Latifa Ibn Ziaten : " Je suis très fière de mon combat car malgré la fatigue, il y a de la lumière. "
Latifa Ibn Ziaten : ” Je suis très fière de mon combat car malgré la fatigue, il y a de la lumière. “S. G.
Témoignage. Latifa Ibn Ziaten, mère d’Imad, victime de Mohamed Merah, poursuit inlassablement son combat pour la paix.

Le 10 juin, à Rouen, votre maison a été couverte de mots menaçants. C’est fréquent ?

Ce ne sont pas les premières menaces que je reçois, celles-ci ont violé mon intimité pour la première fois. Je me suis sentie salie. Je suis sur le terrain et je dérange. Sinon, on ne m’attaquerait pas. Peut-être que la prochaine menace sera fatale. Mais je n’ai pas peur.

Depuis sept ans, vous sillonnez la France pour prévenir les dérives islamistes. Que voyez-vous ?

J’ai touché beaucoup de jeunes dans les familles, les établissements scolaires, les prisons… Je les ai aidés, parfois j’ai changé leur vie. Je suis très fière de mon combat, car malgré la fatigue, les déplacements incessants, il y a de la lumière. Mon fils n’est pas mort pour rien.

Il y a moins de tension, plus de vivre ensemble ?

Je trouve, mais les gens sont inquiets, ils ne savent pas ce qu’est l’islam, il faut faire attention aux amalgames.

Bio express

Née au Maroc en 1960, elle est mariée et a cinq enfants. Le 11 lars 2012, son fils Imad est la première victime de Mohamed Merah. En avril 2012, elle fonde l’association “Imad pour la jeunesse et la paix”.

Le dialogue reste délicat ?

Quand on parle d’éducation, d’amour, de confiance en soi, de fierté, des origines, un dialogue s’instaure. Certains me disent : “Je sais d’où je viens, je suis arabe”. Arabe, ça ne signifie rien pour moi. Alors, je demande : où es-tu né ? En France. Quelle école as-tu fréquentée ? L’école républicaine. Comment tu te sens quand tu parles de ça ? Et là, ils disent : “Français bien sûr !” Je vous assure que vous changez le monde.

L’islam radical est un virus qui contamine les familles où il pénètre

Y compris de jeunes radicalisés ?

Ça m’arrive de parler avec ceux qui sont partis en Syrie, qui ont du sang sur les mains. Je me souviens de deux jeunes, en prison, que j’avais demandé à voir en tête à tête. J’ai dit à l’un d’eux : “Si j’étais ta mère, qu’avec Imad, tu avais perdu ton frère, quelle réaction aurais-tu ?” ça le dérangeait, cette question d’une femme musulmane, française, une maman qui a perdu son fils de 30 ans. Il m’a demandé de l’aider, de lui enlever ce “bruit” qu’il avait dans la tête. J’ai proposé qu’on lui donne des livres. Je l’ai revu dans une autre prison, plus ouvert. Je sais qu’il est sorti.

C’est presque naïf, ce que vous racontez…

C’est la parole de quelqu’un qui est sur le terrain, qui voit vivre les familles. Dans les journaux, à la télé, on ne peut pas savoir la souffrance des autres. Il faut ouvrir ces cités, ces ghettos. Si, à mon arrivée en France, j’avais vécu dans une cité fermée, je ne serais pas là devant vous. Beaucoup de jeunes sont sans amour, en échec… Quel espoir ont-ils ? À nous de les aider à rêver, de les accompagner. Sinon quelqu’un va les récupérer, leur dire qu’ils ont de la valeur, leur donner soi-disant une chance de sortir de là. Ce sont des jeunes fragiles qui partent dans cette secte. Les gens font l’amalgame avec l’islam, mais si je suis musulmane, je ne peux pas tuer. L’islam radical est un virus qui contamine les familles où il pénètre.

Vous en aviez conscience avant l’assassinat d’Imad ?

