Enquête« Rudolf Steiner, penseur alternatif » (5/5). Le philosophe autrichien a conçu plusieurs bâtiments en Suisse, dont l’imposant Goetheanum, siège de la Société anthroposophique. Il voulait des lieux exprimant l’humain dans sa profondeur.

Au sommet de la colline de Dornach (Suisse), à quelques encablures de la belle ville de Bâle, un temple de béton au volume imposant et aux reliefs étranges, doux et irréguliers comme les montagnes suisses alentour, domine le paysage. C’est le Goetheanum, siège de la Société anthroposophique générale, qui abrite ses bureaux ainsi qu’une grande salle de spectacle. Son architecture étonnante a inspiré celle des maisons à proximité qui se distinguent par leurs menuiseries sculptées, leurs toits aux reliefs mous comme des montres de Dali, leurs fenêtres arrondies ou taillées en biseau – jamais carrées en tout cas.

Les premières maisons ont poussé là au début du XXe siècle, quand un certain Emil Grosheintz, dentiste de profession, a offert le terrain à l’Autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), le fondateur de l’anthroposophie – une « science de l’occulte » embrassant l’ensemble des activités humaines et visant, par la connaissance et la spiritualité, à unifier l’être humain et l’univers.

C’est au centre de Munich, où il fonda le mouvement, qu’il comptait s’implanter au départ, mais son projet s’est enlisé et l’option suisse, en 1913, lui a paru providentielle. Steiner s’est installé à Dornach avec sa femme Marie, dans une maison au pied de la colline où il vécut jusqu’aux derniers mois de sa vie. Sa maladie le força alors à prendre ses quartiers dans son atelier, juste à côté du Goetheanum, pour continuer à travailler.

Impact de la matière sur l’activité de l’âme

Steiner a étudié le design à l’université technique de Vienne, mais jamais l’architecture. Comme tant d’activités qu’il a pratiquées, il l’exerçait en autodidacte – assisté d’ingénieurs et d’architectes qui dessinaient les plans. Sur les 180 maisons et petits équipements qui se sont implantés depuis son arrivée sur la verdoyante colline, Steiner en a conçu onze. Onze satellites du Goetheanum qui sont autant de prototypes, tous aujourd’hui classés – sauf un qui a brûlé –, auxquels il faut en ajouter deux autres situés dans la commune voisine d’Arlesheim. Ces bâtiments ont, en outre, servi au fondateur de l’anthroposophie à poser les bases d’une philosophie de l’architecture inspirée de sa pensée globale : l’idée que la matière a un impact direct sur l’activité de l’âme.

Cette science de l’esprit qui passionnait à l’époque des artistes comme Vassily Kandinsky, Piet Mondrian ou Hilma af Klint postule l’existence d’une réalité spirituelle tout aussi objective que la réalité matérielle, accessible à la connaissance par la méditation. Le chemin initiatique imaginé par Steiner allie théorie et pratique, et les spectacles donnés au Goetheanum ont la même vocation que les dessins à la craie qu’il trace pendant ses conférences : donner à ressentir physiquement l’expérience.

L’eurythmie, cet art du mouvement tournoyant élaboré avec Marie Steiner, donnait une impulsion hypnotique aux mises en scènes de théâtre. Steiner lui-même a écrit beaucoup de pièces, mais il s’en jouait d’autres aussi, des adaptations fleuve du Faust de Goethe notamment, longues de vingt heures parfois, qui ont contribué à asseoir la réputation du Goethenanum auprès d’un large public.

Rudolf Steiner pensait que l’architecture avait un rôle à jouer dans la résistance au déclin culturel de son époque. En réaction à ce qu’il appelait « l’architecture de grand magasin », symptôme d’une ère industrielle asséchée par un « matérialisme vide de sens », il appelait à inventer un style susceptible d’exprimer l’humain dans sa profondeur.

