément souligner que l’anthroposophie n’est pas enseignée dans nos établissements. Aussi, des spécialistes de l’éducation comme par exemple Andreas Schleicher, ancien élève aujourd’hui directeur de l’éducation de l’OCDE et créateur du classement PISA ou Heiner Ulrich, spécialiste reconnu et par ailleurs critique de la pédagogie Waldorf, ont affirmé cet état de fait.
La pédagogie Steiner Waldorf fait partie de ces méthodes d’enseignement dites « alternatives », qui veille naturellement à se conformer aux attendus du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, mais se distingue notamment par le fait que les enseignements proposés le sont dans le respect d’un rythme d’apprentissage qui est propre aux établissements Waldorf. Par ailleurs, au côté des disciplines traditionnelles se côtoient un grand nombre d’activités artistiques, artisanales, techniques, dans le quotidien de chaque élève, ou sous forme de projets qui viennent rythmer le déroulement de l’année. Derrière cette richesse d’expériences, un principe éducatif fondamental : « Savoir, savoir-être et savoir-faire ».
Concernant les allégations selon lesquelles les établissements n’informeraient pas en toute transparence les parents et la nature de certains cours qui s’apparenteraient plus à des rituels, nous tenons à préciser que la question du rituel est un outil pédagogique très utilisé et valorisé, y compris au sein de [‘Éducation nationale. Ainsi peut-on trouver par exemple sur l’espace numérique de l’éducation en Bretagne, site conçu en partenariat avec l’Académie de Rennes, une « banque de rituels » que les enseignants sont invités à mettre en œuvre, énonçant que les avantages de ces rituels sont les suivants :
« – Proposés en début de séance, les rituels facilitent la gestion de début de séance afin de mettre efficacement la classe en activité.
. Selon la mise en forme choisie (diapositives, questions orales), les rituels peuvent permettre de dynamiser le cours du professeur, de motiver les élèves et de stimuler leur concentration.
. Les rituels favorisent le raisonnement en minimisant /’obstacle du formalisme.
.Les rituels développent les images mentales et permettent un ancrage dans le temps des notions développées. »
Dès lors, il est acquis que les rituels ne relèvent pas simplement d’un certain mysticisme tel que cela est suggéré dans l’article, mais présentent des avantages d’un point de vue pédagogique en ce qu’ils permettent de favoriser l’entrée dans le travail et l’apprentissage par la répétition courte et régulière.
En outre, les établissements Steiner-Waldorf et la Fédération proposent sur le site de la Fédération de nombreux articles explicitant les fondements de la pédagogie et le déroulé des cours, l’importance accordée aux fêtes etc. ainsi que de nombreux témoignages d’anciens élèves, site qu’il aurait convenu à minima de consulter, et de préférer à un site canadien, semblant constituer l’unique source sur laquelle « la Rédaction » s’est basée pour appréhender la pédagogie Steiner Waldorf.
Concernant les témoignages et les accusations portées dont il est fait état dans l’article : Nous affirmons haut et fort que la violence n’a pas sa place dans un établissement Steiner Waldorf. Comme toutes les institutions éducatives, les établissement Steiner Waldorf sont en effet appelés à trouver des réponses adaptées à ce problème de société qui ne les épargnent pas. Elles y travaillent en permanence et les équipes pédagogiques sont de plus en plus formées sur les questions de harcèlement et de violence à l’école. Les établissements Steiner Waldorf travaillent pour ce faire main dans la main avec les services compétents et les autorités de tutelle.
Concernant plus particulièrement la question de la vaccination qui a beaucoup occupé les esprits ces derniers temps, les établissements Steiner-Waldorf respectent la loi concernant l’obligation vaccinale et il n’y a aucune prise de position en termes de santé publique de la part de nos établissements.
Enfin, s’il est exact que la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) est vigilante quant aux établissements Steiner Waldorf en France depuis la fin des années 1990, il aurait été également indispensable de préciser que, jusqu’à maintenant, la Miviludes n’a jamais constaté de » dérive sectaire», Même constat du côté des inspections de l’Education nationale, non évoquées dans l’article.
Au Royaume Uni, précisons que l’Ofsted, qui est un organisme indépendant mandaté par l’Etat pour inspecter les écoles hors contrats, a complètement modifié son système d’évaluation, ce qui a conduit plusieurs écoles privées à faire le choix de fermer devant la somme de modifications nécessaires pour se maintenir ouverts. Aucune école Waldorf n’a été fermée par l’Ofsted. Depuis 2019-2020, il est dommage de ne pas citer tous les rapports extrêmement positifs de l’Ofsted concernant les écoles Waldorf.
Pour finir, nous souhaiterons préciser que, tout comme les sciences de l’éducation ou la psychologie cognitive ne sont pas enseignées à des élèves dans un système pédagogique classique, l’anthroposophie n’est pas enseignée aux enfants des établissements Steiner Waldorf. Elle est une démarche de travail réservée aux pédagogues pour les aider à développer une action pédagogique créative qui soit la plus pertinente possible. Cela signifie que les propositions pédagogiques élaborées par Rudolf Steiner au début du XXème siècle ne sont pas considérées par les pédagogues comme une religion ou un dogme auquel il conviendrait d’adhérer en abandonnant tout esprit critique, mais constituent autant de propositions de pratiques concrètes (rythme d’enseignement, diversité des contenus pédagogiques etc.) dont les pédagogues vérifient naturellement la pertinence.
source : Par 19 juin 2022
–https://www.leprogres.fr/magazine-lifestyle/2022/06/19/appel-au-boycott-de-weleda-et-dr-hauschka-pourquoi-l-anthroposophie-derange