Je pense que mon combat prend racine dans mon enfance difficile, ça a continué ici car il a fallu s’intégrer en sachant que la France ne me donnerait rien si je ne lui donnais rien. J’ai rencontré des personnes formidables qui m’ont aidée à m’intégrer alors que je ne savais ni lire ni écrire. J’étais très fière, avec mon mari, de la réussite de nos enfants. Quand j’ai perdu mon fils, quelque chose d’inexplicable s’est passé. Tous les jours, je me pose cette question : comment je suis arrivée là ? Imad n’est pas mort pour rien. Et je ne veux pas d’autres Merah.

Quand on me sollicite, je ne lâche pas. Je prends ma voiture et je pars seule avec ma chance

Vous avez pardonné à Merah…

À ce qu’il était, pas à ce qu’il a fait. Sa mère l’a abandonné à l’âge de 6 ans, il est passé de foyer en foyer, être carrossier ne l’a jamais intéressé… Je me suis renseignée sur les écoles qu’il a fréquentées, ses camarades, son coiffeur… Quand on va sur le terrain, on comprend pourquoi on devient comme ça.

La reconnaissance de la complicité d’Abdelkader Merah, son frère, vous a soulagée ?

La justice a fait son travail. Dans le premier procès, elle a été naïve. C’est une reconnaissance de notre souffrance. Il est condamné à trente ans, moi, je suis condamnée à vie. J’espère qu’il ne sera pas dans la rue dans vingt ans. La justice est trop légère. Mais elle n’est pas aidée, et les policiers sont très seuls. Après, on dit qu’on “avait des doutes”. Il faut signaler avant…

Il y a un numéro d’appel…

J’ai eu devant moi, à Toulouse, six mères dont les enfants se sont convertis à un islam radical. Elles ont appelé ce numéro dédié, on leur a dit qu’on ne pouvait rien faire, ou qu’on viendrait les rencontrer, et personne n’est venu.

On est donc inefficaces ?

C’est quelque chose de nouveau… On ne comprend pas d’où vient ce niveau de haine, et comment le traiter. Il faut intervenir très tôt et pour ça, il faudrait former des gens, les mettre sur le terrain… Je n’ai pas le sentiment d’être écoutée. J’ai fait des démarches en ce sens avec le précédent gouvernement, je n’ai pas eu l’occasion de les faire avec l’actuel.

Un individu radicalisé peut-il changer ?

Tout est possible avec un dialogue. Il faut travailler la paix doucement. Convaincre, réveiller quelque chose dans le cœur de ces jeunes.

L’enquête sur Radouane Lakdim, auteur de l’attentat de Trèbes, vient d’évoluer. Vous suivez toutes les affaires de terrorisme islamique ?

Chaque fois, je veux comprendre comment, pourquoi cet engagement. Redouane Lakdim m’avait interpellée après une conférence. Je n’ai pas vu le danger dans ses yeux. Il voulait savoir pourquoi je disais que je portais le foulard parce que j’étais en deuil, si j’avais honte… Je lui ai confirmé que je ne portais pas le foulard avant la mort d’Imad, c’est une affaire privée. Il a posé les mains sur mes épaules et m’a dit : “Fais attention à toi”. J’aurais pu l’accompagner, peut-être sauver des vies. Quand on me sollicite, je ne lâche pas. Je prends la voiture, et je pars seule avec ma chance.

Quel regard portez-vous sur les jeunes partis en Syrie, faut-il les rejuger, les ramener pour comprendre ?

Comprendre quoi ? Est-ce qu’Abdeslam a parlé après le Bataclan ? Et le frère de Merah ? Je pense aux Syriens dont les familles ont été massacrées. Ils ont le droit d’avoir un procès chez eux.

Avec des peines de mort ?

Je ne suis pas pour la peine de mort. Et il y a la question des enfants, qu’il faut ramener en France. Ce sont des enfants comme les autres.

source :

par SOPHIE GUIRAUD    midilibre.fr