Vaisseau amiral

Le Goetheanum, qui trône aujourd’hui au sommet de la colline, n’est pas le premier du nom. Construit entre 1924 et 1928, il a remplacé un édifice splendide, imbrication de deux cylindres de bois, chacun coiffé d’une coupole. Conçu par Steiner, ce premier Goetheanum fut ravagé par un incendie, dont l’origine n’a jamais été déterminée, dans la nuit du 31 décembre 1922 au 1er janvier 1923.

Le Goetheanum doit son nom à Goethe, qui fut pour cet autodidacte qu’était Rudolf Steiner un maître à penser et un modèle d’homme universel – le poète et dramaturge allemand était également botaniste, scientifique, critique d’art et homme politique.

Ouvert sept jours sur sept, le site se visite gratuitement, comme sont gratuites les expositions qui s’y tiennent (actuellement, les peintures de l’artiste suisse Heikedine Günther), et tout le parc où les gens de la région viennent se promener le week-end. La grande salle (1 000 places) se visite aussi quand elle n’est pas occupée par de nombreux congrès et colloques ou par des spectacles (nouvelle mise en scène de Faust par Andrea Pfaehler, longue de neuf heures seulement, jusqu’à la fin juillet).

Ces activités servent à financer le lieu, et plus généralement le fonctionnement de la Société anthroposophique. Elles contribuent au budget avec les cotisations des membres et les dons (l’entreprise de cosmétiques Weleda, celle de biodynamie Demeter, l’une fondée par Steiner et l’autre s’inspirant de ses préceptes, comptent parmi les plus généreux donateurs).

La Société anthroposophique possède en outre une quarantaine de maisons sur la colline de Dornach, où elle loge les sections du Goetheanum qui ne sont pas dans le vaisseau amiral (jeunesse, sciences de la nature, mathématiques et astronomie, belles lettres, sciences sociales, arts plastiques, médecine), ainsi que certains de ses employés et leurs familles. Les archives de Rudolf Steiner, elles, sont indépendantes – selon le vœu de Marie Steiner –, installées dans la maison du docteur Grosheintz et en accès libre au public.

Créature fantastique

Steiner est mort trop tôt (le 30 mars 1925) pour superviser la construction du Goetheanum actuel. Une équipe, dirigée par l’architecte Ernst Aisenpreis, s’est inspirée des nombreuses esquisses et maquettes laissées par le philosophe. Le bâtiment semble avoir été modelé comme de la glaise, d’un seul bloc, posé sur un vaste socle qui abrite le rez-de-chaussée, lui-même percé d’une entrée toute prête à vous engloutir, alors que la partie haute a l’allure d’une créature fantastique, à la fois menaçante et protectrice.

Avec sa silhouette épaisse percée d’ouvertures de toutes tailles, sculptée de volumes convexes et concaves qui s’élancent comme des plantes gorgées de sève et paraissent s’engendrer mutuellement comme un ruban de Möbius, cette partie haute fait penser par bien des aspects aux bâtiments conçus à Barcelone par le Catalan Antoni Gaudi.

Steiner et Gaudi ne se connaissaient pas, mais l’un comme l’autre voulaient rompre avec l’esthétique industrielle de leur temps et apprendre de la nature. « Ils apportent des réponses différentes mais revendiquent, au même titre que Frank Lloyd Wright aux Etats-Unis, le terme d’architecture organique », explique Pieter van der Ree.

Professeur d’architecture et membre de l’équipe de direction de la section des arts plastiques du Goetheanum, auteur d’un livre sur le bâtiment Formen schaffen als Ausdruck inneren Lebens (« Créer des formes comme expression de la vie intérieure », 2009, non traduit), cet architecte néerlandais précise que « Steiner veut une architecture qui puisse soutenir la vie, et notamment la vie sociale. Son approche pour y arriver est avant tout sculpturale. A la fin de sa vie, il l’enrichira par une pensée du paysage ».

Pour l’intérieur du bâtiment, les architectes ont dû improviser à partir des écrits du maître – un livre réunissant les traductions anglaises de cinq de ses conférences, Ways to a New Style in Architecture (« Chemins vers un nouveau style en architecture », 1927). Ce dernier appliquait à l’architecture le concept de métamorphose développé par Goethe dans La Métamorphose des plantes, qui décrit la nature comme un flux de mouvement en transformation permanente. Pour Steiner, l’intérieur et l’extérieur d’un bâtiment sont deux expressions d’une même réalité métamorphique : l’une doit pouvoir se déduire de l’autre.

Une fois passé l’entrée, le visiteur est plongé dans un monde parallèle, quelque part entre le château de La Belle et la Bête et la grotte d’un troll scandinave. Les murs épais comme des montagnes l’isolent du tumulte du monde, la température est parfaite, l’acoustique impeccablement mate. La lumière du jour filtre dans la pénombre par des petites fenêtres latérales, les angles droits sont rares et les volumes grandioses, taillés dans le béton brut, rehaussés de luxueuses boiseries sculptées.

« Architecture chorégraphiée »

On accède à la salle de spectacle par un grand escalier, délire sculptural néogothique tout en torsion qui inspira à l’urbaniste et essayiste Paul Virilio la formule d’« architecture chorégraphiée » dans le catalogue de l’exposition « Rudolf Steiner. L’alchimie du quotidien » (2012), au Vitra Design Museum, à Weil-am-Rhein, en Allemagne.

Un premier palier donne accès d’un côté à un large couloir où de splendides portes en bois se découpent sur des murs roses, de l’autre à un grand vitrail qui ouvre sur une non moins grande terrasse enroulée autour du bâtiment. La lumière s’engouffre sans retenue, comme elle le fait à l’étage du dessus où se trouve la grande salle, point d’orgue de l’édifice. Une antichambre la protège, coiffée d’un triptyque de vitraux rouges dessinés par Steiner, qui évoque, dans des paysages romantiques de falaises, les différents états de l’âme humaine, de l’angoisse à l’illumination.

Rescapés de l’incendie du premier Goetheanum, ces vitraux font partie de l’architecture au même titre que les meubles et luminaires que ce démiurge dessinait, tout comme les œuvres d’art aux murs et les pièces de théâtre jouées sur scène. Le bâtiment, pour Steiner, est un corps vivant et ses éléments des organes reliés entre eux. Cela n’empêche pas de l’envisager comme la matérialisation de la quête spirituelle – de l’ombre à la lumière – qui est au cœur de l’anthroposophie.

Les options prises pour l’intérieur ne font pas l’unanimité. De nombreux anthroposophes pointent la contradiction entre l’approche organique de Steiner et le choix fait par ses disciples d’intégrer des éléments sauvés des flammes du premier Goetheanum – le triptyque de vitraux rouges, les sept colonnes de la grande salle, une spectaculaire statue de 9 mètres… Le premier Goetheanum relevait, de fait, d’une esthétique très différente. Edifié entre 1913 et 1919, il incarnait la première période architecturale de Steiner, tout en rondeurs, résonnant avec l’Art nouveau, le Jugendstil, les Arts and Crafts, ces mouvements nés dans l’Europe de la fin du XIXe siècle en réaction aux excès de l’industrialisation.

Au risque du kitsch

La maison des vitraux (Glashaus, 1914) en est un bel exemple. Ce pavillon bardé de tuiles de bois dentelées, coiffé d’une grande coupole et sculpté d’ouvertures en forme de larmes, rappelle l’architecture du premier Goethenanum – mais aussi celle du Pavillon de verre de l’architecte Bruno Taut (Cologne, Allemagne, 1914). L’année suivante, Rudolf Steiner construit la chaufferie, son premier bâtiment en béton, matériau dont la ductilité lui semblait répondre beaucoup mieux que le bois à sa vision de l’architecture. Cherchant à exprimer matériellement sa fonction, il l’a sculptée, au risque du kitsch, comme un poêle dont des flammes s’échappent du tuyau.

Après la première guerre mondiale, Steiner casse les angles, dramatise ses effets, sans pour autant céder à « la tyrannie de l’orthogonalité »

Après la première guerre mondiale, Steiner délaisse la courbe pour embrasser une géométrie cubiste qui le rattache à l’expressionnisme, à l’école allemande du Bauhaus première période, à la tour Einstein d’Erich Mendelsohn (Potsdam, Allemagne, 1921)… Il casse les angles, dramatise ses effets, sans pour autant céder à « la tyrannie de l’orthogonalité ». En témoigne la maison du sculpteur néerlandais Jacques de Jaager (1921), avec ses façades aveugles et sa verrière en toiture, pensées pour offrir des conditions de travail idéales au commanditaire, ou le nouveau transformateur électrique (1921), tourelle de béton dont s’extrudent, au sommet, d’intrigantes formes cubiques.

Comment hérite-t-on d’une pensée en mouvement comme celle de Steiner ? Depuis la mort du maître, les tenants d’une application à la lettre s’opposent aux partisans d’une interprétation libre. Le fondateur de l’anthroposophie avait beau soutenir que chaque œuvre appelle sa forme propre, il a beaucoup été pastiché. A Dornach notamment, une moisson de maisons a fleuri après sa mort, reproduisant religieusement les dessins de fenêtres, de portes, de toitures, de ses propres bâtiments, se défiant de l’angle droit comme d’un interdit biblique – au point qu’on a pu parler de « style goetheanumien ».

Démarche holistique

La mort de Rudolf Steiner coïncide en architecture avec la conversion massive, y compris au sein du Bauhaus allemand, à une esthétique rationaliste qui conduira à la multiplication de boîtes blanches emblématiques du style international. Steiner aurait-il suivi le mouvement ? Difficile à croire, mais on peut imaginer qu’il aurait évolué. Son Goetheanum, en tout cas, est rapidement devenu anachronique. Le Corbusier l’a visité, mais on ne sait pas ce qu’il en a pensé. Une chose est sûre, l’histoire de l’architecture l’a jeté dans l’oubli.

Il faut attendre le milieu des années 1960, le rejet des villes nouvelles, des grands ensembles, du zonage urbain, pour qu’on s’y intéresse à nouveau. « Les gens commençaient à vouloir plus de sensations, plus de créativité, explique Pieter van der Ree, et l’architecture organique a constitué une alternative. » Christian de Porzamparc est de ceux qui ont fait le voyage au Goetheanum dans les années 1970. « J’en avais entendu parler mais il n’existait pas de photos à l’époque. J’avais très envie de découvrir ! »

Celui qui contribuera à recoudre les villes avec ses « îlots ouverts », qui recevra en 1994 la distinction, suprême en architecture, du prix Pritzker, a été impressionné par « le rapport au lieu, à cette colline, qui est très fort », par « ces formes, qui reflètent l’idée d’une croissance végétale ». Dans la démarche holistique de l’architecte autodidacte, il voit l’antithèse du fonctionnalisme ambiant.

Les années 1970 et 1980 voient éclore la pensée écologique et se développer les médecines douces. Les écoles Steiner et les cliniques anthroposophiques ont le vent en poupe, et leurs architectes adoptent volontiers un style « gotheanumien ». Dans les milieux de l’architecture classique, le dogme moderniste reste dominant – en particulier dans les écoles où, comme le résume Pieter van der Ree, « on ne vous demande jamais pourquoi vous faites un carré, en revanche, dès que vous proposez autre chose vous êtes sommé de vous justifier ».

Mais l’approche organique gagne du terrain, portée par quelques bâtiments emblématiques : la chapelle de Ronchamp de Le Corbusier (1955) et ses rondeurs révolutionnaires ; le terminal TWA de l’aéroport JFK, de Eero Saarinen (1962) ; l’Opéra de Sydney, de Jorn Utzon (1973) ; les maisons bulles d’Antti Lovag, Claude Costy ou Pascal Haüsermann (années 1960 et 1970) ; le siège de la banque ING à Amsterdam de l’agence Alberts & Van Huut (1986) ; la Philharmonie de Berlin de Hans Scharoun (1963)…

Mécanique intérieure

Hors des cercles anthroposophiques, l’influence de Steiner n’est quasiment jamais revendiquée explicitement. Mais elle infuse. Originaire de Bâle, Jacques Herzog, cofondateur de la célèbre agence Herzog & de Meuron (prix Pritzker 2001), s’y est intéressé. Il y fait référence dans une conférence de 1997 intitulée The Hidden Geometry of Nature, médiation sur la capacité de l’architecture à « donner au monde invisible une forme dans le monde visible » pour s’en distancier en même temps au motif qu’elle est trop théorique. L’architecture, dit-il, doit chercher à « traduire dans des principes très simples des projets extraordinairement complexes ».

La complexité dont parle Jacques Herzog est celle de la technologie actuelle, tellement sophistiquée que le design ne cherche plus à refléter la nature des objets – il prend l’exemple des téléphones portables. Il faudrait pouvoir les « atomiser » et les « recomposer » d’une manière qui nous reconnecte à une réalité compréhensible. C’est ce qu’avait voulu faire Steiner avec son transformateur électrique dont la forme évoque la mécanique intérieure. Et l’on peut trouver que la Vitra Haus, faite de maisons incroyablement imbriquées les unes dans les autres, construites par Herzog et de Meuron en 2010 sur le campus de l’entreprise Vitra, à Weil-am-Rhein, en Allemagne, à une quinzaine de kilomètres de Dornach, lui fait lointainement écho.

L’héritage de Rudolf Steiner est plus explicite dans le domaine de l’art, où Joseph Beuys (1921-1986), en particulier, a fait sienne une partie de ses idées. « Je sais que c’est précisément de lui que m’est venu un mandat, à ma manière, pour dissiper peu à peu l’aliénation et la méfiance des gens à l’égard du suprasensible », écrit-il en 1971 dans une lettre au metteur en scène Manfred Schradi. Douze ans plus tard, l’exposition « Der Hang zum Gesamtkunstwerk » (« La tendance vers l’œuvre d’art totale »), montée par Harald Szeemann à la Kunsthaus de Zurich, raccordera les œuvres des deux créateurs à celles d’autres démiurges de l’art total : le facteur Cheval avec son Palais idéal dans la Drôme, Antonin Artaud dans ses écrits et dessins, la tradition du Gesamtkunstwerk romantique initiée par Richard Wagner à Bayreuth…

Source d’inspiration

A partir des années 1990, la redécouverte des dessins à la craie de Steiner (transférés sur papier à partir de 1922) donnera lieu à une quarantaine d’expositions, dont une en 2013 à la Biennale de Venise. Il y eut aussi, en 2010, « Rudolf Steiner und die Kunst der Gegenwart » (« Rudolf Steiner et l’art contemporain »), au Kunstmuseum de Wolfsburg, en Allemagne, jalon important dans la diffusion de la pensée de Steiner au grand public qui réunissait des œuvres d’artistes de premier plan : Joseph Beuys, James Turrell ou Tony Cragg, déjà familiers des idées de Steiner, et d’autres comme Anish Kapoor ou Giuseppe Penone qui y ont trouvé une nouvelle source d’inspiration.

La veine du pastiche goetheanumien a fini par s’épuiser, notamment parce que l’artisanat est devenu inabordable, mais l’architecture anthroposophique a trouvé un nouveau souffle avec les logiciels de design en 3D. « Les formes sculpturales ont été plus faciles à produire et moins chères », analyse Pieter van der Ree, qui cite le Wild Reindeer Pavilion de l’agence Snohetta (2011), bâtiment en bois situé au cœur de la Norvège, dans un paysage minéral désertique, comme un exemple d’architecture ouvertement inspirée du premier Goetheanum. Sans être anthroposophe lui-même, Kjetil Traedal Thorsen, le cofondateur de Snohetta, a fait ses classes chez Espen Tharaldsen, un architecte passionné par l’œuvre de Steiner et qui a étudié l’eurythmie à Vienne.

Franco-Iranienne, Maryam Ashford-Brown n’est pas anthroposophe non plus mais dit avoir conçu le nouveau siège de Weleda (avec l’agence AEA, à Huningue, en Alsace, 2012) comme une réponse au Goetheanum et à sa toiture « qui évoque les montagnes du Jura ». Greffé sur un continuum de trois petits immeubles d’inspiration steinerienne, réalisés entre les années 1970 et 1990, ce bâtiment, qui a valu à son autrice le prix des Femmes architectes en 2014, présente une façade rouge où sont inscrits, sérigraphiés à la main, les noms de cinquante plantes utilisées par la firme pour ses produits.

Son architecture ne cite jamais Steiner directement. Si elle peut être qualifiée d’anthroposophique, c’est par le climat que produisent ses mezzanines en courbes, sa grande terrasse à l’étage, les bardages de bois, la toiture végétalisée, le système de régulation thermique naturel (puits canadiens, poutre froide, brise-soleil, isolation en fibre de bois…), et les couleurs pop qui viennent égayer les espaces sombres et climatisés des laboratoires et de la zone logistique.

Kaléidoscope d’approches différentes

Les employés ont été largement consultés pour la conception de ce bâtiment de la firme Weleda. Et c’est sans doute ainsi, dans l’écoute et la prise en compte des attentes des usagers, dans le respect de l’environnement et la recherche de solutions bioclimatiques, que se définit aujourd’hui le mieux la démarche anthroposophique en architecture.

C’est ce que revendique Yaike Dunselman, qui a conçu la nouvelle entrée du Goetheanum, travaille aujourd’hui à un projet de clinique anthroposophique (à Arlesheim, en Suisse), et réalise par ailleurs toutes sortes d’équipements « profanes », y compris des supermarchés.

Pour l’architecte Yaike Dunselman, hériter de Steiner, c’est faire « une architecture qui a du sens, aussi bien sur le plan humain qu’écologique et économique »

Porté vers les matériaux biosourcés et les formes arrondies, il fait partie de l’équipe de direction de la section des arts plastiques du Goetheanum et se défend de tout dogmatisme : la forme d’un bâtiment, pour lui, doit être dictée par son usage. Hériter de Steiner, dit-il, c’est faire « une architecture modeste à l’extérieur, dont le sens se révèle à l’intérieur, une architecture qui a du sens, aussi bien sur le plan humain qu’écologique et économique ».

D’autres vont plus loin, jusqu’à la construction en association avec les habitants et l’effacement symbolique du geste de l’architecte. De l’exploration de cette nébuleuse qu’est l’architecture anthroposophique actuelle ressort un kaléidoscope d’approches différentes qui recomposent collectivement le spectre du courant, très fort aujourd’hui, de l’architecture sociale et durable. Et l’idée que si Rudolf Steiner a eu une influence sur l’architecture, c’est d’abord en tant que penseur, pour la vision du monde qu’il a développée. Aussi inspirantes, impressionnantes, extravagantes soient-elles, les formes qu’il a inventées restent, elles, indissolublement liées à leur époque.

source :

Le Monde Par Isabelle Regnier

Publié le 16 juillet 2021  – Mis à jour le 18 juillet 2021

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/07/16/l-architecture-selon-rudolf-steiner-une-uvre-de-l-esprit-aux-resonances-actuelles_6088502_3451060.html